lundi 31 août 2009

Tu devrais pas me laisser la nuit (Sandro)


C'était un matin comme il y en a plein, une journée de rien. La pluie avait cessé. Le temps était clair et on y voyait loin, comme toujours après la pluie. On discernait bien la baie et sa marina, depuis la terrasse en teck où je scrutais vaguement la pelouse, un riot-gun Mosberg à crosse caoutchouc en travers de mes jambes allongées sur le transat. Le soleil était blanc et étincelant comme une soucoupe qui sort du lave-vaisselle et il n'allait pas tarder à me taper de nouveau sur le système.

J'ai allumé le vieux transistor qui crachote. Ray Charles y disait qu'Alléluia , il l'aime tant. Moi, je n'aime plus personne, alors je l'ai laissé à sa bluette et j'ai fermé le bouton. D'ailleurs, le Boss n'aime pas qu'on écoute la radio.

J'ai sifflé Jeff, et il est venu. Comme toujours.
C'est mon pote depuis huit ans, Jeff. Un beauceron mâle de 45 kilos, noir tacheté de fauve sur le poitrail et sous les oreilles, qu'il a pointues comme le bout d'un cran d'arrêt. Il a dans le regard la même folie que lorsque j'étais plus jeune. La même soumission aussi: lui à moi, et moi au Boss, à la villa et à toute cette merde.
On est dans la même cage, et on cherche vaguement la sortie, des fois que le grillage serait troué par endroits. "Chaque jour qui passe est comme le cerceau de feu que les lions essayent de sauter ".(1)
Il se ferait tuer pour moi, le Jeff.

Le Boss, c'est un certain Tony. Je ne l'ai vu que deux fois. Il fait des affaires. Et ici, les affaires, ça rend les gens nerveux, ça peut vous envoyer en recommandé un gilet de suppositoires 9 mm parabellum. Alors, il change souvent de villa, il dit qu'on ne doit jamais savoir où il est. En ce moment, il n'est pas là, mais je fais comme si. Ca ne me gêne pas, ça fait déjà longtemps que je fais semblant.

Et puis une patrouille, c'est une patrouille. Pas de laisser-aller dans les petites choses. Donc, j'ai pris ma vieille Ford Granada grise, qui date d'au moins vingt ans, de bien avant qu'avec Jeff on n'arrive ici, avec larmes et bagages. Je n'ai pas toujours eu des bagnoles comme ça. Ne cherchez pas à savoir trop de choses d'un coup. Et puis, si on faisait le compte des jouets que la vie vous a mis entre les mains pour vous les retirer ensuite, ça ferait une sacrée liste.

La patrouille, ça consiste à faire le tour des huit hectares de la propriété, le long d'un chemin poussiéreux où on dérange parfois un crotale. Je contrôle l'état des clôture électrifiées, des capteurs d'alarme et des détecteurs de mouvement. Je roule en seconde le bras à la portière avec un filet de gaz, Jeff à la place du mort et le gun jeté sur la banquette arrière défoncée. De temps en temps, je m'envoie discrètement une giclée de gin-tonic depuis la flasque en argent massif que je planque dans le vide-poche. Le Boss n'aime pas qu'on boive.
Pour l'instant, ils n'ont jamais tenté d'attaquer. Nobody n'ose. Mais ça viendra peut être. Nobody knows. Va savoir quand tu ne sais pas, c'est ce que je dis toujours.

Le rétroviseur, je ne regarde pas dedans. On y voit des choses qui ne me plaisent pas. Je n'aime pas ce que je suis devenu: flic pendant vingt ans, puis semi-voyou, et enfin gardien de pelouse depuis deux ans. Je vis petite semaine, contrôleur de tickets qui m'ont laissé à quai.

Quand je palpe le bas de ma taille, j'ai quelque chose qui n'est pas encore du ventre, mais qui ressemble à un début d'embonpoint. Je n'ai pas toujours été comme ça, mais ça ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé. Avant, quand je découpais ma viande dans l'assiette, c'était une révision d'anatomie pour deuxième année de médecine. C'est vaguement écoeurant cette dégénérescence des tissus et du reste, quelque chose qui vous rappelle que le compteur tourne, comme disent les taxis.

Après, je vais jusqu'à l'embarcadère privé. On a des bateaux, pas précisément des hors-bord, mais suffisamment puissants pour vous mettre par-dessus bord. Du reste, c'est à cela que ça sert. Avec Jeff, on jette quatre yeux, et puis on revient à la villa, et ça nous mène vers les huit heures du soir.
C'est l'heure que préfère. Celle où je mets en marche l'arrosage automatique de la pelouse, et où je regarde l'eau pulvérisée se teinter d'or. C'est aussi le moment où je jette à Jeff ses deux kilos de viande du jour. Il n'y a que les yeux d'un chien qui ne mentent jamais. Surtout quand on se prépare à le nourrir: sa tête légèrement inclinée, sa queue qui bat pour balayer l'attente. Ce sont les rares moments où je pourrais croire que le monde se remet à tourner rond et clair.

Après, je me suis grillé une tige: c'est encore ainsi que j'ai le moins mal à l'estomac. En dînant sur la terrasse, j'ai descendu une bouteille de Montepulciano avec quelques médocs, des cachets que je dois prendre pour que ça aille, m'emmerdez pas avec ça.

Bien qu'il soit minuit passé, j'avais des lunettes noires à branches épaisses. Je me faisais mon petit voyage au bout de la nuit. Mais à y regarder de près, je n'était pas Bardamu, mais alors pas du tout. Le petit tremblement de la lèvre ne venait pas du palu, tout juste d'un delirium pas très mince, bien massif.
J'étais dans la délectation morose et ses éléphants roses quand les spots à capteurs de mouvement se sont allumés tout autour des clôtures électriques, vers la plage, et l'alarme silencieuse d'intrusion a sonné sur mon boîtier de poche. Avec une rapidité et une aisance qui m'ont étonné moi-même, j'ai jailli du transat avec le gun, effectué deux ou trois roulades sur la pelouse pour me mettre à couvert derrière le massif de lauriers. Comme au bon vieux temps. Ca bougeait le long de la clôture, dans la haie. Ils attaquaient par la mer, ces cons. J'ai d'abord pensé à des hommes-grenouilles, mais j'ai bien vu que non.
J'ai jeté un coup d'œil circulaire et une forme sombre bougeait à mi-hauteur, sans doute un mec qui courrait plié en deux pour se mettre à couvert. J'ai d'abord envoyé deux coups de riot au jugé, puis, après une nouvelle roulade, un autre plus posément vers l'endroit où la forme avait disparu.
Et ça s'est tu, les spots se sont éteints et j'ai longuement attendu, en vain. J'ai sifflé Jeff, mais il n'est pas venu. C'était une histoire qui ne tenait pas debout, mais est-ce que je tenais debout, moi? J'ai de nouveau chambré le Mosberg à douze cartouches, poussé le transat à couvert derrière les buissons, et pris une bouteille de Barolo.

Je voulais veiller jusqu'à l'aube, au cas où ils reviendraient. Mais peu à peu, comme on voit le fond du carafon, le lavabo de ma tête s'est vidé. Je pensais au ralenti, comme un Diesel de vieux bateau: tchouc, tchouc… J'ai plongé dans des eaux violettes de nécropoles salées, avec des colonnades majestueuses de satin bleu, qui menaient à un temple englouti où une allée d'épagneuls faisait cortège à des filles vertes sanglées dans des maillots de satin blanc. Leurs croupes nettoyaient le pare-brise de la vieille Granada qui filait un bon quinze noeuds dans l'irréel liquide avec un gyrophare bleu lagon, et la radio disait que les femmes sont des îles, mais qu'il y a toujours une brise nouvelle qui vous pousse et vous revoilà en mer…

C'est au crissement agaçant des grillons que j'ai compris que c'était le matin. J'avais mal au crâne, la bouche sèche et le cheveu fou et j'ai vaguement eu l'idée de faire un café. Mais c'est une tache sombre au bout de la pelouse, vers la haie du bord de mer, qui m'a attiré. J'y suis allé à petits pas mal assurés, droit dessus, avec le Mosberg qui passait devant.

Et j'ai vu. Jeff chaviré par-dessus bord, les pattes déjà raides en l'air, en train de prendre tout son poids de mort. J'ai vu le trou sur le flanc, gros comme une balle de tennis: du 12 mm Brennecke. A genoux, je l'ai caressé, j'ai voulu me barbouiller de son sang comme d'une peinture de guerre. Mais l'indien était déjà loin, parti dans la nuit des chiens.
Son sang était marron et sec comme de la confiture avariée, et les mouches tournoyaient déjà en vrombissant. Sa gueule ouverte sur rien et ses yeux étonnés exprimaient la surprise de s'être fait avoir comme cela.
Alors j'ai crié, du plus silencieusement que j'ai pu. Comme un chien de ferme sous les coups de son maître saoul. Ca m'a fait sauter le cadenas du container où je rangeais tout la chiennerie accumulée depuis tant d'années.
J'ai regardé le Mosberg. Il y eut le bruit clair et métallique de la pompe réarmée, le cliquetis de la détente, puis la lumière blanche et irréelle dans ma tête, et enfin la détonation. Ca a fait comme un coup frappé à la porte par où je me suis sauvé.

(1) Philippe Djian, dans "Bleu comme l'enfer".

SANDRO, le 30/08/2009

Merci à Alain Bashung de m'avoir soufflé le titre depuis son désert de Gaby.

1 commentaire:

  1. Ce n'est pas Bashung que j'y ai vu mais Jim Thompson . On n'y perd pas

    Donatien

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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