lundi 31 août 2009

Tu devrais pas me laisser la nuit (Sandro)


C'était un matin comme il y en a plein, une journée de rien. La pluie avait cessé. Le temps était clair et on y voyait loin, comme toujours après la pluie. On discernait bien la baie et sa marina, depuis la terrasse en teck où je scrutais vaguement la pelouse, un riot-gun Mosberg à crosse caoutchouc en travers de mes jambes allongées sur le transat. Le soleil était blanc et étincelant comme une soucoupe qui sort du lave-vaisselle et il n'allait pas tarder à me taper de nouveau sur le système.

J'ai allumé le vieux transistor qui crachote. Ray Charles y disait qu'Alléluia , il l'aime tant. Moi, je n'aime plus personne, alors je l'ai laissé à sa bluette et j'ai fermé le bouton. D'ailleurs, le Boss n'aime pas qu'on écoute la radio.

J'ai sifflé Jeff, et il est venu. Comme toujours.
C'est mon pote depuis huit ans, Jeff. Un beauceron mâle de 45 kilos, noir tacheté de fauve sur le poitrail et sous les oreilles, qu'il a pointues comme le bout d'un cran d'arrêt. Il a dans le regard la même folie que lorsque j'étais plus jeune. La même soumission aussi: lui à moi, et moi au Boss, à la villa et à toute cette merde.
On est dans la même cage, et on cherche vaguement la sortie, des fois que le grillage serait troué par endroits. "Chaque jour qui passe est comme le cerceau de feu que les lions essayent de sauter ".(1)
Il se ferait tuer pour moi, le Jeff.

Le Boss, c'est un certain Tony. Je ne l'ai vu que deux fois. Il fait des affaires. Et ici, les affaires, ça rend les gens nerveux, ça peut vous envoyer en recommandé un gilet de suppositoires 9 mm parabellum. Alors, il change souvent de villa, il dit qu'on ne doit jamais savoir où il est. En ce moment, il n'est pas là, mais je fais comme si. Ca ne me gêne pas, ça fait déjà longtemps que je fais semblant.

Et puis une patrouille, c'est une patrouille. Pas de laisser-aller dans les petites choses. Donc, j'ai pris ma vieille Ford Granada grise, qui date d'au moins vingt ans, de bien avant qu'avec Jeff on n'arrive ici, avec larmes et bagages. Je n'ai pas toujours eu des bagnoles comme ça. Ne cherchez pas à savoir trop de choses d'un coup. Et puis, si on faisait le compte des jouets que la vie vous a mis entre les mains pour vous les retirer ensuite, ça ferait une sacrée liste.

La patrouille, ça consiste à faire le tour des huit hectares de la propriété, le long d'un chemin poussiéreux où on dérange parfois un crotale. Je contrôle l'état des clôture électrifiées, des capteurs d'alarme et des détecteurs de mouvement. Je roule en seconde le bras à la portière avec un filet de gaz, Jeff à la place du mort et le gun jeté sur la banquette arrière défoncée. De temps en temps, je m'envoie discrètement une giclée de gin-tonic depuis la flasque en argent massif que je planque dans le vide-poche. Le Boss n'aime pas qu'on boive.
Pour l'instant, ils n'ont jamais tenté d'attaquer. Nobody n'ose. Mais ça viendra peut être. Nobody knows. Va savoir quand tu ne sais pas, c'est ce que je dis toujours.

Le rétroviseur, je ne regarde pas dedans. On y voit des choses qui ne me plaisent pas. Je n'aime pas ce que je suis devenu: flic pendant vingt ans, puis semi-voyou, et enfin gardien de pelouse depuis deux ans. Je vis petite semaine, contrôleur de tickets qui m'ont laissé à quai.

Quand je palpe le bas de ma taille, j'ai quelque chose qui n'est pas encore du ventre, mais qui ressemble à un début d'embonpoint. Je n'ai pas toujours été comme ça, mais ça ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé. Avant, quand je découpais ma viande dans l'assiette, c'était une révision d'anatomie pour deuxième année de médecine. C'est vaguement écoeurant cette dégénérescence des tissus et du reste, quelque chose qui vous rappelle que le compteur tourne, comme disent les taxis.

Après, je vais jusqu'à l'embarcadère privé. On a des bateaux, pas précisément des hors-bord, mais suffisamment puissants pour vous mettre par-dessus bord. Du reste, c'est à cela que ça sert. Avec Jeff, on jette quatre yeux, et puis on revient à la villa, et ça nous mène vers les huit heures du soir.
C'est l'heure que préfère. Celle où je mets en marche l'arrosage automatique de la pelouse, et où je regarde l'eau pulvérisée se teinter d'or. C'est aussi le moment où je jette à Jeff ses deux kilos de viande du jour. Il n'y a que les yeux d'un chien qui ne mentent jamais. Surtout quand on se prépare à le nourrir: sa tête légèrement inclinée, sa queue qui bat pour balayer l'attente. Ce sont les rares moments où je pourrais croire que le monde se remet à tourner rond et clair.

Après, je me suis grillé une tige: c'est encore ainsi que j'ai le moins mal à l'estomac. En dînant sur la terrasse, j'ai descendu une bouteille de Montepulciano avec quelques médocs, des cachets que je dois prendre pour que ça aille, m'emmerdez pas avec ça.

Bien qu'il soit minuit passé, j'avais des lunettes noires à branches épaisses. Je me faisais mon petit voyage au bout de la nuit. Mais à y regarder de près, je n'était pas Bardamu, mais alors pas du tout. Le petit tremblement de la lèvre ne venait pas du palu, tout juste d'un delirium pas très mince, bien massif.
J'étais dans la délectation morose et ses éléphants roses quand les spots à capteurs de mouvement se sont allumés tout autour des clôtures électriques, vers la plage, et l'alarme silencieuse d'intrusion a sonné sur mon boîtier de poche. Avec une rapidité et une aisance qui m'ont étonné moi-même, j'ai jailli du transat avec le gun, effectué deux ou trois roulades sur la pelouse pour me mettre à couvert derrière le massif de lauriers. Comme au bon vieux temps. Ca bougeait le long de la clôture, dans la haie. Ils attaquaient par la mer, ces cons. J'ai d'abord pensé à des hommes-grenouilles, mais j'ai bien vu que non.
J'ai jeté un coup d'œil circulaire et une forme sombre bougeait à mi-hauteur, sans doute un mec qui courrait plié en deux pour se mettre à couvert. J'ai d'abord envoyé deux coups de riot au jugé, puis, après une nouvelle roulade, un autre plus posément vers l'endroit où la forme avait disparu.
Et ça s'est tu, les spots se sont éteints et j'ai longuement attendu, en vain. J'ai sifflé Jeff, mais il n'est pas venu. C'était une histoire qui ne tenait pas debout, mais est-ce que je tenais debout, moi? J'ai de nouveau chambré le Mosberg à douze cartouches, poussé le transat à couvert derrière les buissons, et pris une bouteille de Barolo.

Je voulais veiller jusqu'à l'aube, au cas où ils reviendraient. Mais peu à peu, comme on voit le fond du carafon, le lavabo de ma tête s'est vidé. Je pensais au ralenti, comme un Diesel de vieux bateau: tchouc, tchouc… J'ai plongé dans des eaux violettes de nécropoles salées, avec des colonnades majestueuses de satin bleu, qui menaient à un temple englouti où une allée d'épagneuls faisait cortège à des filles vertes sanglées dans des maillots de satin blanc. Leurs croupes nettoyaient le pare-brise de la vieille Granada qui filait un bon quinze noeuds dans l'irréel liquide avec un gyrophare bleu lagon, et la radio disait que les femmes sont des îles, mais qu'il y a toujours une brise nouvelle qui vous pousse et vous revoilà en mer…

C'est au crissement agaçant des grillons que j'ai compris que c'était le matin. J'avais mal au crâne, la bouche sèche et le cheveu fou et j'ai vaguement eu l'idée de faire un café. Mais c'est une tache sombre au bout de la pelouse, vers la haie du bord de mer, qui m'a attiré. J'y suis allé à petits pas mal assurés, droit dessus, avec le Mosberg qui passait devant.

Et j'ai vu. Jeff chaviré par-dessus bord, les pattes déjà raides en l'air, en train de prendre tout son poids de mort. J'ai vu le trou sur le flanc, gros comme une balle de tennis: du 12 mm Brennecke. A genoux, je l'ai caressé, j'ai voulu me barbouiller de son sang comme d'une peinture de guerre. Mais l'indien était déjà loin, parti dans la nuit des chiens.
Son sang était marron et sec comme de la confiture avariée, et les mouches tournoyaient déjà en vrombissant. Sa gueule ouverte sur rien et ses yeux étonnés exprimaient la surprise de s'être fait avoir comme cela.
Alors j'ai crié, du plus silencieusement que j'ai pu. Comme un chien de ferme sous les coups de son maître saoul. Ca m'a fait sauter le cadenas du container où je rangeais tout la chiennerie accumulée depuis tant d'années.
J'ai regardé le Mosberg. Il y eut le bruit clair et métallique de la pompe réarmée, le cliquetis de la détente, puis la lumière blanche et irréelle dans ma tête, et enfin la détonation. Ca a fait comme un coup frappé à la porte par où je me suis sauvé.

(1) Philippe Djian, dans "Bleu comme l'enfer".

SANDRO, le 30/08/2009

Merci à Alain Bashung de m'avoir soufflé le titre depuis son désert de Gaby.

samedi 29 août 2009

Ne raconte pas ta vie, ça n’intéresse pas les gens (Sandro).

"Isère : un homme de 61 ans, Michel R., cheminot à la retraite, a été happé par un train alors qu’il marchait sur la voie, ce dimanche vers 19 h 45 à hauteur de la borne kilométrique 65, vers Virieu-sur Bourbe. Il a été tué sur le coup par la motrice. Une enquête est en cours pour déterminer les causes du drame. A ce stade, la thèse du suicide est privilégiée."



"Ne raconte pas ta vie, ça n’intéresse pas les gens".
C’est Thérèse, ma grand-mère, qui me dit cela en titillant avec son tisonnier la cuisinière à charbon. Elle a les cheveux blancs bleutés par la teinture et porte une blouse acrylique sombre avec des motifs fleuris. C’est elle qui m’élève, parce que Maman est morte en couches.
J’ai 9 ans, c’est le goûter du retour de l’école et je tourne ma cuillère dans le bol de Ricorée, sur la toile cirée à carreaux jaunes et gris. Une maison de garde-barrière. Au mur, un calendrier des postes avec des montagnes enneigées, et une photo de locomotive électrique. Une BB.
Voilà, pour moi ça a commencé comme ça, sur les starting-blocks de la vie.

Un silencieux, voilà ce que je serai. Comme Papa, comme les autres.
Du reste, dans notre famille, les hommes ne restent pas. Les hommes s’en vont. Mon père à 48 ans d’une cirrhose. Mon frère sous un tracteur renversé en faisant les foins sur un coteau trop raide. Dit comme cela, ça a l’air dramatique, mais à bien y réfléchir, je ne sais pas. C’est difficile d’imaginer la vie qu’on n’a pas eue, celles qu’on aurait pu avoir. Comme dit Bernard, le fils du garde-barrière, "va savoir quand tu ne sais pas".

Et puis, je n’ai pas eu que des malheurs dans ma vie. Mais chez les R., on est des silencieux, des taiseux.

Discret, je l’étais à mon mariage avec Geneviève. A la noce, les gens riaient et parlaient fort, parce qu’ils étaient un peu saouls. Moi je ne bois pas, enfin, pas encore. Ils renversaient le vin sur la nappe blanche, dans le pré de chez les Caillot, mais, moi, je voyais pas le vin, je voyais du sang.
Taiseux, je l’étais à la naissance d’Eric, le petit. Devant tant de merveilles miniatures, on ne sait pas quoi dire. Alors on ne dit rien, c’est encore le mieux.
Silencieux, je l’étais encore huit ans plus tard, derrière le cercueil de Geneviève. Elle ne fumait pas et ne buvait pas, mais c’est bien quand même le crabe qui l’a prise, à 41 ans.
Discret, c’est ce qu’on dit de moi à la SNCF. Conducteur de train pendant vingt-cinq ans, trains de marchandises surtout. Au dépôt de Culoz, puis de Saint-André-le-Gaz. Les rails courbes qui luisent de nuit sous la lune, les gares et les passages à niveau qui défilent, irréels, comme des miniatures d’un jouet de gosse. J’aime bien.

Et puis la vue qui baisse, les lombaires écrasées par les heures sur le siège inconfortable. J’ai dû faire mes trois dernières années comme chef de gare, à Voiron. Enfin, pas vraiment chef de gare. Assistant logistique, ils disent.
Paperasses, carbones, originaux, tampons encreurs. Télex et téléphones d’un autre âge. Et puis la retraite. La retraite, elle m’a giflé, séché comme un coup de poing au plexus. Elle m’a pris Eric, mon fiston, le lendemain de ses 22 ans, le soir de mon départ à la retraite. Sa 205 s’est enroulée autour d’un pylône électrique, dans les courbes de la combe de Valfroide.

Celui qui n’a pas vu le cadavre de son fils à la morgue ne connaît rien à la vie.
Les yeux globuleux et exorbités qu’ils n’avaient même pas fermés. Ses bras raides en l’air comme des cierges. Ce rictus horrible.
C’est là que j’ai commencé à ne plus parler du tout.

J’ai mis bien du temps à rentrer de nouveau dans sa chambre, dans le petit pavillon au bord de la voie ferrée où on vivait tous les deux. Trois ans, je crois bien. Tout est resté intact. Je rentre la nuit, parce que les choses sont moins réelles, on y voit moins bien les contours de la chiennerie, et je pousse la porte. On refait connaissance. Par la musique. Je prends au hasard une cassette ou un CD dans sa pile, et je l’écoute sur son baladeur.

Ce dimanche soir, à la fraîche, j’avais bu pas mal de beaujolais. J’ai pris un vieux Bashung et je suis allé faire un tour sur la voie ferrée. Ca disait "tu vois ce qu’on voit…". Non, c’est pas cela, il y a un jeu de mots. Ah oui :
"Tu vois ce convoi, Qui s’ébranle Non, tu vois pas Tu n’es pas dans l’angle Pas dans le triangle…[1]"
En marchant sur les voies, le walkman sur les oreilles, j’ai vu, à plusieurs mètres, une vipère aspic détaler du ballast encore chaud où elle se dorait, et filer dans les hautes herbes. Les vibrations sur les traverses. J’aurais dû me douter. Au lieu de cela, j’ai continué à marcher dans la grande courbe aveugle du sous-bois, avec son ballast relevé comme dans un vélodrome, pour assurer la stabilité des trains dans le virage.

Et là, sortant de l’angle mort de la courbe, feux allumés, je l’ai vue. Une BB vieux modèle, vert d’eau délavé, qui glissait sans bruit. Une loco seule, de liaison ou de dépannage.
Elle était massive, terriblement dense et compacte. Je voyais tous les détails, sa gueule de raie, les gros tampons graisseux, le crochet central d’attelage, un essuie-glace cassé, les mouches et insectes écrasés sur la carrosserie et la pare-brise. Un instant, j’ai même cru reconnaître Robert, le barbu du dépôt de Culoz, derrière les vitres fumées de la cabine. Attention, hein, je dis pas que c’était lui.
D’autant que je sais bien qu’un soir de novembre il a pris son Mosberg 6 coups et est allé dans le champ de maïs des Guillot, pour mettre les canons jumelés dans sa bouche, et que le coup est parti tout seul.
N’empêche, on ne m’enlèvera pas de l’idée que j’ai cru voir Robert, comme s’il avait pris une loco fantôme pour refaire la route à l’envers, sans rien dire à personne.

J’aurais pu faire un ou deux pas chassés de côté, tenter quelque chose. Pas sûr que ça aurait suffi. Et puis, à présent, il n’est pas né celui qui me fera courir.
Alors, moi qui ne m’étais plus battu depuis longtemps, ni dans la vie ni dans la rue, j’ai pris la position du combattant dans les bals du samedi soir. Une jambe en avant, l’autre repliée en arrière, le buste de profil, les avant-bras protégeant le plexus solaire et les poings fermés devant le visage.

Bien campé sur mes appuis, j’ai attendu, oui, je l’ai attendue, cette salope. Et attendre, mon Dieu, la vie n’est rien d’autre.

"Raconte pas ta vie, ça n’intéresse pas les gens"…

Sandro

[1] Happe, Alain Bashung/ Jean Fauque, 1992, Barclay.
Crédit photo : Serge Barberis

mardi 25 août 2009

Le miracle du 22 août au soir (D. Furtif)

Il y a deux types de grands hommes , les ceusses qu'on coule dans le bronze pesant... et les petits malins, les aériens qui, mine de rien, réalisent des prouesses... sans avoir l'air...

***
Au départ, pendant des mois, je l'ai jouée mari docile et bien élevé et je n'ai pas bronché.
Il y a de la grandeur à leur faire plaisir dans les petites choses. Sans excès bien sûr…

Me connaissant et connaissant mon admirable capacité à oublier sincèrement ce qui me dérange, elle avait mis au point une mobilisation générale de mes facultés d’enregistrement dans une contention serrée de rappels réguliers avec progression du volume sonore des émissions :

« Tu te rappelles ? on va au mariage le 22 août »
Pendant des mois, souvent, très souvent …
— Bien sûr ma chérie, euh…

Peu à peu, sans doute intriguée par ma bonne volonté, elle a baissé la barre :
— Tu ne seras pas – bien sûr – obligé de venir à la pseudo messe spéciale mâtinée cochon d’Inde de ces laïcs un peu beaucoup branchés curés. Nous n'irons ensemble que le soir pour un buffet dansant...
Ah chérie tu veux danser....????
— C’est à 20h30 mais nous pourrons n’arriver que vers 21 heures, si tu...

N’empêche, la vie c’est comme ça. Quand un samedi maudit doit arriver, il arrive. On y est, j’y suis.
Comme c'est une grande occasion je retrouve le chemin de la douche, je me rase, chemise, chaussures, allez tiens je mets un pantalon, pas le jogging habituel.
Un peu d’angoisse pourtant. J’ai quelques minutes de retard et…rien. Pas un reproche.
Le paradigme « espace/ temps / rétorsion » a été modifié. Je ne retrouve plus mes repères.

L’arrivée, vers 21h10 à la salle des fêtes de Vitreux où se tiennent ces dansantes agapes, est curieuse....
Tellement de monde et de voitures que trouver une place est un déjà problème... Les familles même humbles, chez nous, se ruinent pour le mariage de leurs filles. Ne nous égarons pas.

Vérification, contrôle discret du visage deRosie: ça colle pas avec ce qu'elle espérait…
Nous rangeons l'automobile et nous dirigeons à travers le parking plein comme un super marché de banlieue vers ce que nous finirons bien par trouver : la mariée, ses parents ...
Verif contrôle.
Rosie : « Je ne connais personne.... » ( noté , enregistré).
Nous entrons dans une vaste salle où les tables ne sont pas encore complètement desservies.
— Oh là, ils doivent sortir à peine de table, on n'est pas près de danser.. »
En traversant la salle, horreur elle voit, je vois, les énormes enceintes prévues pour l'animation sonore... J'ai dû pâlir... Le souvenir des deux derniers mariages où j'ai dû quitter la salle me revient brusquement alors que je l'avais escamoté. La douleur qui me vrillait la tête !
Attention, verif contrôle maitrise, pas un mot.
Je la regarde, elle sait et je sais qu'elle sait...
Surtout éviter le piège de lui dire : « Chérie t'as vu les machins sur l'estrade, je ne crois pas que... ??? »
Elle comprend.... ! Laisser faire

Intermède


Nous trouvons une mariée assez fatiguée par sa déjà longue journée... On se reconnaît, on s'embrasse
— Qui c'est ton mari ?,
— Bonjour à la maman ,
— Où il est ton papa?
Banalités, conversations.... « Qu'est-ce que je vais vous offrir à boire ?... Il n'y a plus rien et on ne va pas déjà ouvrir le champagne… »..
— On a au moins 1h ..1h1/2 de retard. !
Regard de Rosie!
La brave petite a beaucoup à faire ce jour là... Elle nous abandonne.

On me sert dans un méchant gobelet une bière tiède... et à Rosie un jus d'abricot tiède aussi. Un jus d'abricot à une Rosie espérant du Champagne !
Faute!
Verif, je me marre. Contrôle, l’air de rien.

Nous sortons dans l'espace vert entre la salle et la Gironde où terrains de sport, tennis minigolf et camping se côtoient. Il y a du monde partout. Notre gobelet de liquide tiède à la main, nous avançons hardiment. Petit désagrément supplémentaire, paf! nous tombons sur un couple de collègues à moi : nous les détestons tous deux furieusement et dans un souci de réciprocité ni original, ni élégant, ils nous le rendent bien. Cinq bonnes minutes de sourires à la grimace ça te vous ronge les plus beaux enthousiasmes. Les enfants jouent au ballon avec leurs parents, d'autres à la pétanque... À tous deux nous viennent en même temps les souvenirs de jeux semblables auxquels, dans d'autres fêtes... Là ça s'annonce plutôt dans le genre : sans nous... Rosie ne reconnaît vraiment personne.
Verif contrôle : je le note

Intermède sociologique

Au début de notre liaison et de notre ensuite vie commune, nous dûmes remplir quelques formalités locales, un rite obligé de Blaye. Tous les couples y passent à leurs débuts : faire les courses ensemble.
C'est ainsi que se déroule une sorte de présentation rituelle, une sorte d'officialisation de "Ils couchent ensemble". Les petits, les grands, les jeunes et les moins, les officiels et les semi-clandestins viennent là, font leur paseo et, impudeur d’une promiscuité affichée, partagent le même caddy pour transporter leurs nouilles. C'est dans ce territoire neutre qu'il leur est plus aisé de franchir leur première épreuve importante : croiser les ex de chacun sans que cela ne dégénère
Une fois ces formalités accomplies, les regards se décoincent un peu. C'est à dire qu'ils sont un peu moins en coin.
C’est là, à l'Hyper U , que j’ai découvert la popularité de ma compagne. Elle connaissait tout le monde ! Je ne vis à Blaye que depuis 7 ans, pas elle. Pharmacienne c'est un(e) notable, pour la saluer, on traverse la rue ! C'est ainsi qu’à ses cotés je suis amené à saluer des dizaines de complets inconnus. Une fois, deux fois… Puis les jours suivants, quand elle est au travail et que je fais les courses – tâche qui est restée mienne dans nos premières 8 années – je veille à ne pas lui faire du tort en oubliant de saluer ceux que j'ai découverts les jours d’avant.
Je salue beaucoup, je salue comme un novice, je salue sans compter.
Ainsi, des semaines et des mois durant, j'ai consciencieusement salué des gens, des couples, des seuls, des vieux, des moins vieux qui me le rendaient. Des jours et des semaines, saluts, bonjours rendus, sourires, mimiques, quelques bribes, avec certains je suis à deux doigt de l’arrêt de caddy et du taillage de bavette.
Tout pareil comme Rosie qui n’en finit jamais tellement elle connaît de gens. Tout fier d'accomplir les exigences de mon nouveau statut, je me risquai un certain samedi à retourner à L'Hyper U en couple et Rosie, toujours aussi exacte au rendez-vous de ma confusion : « Qui c'est ces gens ? »

Retour à la noce

Les minutes s'égrainent et Rosie ne reconnait personne... Elle me le dit... Nous rencontrons le seul qui soit de ses anciennes connaissances, un des chanteurs de la chorale qui nous a donné la Saint Mathieu il y a peu et qui se trouve être le prêtre-ouvrier qui a officié le matin. Compliments congratulations, demi sourires, ça nous tient un bon quart d'heure.
Rosie : « Ils en ont bien pour deux heures avant de servir et mon Didou qui n'a pas diné, exprès !… »

Je lui fais remarquer que le bruit des conversations dans ce hall en béton commence à devenir assourdissant. Elle en convient....
— Chérie, j'ai faim , on rentre ? »
Juste sur l’instant, elle ne trouve rien à objecter...
— Si tu veux on reviendra....
Silence, agir avant qu’elle ne pense !

Et c'est comme ça que sur les coups de dix heures et demie... Maison ! ! !

Demain est un autre jour : aller chercher le pain……

Donatien Furtif

jeudi 13 août 2009

Dos à dos-Tête à tête (Th. Bonnetat )




Dos à dos sur le banc devant la maison
Tête à tête à l'intérieur des murs granit de la même maison.

Dos à dos, tête à tête.
Le couple, la maison.
Pas à pas, les yeux pas dans les yeux.
Peut-être tête bêche, côté cour ou côté jardin.

On regarde et on se tait une fois, une bonne fois, accolés, coude à coude.

Cette histoire là de maison encastrée dans les deux menhirs du temps qui peut la raconter?
Il faut d'abord traverser le chenal à cloche pied.
Il faudrait se jeter de tout son corps, le tendre de son entier au-delà des eaux stagnantes.
Celles qui sont depuis longtemps dans le retrait de l'Océan, dans ses marées.

Il faudrait , main dans la main, éviter l'enlisement.
Du trop de boue, de marécage.

La petite maison aux volets blancs attend sûrement la vie du couple qui voudrait bien mais réfléchit.
Peut-être oui ou peut-être non - Oui mais non -
Jamais avec et jamais sans.
Sur le banc.
Dos à dos. Tête à tête?

Thérèse Bonnétat
(D'après "Côtes d'Armor", photographie de Christine Oberlinkels
)

samedi 8 août 2009

Les boulangères du matin (D. Furtif )



Au soir de la vie, à l’heure des inventaires, bien plus que les fautes, les Ménades du souvenir vous reprochent sans pitié les mièvreries et les manques d’audace.

Ce matin là, du moteur, des tôles aux roues, des bras immobiles au corps avachi, du regard fixe à tous les organes, le plus endormi de l'ensemble homme-machine était bien le cerveau. Plus engourdi plus inerte, on n'aurait pu trouver. Et si cela n'avait été que physique! C'est moralement que le tableau était le plus affligeant.
Le commis-voyageur avait pourtant toutes les raisons de vibrer à l'exaltation de son jeune âge. Vingt-cinq ans, une santé sans faille, une femme qui travaille, un enfant de 3 mois. Tout va bien, mais il ne s'en réjouit pas. Le service militaire vient de se rappeler à sa mémoire, il va falloir recommencer à vivre avec cette crainte... Il ne s'en émeut même pas... Minéral et absent, il n'est pas. Pourtant, voyager dans cette campagne d'été dans l'alternance des couloirs d'ombre des sous bois et les éblouissements de soleil des trouées des champs, il aurait pu vibrer un peu ! Rien. Il n'est pas là.
Et c'est comme ça tous les jours de cet été. Ni les scènes de la veille au soir, l'agitation du lit nocturne, les rires de son bébé au matin... rien ne vient agiter l'encéphalogramme plat de sa somnolence. Ni aigreur ni renoncement, une absence savamment bâtie par des années d'entraînement à repousser la douleur.
Le mal qu'il a eu à se bâtir cette cuirasse. Va pas l'enlever pour un matin de soleil !

Son travail... quel mot ! Parcourir la campagne de tout le département découpée en secteurs par jour de la semaine. Vendre des glaces en été! Même pas vendre, prendre les commandes. Il devait y avoir eu des besognes plus rébarbatives.
Les crèmes glacées, en bûches, en vacherin, en bâtonnets, au début des années 70 sont encore un produit mythique, symbole de fêtes, de réjouissances, de sous-entendus graveleux qui font rosir les filles et sourire les femmes averties. Ce sont des évocations d'enfance capricieuse mais aussi de salles obscures de cinéma, théâtres des amours qui se cherchent. D'entractes aux bals de campagne. De regards provocateurs à distance. Être celui qui ramène régulièrement l'idée des « esquimaux » aura de lourdes conséquences pour le commis-voyageur.
Où va-t-il donc ce boeuf niais? Indifférent, à peine courtois. Il va, tout en haut du département, rejoindre les épicières, les charcutières, les bistrotières, les tenancières de camping, les restauratrices, les buralistes qui l'attendent. Les hommes ? Eh bien... non ou sauf exception. Ils n'aiment pas ça. Ils ont l'impression de trucs pas sérieux, futiles ; s'occuper d'un commerce d'un produit pour enfants, au tout début des années 70, n'est pas encore entré dans les mœurs. Enfin pas au fond de ma campagne... Alors c'est le rayon de leurs femmes.
Le voyageur, elles l'attendent, pour lui elles se penchent, et elles serrent la main, et elles sont en retard et s'excusent... Peine perdue, l'organe inerte ne les voit pas. Il a ses feuilles de commande à remplir. Il joue sans raison les hommes pressés. Les sourires de l’accueil, les cheveux comme par hasard recoiffés, le rouge rafraîchi, il ne voit rien.
Un jour....
Le soleil brillait en vain, maintenant plus fort, l'obscurité des nefs de forêts était encore plus sombre quand au détour d'un virage l'éblouissant vitrail d'une clairière. L'inerte commis eut une réaction, bien malgré lui il leva le pied. Le changement d'allure perturba sans doute un échange chimique au niveau le plus profond. Un chevreuil, là, tout près devant, dansait sa traversée à vingt mètres, pas plus. Dans un bouleversement cataclysmique le commis voyageur pensa :
Ouh là j'aurais pu lui rentrer dedans !
On ne se méfie jamais assez, une idée entraînant l'autre, il en eut une deuxième :
Vain Dieu qu'c'est beau !

Trop tard, l'irrémédiable était accompli. Le barrage était rompu. Il se mit à regarder, à regarder encore et à rêver. La machine inerte déplissait ses membranes comme un papillon. Il redevenait un homme. Comme il lui restait une dizaine de km à parcourir encore, il abusa de ces instants pour évoquer ces prochaines visitées.

C'est vrai que je ne vois que des femmes. Comme elles ont l'air de s'ennuyer...Y en a des tartes, mais il y en a des jolies. Les plus belles sont bien les boulangères, et les plus gentilles aussi. D'ailleurs celle que je vais voir, là, tout de suite, m'a retenu la jambe la semaine dernière pour me confier combien elle s'ennuyait au fond de son village. Pour me parler de son mariage et oser me dire que si elle avait su...
« Et vous qu'est-ce que vous faites ? », « Étudiant ! Ah, c'est pas la même vie ! » «Vous étiez Parisien avant de venir à Poitiers... alors vous ne fréquentez que des jeunes...»
Elle devait avoir trente ans, belle, le corsage tendu, elle m'avouait son ennui au fond de son village.
Il y en avait plein des boulangères. Des corsages légers, tendus comme des voiles attendant les grandes partances et les engouffrements tempétueux. Ces femmes qui avaient choisi d'épouser un commerçant, cran social au dessus de l'ouvrier et du paysan hors-jeu d'avance me confiaient sans gêne leurs soupirs.
Quelles poignées de mains insistantes !
Quels regards profonds ! Quelles inclinaisons pour des « je vais vous la remplir votre feuille »…
Quelles hésitations… Quels silences… Quelles... « Et à votre avis qu'est-ce qui est le plus bon ? moi je ne connais pas » « Vous avez déjà goûté? » Le commis-voyageur, était là pour elles, mais pour dix minutes seulement. Alors elles inventaient des oublis, me laissaient partir pour me rattraper sur le seuil ou déjà au volant. Leurs maris dormant, elles avaient toutes les assurances et les hardiesses. « Et votre petit nom c'est quoi? », « Bonjour Joël, je vous attendais avant d'aller faire le ménage dans ma chambre... »
Le monde, la vie, le destin sont souvent révoltants d'injustices mais l'homme qui laisse passer la vie... Il n'y a pas de mot pour dire l'infamie du navrant commis-voyageur ignorant l'appel de la boulangère.
L'hiver revint Joël retourna à son règne minéral. Sa passivité si savamment construite résista encore une dizaine d'années avant que le hasard voulant, il fut expulsé de sa routine végétative... Le plus grand coup de bol de sa vie... La vie quoi !

Quarante ans passèrent avec leur lot de bousculades, d’abîmes et d'envolées... Rien ne manqua.
Un jour de cet automne de la vie, il fut envoyé par sa compagne accomplir une des taches traditionnelles du mari du dimanche matin.
— Chéri tu voudras bien aller chercher le pain ?
Sans blague!
Un dimanche matin plein de soleil les toits brillaient encore de la brume de la nuit. Vain dieu qu'c'est beau !
La sensation retrouvée le catapulta dans ses souvenirs mais 'histoire ne se répète pas.
Regarde-toi dans la vitrine. Eh ! Tu t'es vu ? ? ?

Y étant entré 30 ans plus tôt, du temps de l'ancien propriétaire, il connaît parfaitement la boutique. Là, derrière les portes battantes, c'est la grande pièce cimentée toujours propre où le boulanger fait son pain. D'ailleurs, c'est bien derrière ces portes qu'on entend des rires et des gloussements. Sympa, ce sont des rires de femme, de femme heureuse. C'est sans énervement, avec attendrissement que Joël entend les rires bondir jusqu'à lui, puis s'éteindre, pour être brusquement remplacés par le grincement alerte des portes :
— Bonjour monsieur qu'est-ce que ce sera ?
Une petite blonde pâle et souriante saisit le pain que je lui demande et se retourne vers la machine à trancher. Comme elle est menue dans son jean’s noir. Comme on voit bien les deux larges mains de farine qu'elle porte aux fesses. Pas un mot de trop pour le vieillard libidineux qui se raconte tout seul ses histoires d'occasions perdues....
Les boulangères de nos jours ont leur rêve à domicile depuis les fours modernes et la mécanisation abusive. Sale temps pour les chats de gouttière.

Les semaines passèrent, ma boulangère toujours aussi réservée perdit l'habitude d'arborer ses marques de farine... Pour qui rêvait-elle donc désormais? Internet a tué les voyageurs.
Les affaires marchent, ils ont une jeune vendeuse désormais. J'ai cru voir des traces de farine....


Donatien Furtif

vendredi 7 août 2009

"Je l'attends", chanson en forme de poire (F. Spassky )





Franchement, je me demandais ce que je foutais là et comment j’avais eu aussi peu d’amour-propre pour venir m’asseoir en face de cet abruti...

C’est en rentrant l’autre soir d’une partie de poker que j’ai trouvé sur mon répondeur un message de sa secrétaire, celle que nous appelions par dérision « Gorge Profonde » en raison de son air de vieille fille coincée. Le message disait un truc du genre : « Monsieur Meyer souhaiterait vous voir à son bureau chez EMI, pourriez-vous rappeler pour prendre rendez-vous ? »
Ma première tentation a été d’appeler pour lui déverser un torrent d’insultes. Ensuite j’ai caressé vaguement l’idée d’y aller avec une arme pour le buter. Mais en définitive c’est la curiosité qui a été la plus forte...

Cela faisait plus d’un an et demi que Suzanne m’avait plaqué pour ce salaud et depuis cette histoire je ne survivais qu’en accordant des pianos et en jouant pour des mariages juifs et des bar-mitsvas. Et encore, c’était grâce à mon pote Salomon qui avait eu pitié de son goy préféré et était venu à mon secours. Un an et demi que je n’avais pas mis les pieds dans un studio ni fait le moindre travail professionnel sérieux. Meyer qui avait le bras plus long que je ne le pensais dans le métier y avait soigneusement veillé…

Faut dire que je n’y avais pas été de main morte. Je ne savais pas ce qu’il me voulait, mais j’avais au moins la satisfaction de constater qu’il n’avait plus le nez très droit au milieu de sa petite gueule d’attaché-case.
Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui trouver à ce con ? à part qu’il était directeur artistique chez EMI et que Suzanne rêvait d’une carrière de chanteuse de variétés ?

Suzanne, je l’avais rencontrée sur une tournée de Dick Marciano en 1982. Elle y était choriste, moi guitariste et chef d’orchestre. Dès le deuxième soir de la tournée elle m’avait rejoint dans ma chambre d’hôtel. Je me rappelle, c’était à Vichy, un concert nul devant des vieux cacochymes, toussotants et crachotants. Marciano avait torché ça rapidos, programme minimum et pas de rappel. On avait fini, il était à peine 22h30…
Suzanne, faut que je vous explique : c’est une déesse rousse avec des volumes juste comme il faut et exactement placés où il faut, un visage de saint-nitouche, d’immenses yeux verts et une chevelure de feu. Et une sacrée voix. En plus, une vraie pro qui avait tâté de tout, du jazz au chant classique en passant par le rock n’roll. Le seul truc peut-être un peu négatif, c’est que si sa voix était belle, elle était aussi plutôt banale. Des filles comme elle, avec des jolies voix et une bonne technique, il y en a plein...
Mais j’aurais dû me méfier lorsqu’elle est venue frapper à ma porte. Je suis tellement con que j’ai cru à un effet de mon irrésistible charme personnel : en réalité la Suzanne était une arriviste de première et si elle avait jeté son dévolu sur moi c’était qu’elle ne pouvait pas se taper la star, vu que le Marciano, il était pris et bien pris. Sa gonzesse, probablement briffée sur les mœurs sexuelles des musiciens en tournée ne le lâchait pas d’une semelle... Et je n’avais pas réalisé que, dans la hiérarchie du spectacle, le deuxième après la vedette c’était moi en tant que chef d’orchestre. Alors, lorsqu’elle avait commencé à me faire du gringue, dès le début des répétitions, je ne me suis jamais imaginé que c’était pour autre chose que mon corps d’athlète, mon QI de 110 et mon talent musical...

Après la tournée, Suzanne est venue habiter chez moi. J’étais insatiable de son corps et elle, toujours disponible. Elle était stimulante. On avait une telle complicité, du moins je le croyais à cause de ces fous-rires que nous prenions pour n’importe quoi, que j’étais sûr qu’on serait ensemble pour la vie…

Meyer a commencé à parler d’un nouveau disque pour Marciano et l’un et l’autre étaient d’accords pour que j’en fasse les arrangements.
On n’était pas trop pressés et de toutes façons Marciano avait à peine commencé à écrire de nouvelles chansons. En attendant, Meyer me confiait d’autres trucs moins prestigieux, mais m’appelait aussi lorsqu’il avait des galères : des arrangements ratés, des erreurs de mixage, des budgets de production qui s’envolaient...

Un jour, alors que j’étais en train de fêter avec Suzanne notre première année de vie commune dans un restau près de la porte de St-Ouen, il m’appelle depuis le studio de Saint-Denis : « Ecoute, je suis en galère, on a un problème avec un arrangement de cuivres, les musiciens prétendent que c’est mal écrit et viennent de partir. L’arrangeur a eu un accident, il n’est pas joignable. On doit terminer demain… Je sais qu’il est tard, mais si tu pouvais passer maintenant et me débrouiller le truc, ça me rendrait service. »
Ce sont des demandes qu’on ne peut pas refuser… et en plus, c’était tout près. Je lui dis que j’arrivais illico.

Si j’avais su !..

D’habitude, je n’emmène jamais les copains ou les copines, et encore moins Suzanne, aux séances de studio, à moins qu’elle ait une voix à y faire. Mais là, vu les circonstances, je n’allais pas la laisser dans la bagnole, déjà qu'elle faisait la gueule qu’on n’aurait pas le temps de manger l’omelette norvégienne, une spécialité du restau...
Or donc, je me pointe au studio, Suzanne en bandoulière. Le Meyer était là, visiblement emmerdé et fatigué. Ca sentait la clope et l’énervement. Il n’y avait plus que lui et Lucas, l’ingénieur du son, que je connaissais bien pour avoir souvent travaillé avec lui.
Moi, le studio, j’adore. C’est comme le ventre de sa mère, c’est noir, profond, isolé du monde avec ce cœur qui bat dans les énormes enceintes. Boum, boum…
Je préfère le studio à la scène. J’aime pouvoir corriger, réfléchir, construire, effacer, me confronter aux possibles. La scène, c’est le lieu de l’éphémère, de la grosse ficelle, de l’irréversible.

Après avoir franchi le sas d’entrée, on pénètre dans le studio avec la console éclairée partout de petites lumières, comme un tableau de bord de Boeing.
C’était certes flatteur d’être appelé comme pompier de service, mais chaque fois un nouveau défi à relever. Fallait pas me planter, il y allait de ma réputation et de mon standing. Aussi étais-je déjà tendu et concentré sur ce que l’on allait attendre de moi. Et je n’ai pas remarqué l’effet que Suzanne avait produit d’emblée sur Meyer.

Meyer, jusque là, il ne me faisait ni chaud ni froid. Un bellâtre en costume trois pièces que je trouvais à peu près inculte musicalement, (comme les neuf dixièmes des « directeurs artistiques » des maisons de disques) et pour lequel j’avais plutôt du mépris. Mais il était réglo avec moi côté boulot. Il me faisait travailler, me payait bien et ne me faisait pas chier, alors que je savais, par des collègues, qu’il était capable de pourrir la vie à des arrangeurs avec des exigences incompréhensibles et des caprices de fillette.

Donc, après les salutations, on s’installe. Moi à côté de Lucas près de la console, Suzanne derrière, sur le canapé ad hoc que l’on trouve dans tous les studios pour ce que l’on appelle avec une certaine condescendance « l’écoute clients ».
Meyer reste debout appuyé à la table de mixage et m’explique que sur un passage de cuivres répété plusieurs fois, il y a quelque chose qui ne va pas, et me tend le score qu’il avait récupéré auprès des musiciens.
« OK, je dis, je vais voir ce que je peux faire ».
Meyer s’avachit sur le canapé derrière moi avec Suzanne.
Je jette un coup d’œil rapide au score. A priori, comme ça, je n’y vois rien de spécial et je dis à Lucas d’envoyer la bande, d’abord à plat avec le reste, et ensuite les cuivres seuls (trompette, trombone et sax tenor).
Meyer avait beau être à peu près analphabète sur le plan musical, j’ai été obligé de reconnaître qu’il avait de l’oreille. Il y avait effectivement un malaise et j’ai trouvé assez vite : certaines notes sur les instruments à vent sont un peu fausses, et ce ne sont pas les mêmes suivant l’instrument. Les arrangeurs spécialistes des cuivres les connaissent et les évitent dans la mesure du possible. En général on ne s’en aperçoit pas lorsqu’un seul de ces instruments en joue une mais là, manque de pot, l’arrangeur en avait collé trois ensemble à deux endroits…
Rectifier a été facile, mais il fallait reconnaître que le trait de cuivre devenait moins intéressant. Je comprenais que l’arrangeur ait été tenté.

Après, on a été prendre un pot à côté du studio, Lucas, Meyer, Suzanne et moi. Si j’avais été un peu moins euphorique d’avoir si rapidement débrouillé ce sac de nœuds musical, j’aurais dû m’apercevoir qu’il y avait du louche entre Suzanne et Meyer. Elle avait trouvé le moyen de caser dans la conversation qu’elle chantait elle aussi et là, j’aurais dû voir dans les yeux de Meyer exactement l’expression d’un chat qui vient de découvrir un canari en liberté…

Les soupçons j’ai commencé à les avoir dix jours plus tard au Studio de la Grande Armée, dans l’avenue du même nom.
Suzanne, cette fois, avait des chœurs à faire sur un de mes arrangements pour un obscur poulain d’EMI. Et alors qu’elle était en cabine avec le casque sur les oreilles, je vois se pointer Meyer, ce qui était très rare lorsque j’étais aux commandes.
Bonjour-ça-va et puis rien, il s’avachit et nous laisse bosser.
Suzanne, comme d'hab, s’en tire très bien, deux-trois prises, pas plus. Au bout de trois quarts d’heure elle avait fini. Comme le chanteur avait déjà fait la voix principale, on avait terminé et on pouvait mixer.
Pendant que l’ingénieur du son se mettait en configuration de mixage et que son assistant rangeait le studio, on prend un café à côté. Meyer dit qu’il reviendra en fin d’après-midi avec son poulain, un certain Brice Cassembar (tu parles d’un nom de scène à la con, une idée à lui, je parie…). Suzanne me dit qu’elle passe voir sa mère qui habite pas loin, place des Ternes. Ils partent en même temps et je retourne travailler.

Lorsque Meyer repasse au studio, en fin d’après-midi, je note machinalement un truc : il avait la gueule d’un mec qui venait de tirer un coup... Cet air idiot et satisfait, vaguement rêveur, du type qui venait de se vider les testicules. Un air que nous avons tous, paraît-il, messieurs, en de telles circonstances et c'était Suzanne elle-même qui m’avait appris à le reconnaître... Dieu sait si cela avait été l’occasion de nous marrer ensemble à maintes reprises ! On se mettait à la terrasse d’un café, on regardait les gens et on comptait les points. J’avoue que c’était assez tordant...
Bref, je note l’information, mais dans mon subconscient.

Faut dire que j’avais d’autres soucis. On avait eu une grosse galère au mixage, un truc qui ne m’était encore jamais arrivé : pour une raison indéterminée un « cloc », un bruit parasite inexplicable, probablement d’origine électronique, était apparu sur la bande master. Ce bruit était présent sur toutes les 24 pistes et au même endroit. C’était une catastrophe : à moins d’une solution miracle, cela voulait dire qu’on était obligé de tout recommencer, refaire les trois jours de studio qu’avait déjà coûté le titre, faire revenir les musiciens, etc
L’ingénieur du son ne s’est pas démonté. Il a débrayé les moteurs du magnétophone et, en tournant les bobines à la main, a réussi à repérer exactement la largeur du « cloc » en traçant deux traits eu feutre sur la bande, ce qui, il faut le signaler au passage, suppose une sacrée habitude et une oreille très fine. Cela faisait un peu plus d’un centimètre de bande. Il m’explique : avec la vitesse de défilement de 76 cm/sec de ces magnétos, un centimètre c’est un peu plus d’un centième de seconde. C’était jouable. De toute façon, c’était ça ou il fallait tout refaire. Il a sorti la bande, taillé la largeur du « cloc » et recollé avec de l’adhésif.
Je n’en menais pas large. Mais, une fois l’opération effectuée, le bruit avait disparu et on n’entendait aucune coupure, aucune saute, aucune rupture de tempo, rien. L’ingénieur, je l’aurais embrassé…
Mais on avait perdu beaucoup de temps avec cette histoire et lorsque Meyer s’est repointé (sans son poulain, bizarrement), il n’a même pas remarqué qu’on n’avait pas avancé. Il n’est d’ailleurs pas resté longtemps.
C’est dans la soirée que les choses se sont gâtées.

En quittant le studio vers 21h je me suis souvenu que je n’avais pas prévenu la mère de Suzanne qu’on ne pourrait pas venir bouffer chez elle le lendemain et j’avais oublié de transmettre à Suzanne. J’appelle ma belle-mère, que j’adore, soit dit en passant, rien que pour son petit salé aux lentilles… « Je ne vous vois jamais», minaude-t-elle au téléphone. « N’exagérez pas, lui dis-je, vous avez au moins vu Suzanne tout à l’heure . « Mais, non, Ludovic, je n’ai pas vu Suzanne et j’ai été là toute l’après-midi ».
Bon, me dis-je, elle a dû changer d’avis. Mais tout de même, il y avait quelque chose, là, dans mon subconscient... l’air d’abruti satisfait de Meyer...
Le soir je demande à Suzanne : « Tu as vu ta mère, elle va bien ? ». « Oui», me répondit-elle .
Là, j’ai su que j’étais cocu.
Et je me suis aperçu que Suzanne, en réalité, j’en étais raide dingue. L’idée qu’un autre type lui avait caressé les seins et fourré son truc dans l’intime me rendait positivement fou de douleur et de rage...
J’ai commencé à la surveiller. Elle ne prenait pas beaucoup de précautions. Je me suis mis à lui faire des scènes, à déconner dans mon travail et à picoler. Et un jour que j’étais particulièrement désespéré et pas mal alcoolisé, l’idée idiote de demander à Meyer de me « rendre Suzanne » me vient à l’esprit…
Je déboule chez EMI et fonce vers son bureau. J’y entre sans me faire annoncer, malgré les glapissements de Gorge Profonde : Suzanne était assise sur son bureau en face de lui, les cuisses écartées. Et il avait ses sales pattes de limace posées sur ses jambes.
Alors j’ai vu rouge. J’ai tout cassé. Et je me suis acharné sur lui pendant qu’elle me hurlait d’arrêter. Le temps que Gorge Profonde appelle la sécurité et les flics, je lui en ai mis pour quinze jours d’hôpital et il lui a fallu deux mois pour reprendre une apparence humaine.
Le soir même, Suzanne faisait ses valises et retournait chez sa mère. Je ne l’avais plus revue depuis…
Meyer, considérant sans doute que de m’avoir cocufié et rendu tricard dans le métier étaient suffisants, avait eu l’élégance de ne pas porter plainte...

Aussi, sa convocation dans son bureau était pour le moins étrange et inattendue. Je me demandais bien ce qu’il me voulait...
Il avait désormais, et à ma grande satisfaction, le nez cassé et de travers, mais je n’avais pas besoin d’un dessin pour savoir pourquoi un mec bodybuildé au crâne rasé était debout dans un coin du bureau, prêt à se jeter sur moi.

— Hum, commença-t-il d’un air rogue, bonjour…euh…ça va ? Voilà, euh, j’aurais besoin de vous (tiens, on se vouvoyait désormais…)… pour un travail.
— (…)
Un ange passa…
Là il était emmerdé le mec. Pourquoi, je ne savais pas encore, mais je jubilais de le voir de plus en plus mal à l’aise.
— Pourriez-vous faire l’arrangement d’un titre ?
— (…)
L’ange repassa…
— Bon, je vous le fais écouter, dit-il, c’est juste voix-guitare.
Je poussai un grognement qu’il dut prendre pour une acceptation et me renfonçai dans le fauteuil Conforama . Il prit une cassette et la mit dans le lecteur.
J’eus un peu de mal à me concentrer sur la chanson tellement, au début, des trucs inavouables me passaient par la tête.
Elle était intéressante. Un très beau texte, très simple : une femme attend son amant et pense à lui, le supplie de se dépêcher, se prépare et se fait belle pour lui. Un truc éternel… et très touchant …
La musique était particulière, fichue un peu comme lorsqu’on chantonne. Sans queue ni tête, pas de structure couplet-refrain mais plutôt un long développement, avec quelques reprises tout de même. Pas un truc habituel.
La cassette terminée, comme je ne mouftais toujours pas, il finit par se décider :
— C’est une chanson pour Suzanne. Et elle voudrait que vous fassiez l’arrangement… Ce n’était pas vraiment mon idée, mais elle a insisté…

Je suppose que j’ai dû faire une tête bizarre. En tout cas assez pour que le pitbull en faction contracte les mâchoires et sorte les mains de ses poches... J’étais tellement estomaqué que j’en restai sans voix... Là, quand même, me demander de donner un coup de main à la carrière de Suzanne après me l’avoir piquée, ce type avait un culot monstrueux...
J’avoue avoir été tenté de l’envoyer chier… très tenté, même : me lever, claquer la porte, faire un scandale ( pas trop quand même, pour ne pas énerver Musclor…).
Et puis, là, tout à coup, en une fraction de seconde, dans son fauteuil à la con en vrai-faux cuir, j’ai décidé que Suzanne, j’allais la reconquérir. La chanson, j’en ferai un bijou. Je lui en mettrai plein la vue, je l’éblouirai de mon talent, de ma souffrance et de mon amour. La chanson était bonne, je le sentais. C’était juste un diamant brut que je rendrai éclatant… Mais, toi, mon bonhomme, je ne te ferai pas de cadeau… :
— Je veux un budget illimité, daignai-je lâcher d’un air méprisant.
— C’est quoi « illimité» ? dit-il en blêmissant.
— Des cuivres, des cordes, un orchestre symphonique si je veux...
— L’orchestre symphonique, je ne peux pas…
— Alors, c’est non, dis-je en me levant.
— Attendez ! (Cela me faisait toujours aussi bizarre qu’il me vouvoie) D’accord pour l’orchestre symphonique, dit-il l’air furieux.
— Je veux 20 % des droits…
— Bon, dit-il après une hésitation.
— … Plus le double du tarif habituel en salaire, c’est un travail difficile…
— D’accord..
— Et je veux faire la production…
— Non...
— C’est à prendre ou à laisser...
— C’est non. Je vous ai toujours foutu la paix dans votre travail, je n’interviendrai pas, mais le producteur, c’est moi...
Là, j’ai senti que j’allais trop loin et que je devais faire au moins semblant de céder...
— Il n’est pas question que vous me dictiez quoi que ce soit sur ce boulot, dis-je après un moment de réflexion.
Meyer faillit dire quelque chose mais se ravisa. Comme il ne répondait pas, j’en déduisis qu’il était d’accord :
— Revenez me voir avec une maquette quand vous serez prêt. On fixera les dates de studio, me dit-il…
Considérant l’entretien terminé je me levai et tendit ma dextre pour récupérer la cassette. Il me la remit à contrecœur, me sembla-t-il, et sous l’œil vigilant de Rocky Balboa.
À peine sorti du bureau, je n’ai pas pu m’empêcher... Je suis revenu sur mes pas, j’ai rouvert la porte et j’ai fait un doigt d’honneur au vigile. Puis, à tout hasard, j’ai foutu le camp en courant, hilare, envoyant, au passage, des baisers à Gorge Profonde qui se contenta de hausser les épaules...

Une fois dans ma bagnole, j’ai immédiatement mis la cassette sur mon autoradio. Pour faire un arrangement, c’est ainsi que je travaille : d’abord, j’écoute le titre inlassablement, des centaines de fois, partout où je le peux et c’est petit à petit que les idées me viennent, comme ça, spontanément. Et ce n’est que lorsque j’ai à peu près tout dans la tête que je commence le travail technique, le relevé de la grille d’accords, de la mélodie et du texte. C’est seulement après que j’entame l’arrangement proprement dit.
Je repensais à Suzanne. Ce boulot m’obligerait à la revoir, à retravailler avec elle. J’en avais des frissons... Je me disais qu’elle allait enfin comprendre la différence entre un épicier comme Meyer et artiste comme moi. Elle, elle saurait apprécier le cadeau que je lui ferai avec l’orchestration de ce titre...

Au fait, me demandai-je, qui sont les auteur et compositeur de cette chanson ? Meyer ne me l’avait pas dit, faudra que je lui demande à l’occasion…

J’avais chez moi, pour faire mes maquettes préparatoires, un home-studio très rudimentaire mais suffisant : quatre pistes analogiques, une petite table de mixage à six voies, un gros séquencer, deux synthés, une boîte à rythmes, un Revox, un micro Shure et un multi-effets, plus mes guitares et une basse. J’avais absolument besoin d’entendre ce que j’écrivais avant de le valider.

C’est en relevant la grille que je me suis vraiment aperçu que c’était un travail d’amateur. Jusque-là je n’y avais pas fait attention : les accords se suivaient brutalement, sans ces transitions qui font tout le sel de l’harmonisation. Et c’était du simplissime : do majeur, la mineur... En plus c’était chanté par une voix d’homme, aucun rapport avec la tessiture de Suzanne.
Se pouvait-il que la chanson fût de Meyer lui-même ?
Je ne l’avais jamais entendu chanter et si ça se trouve, c’était aussi sa voix. Je savais qu’il grattait vaguement la guitare...
Cette perspective me perturba beaucoup car, au final, la qualité de mon travail pourrait tout aussi bien rejaillir sur lui et non sur moi.

J’envisageai alors un coup foireux : déclarer la chanson à mon nom à la SACEM, si le dépôt n’avait pas été encore fait…
Le lendemain matin, dès l’ouverture, je me pointai à Neuilly-sur-Seine au siège de la SACEM et demandai à connaître l’auteur et le compositeur de « Je l’attends ». La gourdasse de service, après m’avoir, évidemment, d’abord sorti de son ordinateur « Je t’attends » de Johnny Halliday, m’indique que la chanson qui nous occupe a été déposée il y a un mois et que l’auteur ainsi que le compositeur étaient un certain André Meyer…
Bingo. Et donc, rien à faire de ce côté...
Puis je me suis dit que le challenge restait entier. Suzanne serait obligée à un moment ou un autre de travailler avec moi, de donner son avis, d’enregistrer sa voix sous ma direction. J’avais déjà en tête chaque inflexion, quasiment sur chaque mot. Les droits ou l’estime de la profession, finalement, je m’en foutais. Seule Suzanne m’importait…

Durant le mois pendant lequel j’ai travaillé sur ce titre, j’ai changé de vie. Je me suis rasé la barbe (Suzanne n’aimait pas…), je me suis mis à fréquenter quotidiennement une salle de sports, j’ai fait tourner mes t-shirts dans la machine à laver, j’ai arrêté de picoler et j’ai refusé tous les plans à la noix que me proposait gentiment Salomon pour ses fêtes juives. Il trouverait facilement pour me remplacer un guitariste qui soit vraiment juif ou qui connaisse le répertoire, ils ne devaient pas manquer sur la place de Paris...

On croit parfois que les boulots de création artistique se font sous l’emprise d’inspirations fiévreuses et d’impulsions désordonnées. C’est rarement le cas : le travail, une certaine routine, des horaires réguliers et une alimentation saine se révèlent généralement plus productifs que les nuits blanches et l’usage de substances...
Sauf que désormais, sachant que l’auteur était Meyer, chaque fois que j’étais confronté au texte cela me mettait dans une rage folle : ce fils de pute y décrivait ses fantasmes sur Suzanne, comment elle l’aimait, se préparait, l’attendait impatiemment etc... Je ne réussissais à retrouver mon calme qu’en me concentrant sur la musique…

J’ai commencé par réharmoniser la mélodie et à en changer quelques notes pour les besoins d’une succession d’accords qui me plaisait bien et qui me permettait un développement cohérent sur toute la chanson.
Puis je me suis mis à réfléchir à l’orchestration.
J’avais exigé un orchestre symphonique, mais c’était juste pour faire chier l’autre con. Plus j’y pensais, plus le minimalisme s’imposait : une femme qui attend son amant et qui se prépare à l’aimer, un orchestre symphonique avec ses tzim-boum, ça ne le faisait pas trop…
Plus j’envisageais un arrangement avec peu d’instruments, plus il m’était évident que la structure de la mélodie et l’harmonisation étaient importants. J’essayais de trouver des références. Je pensais à « Maña de carnaval » d’Orfeu Negro, juste une guitare et une voix entre le chant et le chantonnement. Mais aussi à Brigitte Fontaine, et à Françoise Hardy. Et aussi à une romance russe sur le même thème…

Plus j’avançais, plus j’étais stressé par la nécessité de simplicité de ce titre.
J’aime faire des arrangements chargés, ce qui impose des mixages complexes. La sobriété ne m’est pas naturelle, elle est pour moi le résultat d’un travail difficile et presque douloureux. C’est un dépouillement, une marche vers l’ascétisme qui ne peut se faire que progressivement : d’abord un gros bins avec plein de bruits et ensuite j’enlève, je gomme… et encore, et encore… toujours moins, vers l’essentiel, l’indispensable.
À ce travail-là, au bout d’un mois, j’avais abouti à un arrangement avec seulement trois instruments : une contrebasse, une batterie très légère et une guitare à douze cordes avec une partition comportant des astuces, mais un peu complexe et difficile à jouer.
Normalement – je veux dire si j’avais été un arrangeur normal, travaillant avec un producteur normal, pour une artiste normale et dans des circonstances normales – j’aurais dû obligatoirement soumettre l’arrangement à Mayer, c’était lui le producteur.
Mais c’était hors de question. Seul l’avis de Suzanne m’importait.

En réalité, j’étais terrorisé : là, j’étais à poil ; si cela ne lui plaisait pas, j’étais mort...
J’ai essayé de joindre Suzanne plusieurs fois et sans succès. Alors j’ai décidé de mettre Meyer devant le fait accompli. J’y suis allé au flanc : il me restait des feuilles d’émargement d’EMI, j’ai retenu une journée de studio à celui de Saint-Denis, convoqué les musiciens et on a enregistré. Puis j’ai fait une voix-témoin comme j’ai pu à cause de la tessiture et j’ai demandé à Lucas de me mettre sur une cassette une mise à plat sans la voix et une avec. Puis en prenant mon air le plus innocent, j’ai déposé le tout à Gorge Profonde avec mission de transmettre à Meyer. Et j’ai attendu.

Une semaine se passe, la pression du boulot retombe un peu.
Je m’avise alors que je n’ai pas signé mon contrat. J’appelle Gorge Profonde qui me dit qu’elle l’a préparé, mais que Meyer n’est pas là pour l’instant pour le signer et que dès son retour elle me l’enverra.
Comme dix jours supplémentaires se passent et que Gorge Profonde continue de me dire que Meyer n’est toujours pas là, je finis par venir aux nouvelles chez EMI.

Je reconnais le malabar de l’autre jour, posté à l’entrée, qui me fait un sourire carnassier (m'étonnerait qu'on se fasse un jour la bise…) et je m’enquille dans les étages, à la comptabilité. Là, j’ai des copines, autrement plus baisantes que Gorge Profonde. La mignonne petite Lucie, après quelques questions adroites et en apparence anodines, se renseigne et m’apprend que Meyer est à Londres pour le tournage du clip de « Je l’attends ».
Là, j’ai un coup sur la tronche… Je soupçonne l’arnaque : ils ne pouvaient pas sérieusement tourner la clip tant que la voix n’était pas faite et le titre mixé !
Pour en avoir le cœur net, j’appelle Lucas au studio qui me confirme que Meyer est passé prendre la bande master il y a un peu plus de quinze jours et que depuis il n’a revu ni l’un ni l’autre...
Le salaud ! À tous les coups, ce fumier de putain de sa race était allé enregistrer la voix de Suzanne ailleurs, peut-être même à Londres, y avait fait le mixage et était en train de réaliser le clip ! J’avais un moyen d’en être sûr : appeler mon ex-belle-mère et lui demander si Suzanne était à Londres en ce moment.
Elle a été charmante, mais n'a rien voulu savoir : « Vous savez mon petit Ludovic, je vous aime bien, et je suis désolée de votre rupture, mais là, j’ai des consignes, je ne peux rien vous dire, désolée… Mais elle va bien… Passez donc me voir à l’occasion. »

Je quittai EMI et les Champs Elysées totalement sonné. C’était fini: il s’était démerdé pour que je n’aie aucun contact avec Suzanne. Je m’étais fait avoir en beauté.

Je m'étais fait avoir, certes, pourtant, je ne soupçonnais pas encore à quel point !…

Je l’ai su un peu plus d’une semaine après, en recevant par la poste une belle et grande enveloppe à bulles au sigle d’EMI.
Elle contenait mon contrat, un chèque, un faire-part, un DVD et une carte de visite de Meyer.

Le contrat n’était en rien conforme à nos conventions : je n’avais pas un centime sur les droits, même pas les 10 % traditionnels de l’arrangeur. Le salaire pour lequel le chèque avait été établi était à peine le quart de celui convenu et il y avait, collé sur le contrat, un post-it de la main de Meyer : « C’est ça ou rien ».

Le faire-part annonçait que : « Suzanne et André Meyer étaient heureux d’annoncer la naissance de leurs jumeaux Antoine et Maurice ».
J’apprenais ainsi qu’ils s’étaient mariés. Mais je savais aussi ce que cela voulait dire car on en avait parlé avec Suzanne : elle ne voulait avoir des enfants que lorsqu’elle aurait arrêté ou renoncé à sa carrière de chanteuse. Et l’horrible vérité commença à se faire jour en moi : cette chanson n’avait jamais été pour Suzanne, je m’étais fait posséder dans les grandes largeurs...

Aussi je m’attendais un peu à ce que j’allais voir sur le DVD... C’était le clip de « Je l’attends ». Mais par une chanteuse qui m’était totalement inconnue, une superbe brune à la voix rauque et sensuelle. La chanson était géniale. Vraiment. En d’autres circonstances je me serais adressé des compliments sincères. Elle ferait un carton…
Et pendant que je l’écoutais, je tournais et retournais entre mes doigts la carte de visite de Meyer sur laquelle il avait juste écrit : "Pauvre con !"

Et le jour-même je recevais une convocation au commissariat de police, suite à une plainte qu'il avait déposée contre moi pour coups et blessures. J’ai appris ainsi que le délai de prescription en cette matière était de trois ans…

Ludovic Spassky
(Remerciements à Anna Gavalda dont la lecture a été stimulante pour cette nouvelle !)

mardi 4 août 2009

Les violons du diable (L. Tourtzevitch )


Affalé sur son trône, Lucifer contemplait son armée infernale .

Ils étaient tous accourus à la convocation du maître, les Léviathan, Bal, Belzébuth, Melchizelech, démons incubes et succubes, diables grimaçants des deuxième et troisième degrés. Même les diablotins farceurs s'étaient déplacés, trop heureux de secouer des portes, faire des bruits bizarres dans les cheminées et s'insinuer sous les jupes d'honnêtes mères de famille. On s'était fort amusés durant quelques jours mais il était temps de passer aux choses sérieuses. Lucifer dressa sa beauté éclatante, frappa dans ses mains, attendit le silence et prît la parole en ces termes :

« Camarades des enfers, compagnons des ténèbres, je vous ai réunis car l'heure est grave !
« Jusqu'ici, nous avons tenu tête à nos ennemis, réussi à nous infiltrer dans les églises, suscité schismes et hérésies, obtenu que les uns et les autres se massacrent au nom de la foi. Magnifiques victoires, parmi d'autres, que celles de Montségur et de la Saint-Barthélemy ! Et dont je vous félicite tous : le dogme qui trucide la vertu, le bien qui extermine la morale, quelles magnifiques diableries ! Mais en vérité je vous le dis, ces réussites éclatantes sont désormais derrière nous. L’avenir s’annonce plus difficile.
« Nous avons dominé les humains en leur inspirant la peur, en les précipitant dans le désespoir. Or je vois arriver des temps nouveaux où ils parviendront à la connaissance. Science remplacera croyance, raison discréditera superstition.

« L'homme va entreprendre de soumettre la nature ; c’est un crime que nous lui avons nous-mêmes soufflé de commettre, mais des siècles vont s'écouler avant qu'il n'en soit puni. Ah, je me souviens comme cela fut difficile d’échapper à la vigilance de Gabriel et de pénétrer au paradis ! Mais le serpent parvint à instiller mon poison à la femme et je vais en voir maintenant les premiers effets.
« En se libérant de la malédiction divine d'arracher son pain à la sueur de son front, l'humain va commettre le sacrilège ; mais il va aussi, et inéluctablement, s'affranchir de sa peur.
« En vérité je vous le dis, tant que la nature ne se retournera pas contre lui pour le plonger à nouveau dans les affres de la faim et du désespoir, il n'y aura nulle place pour nous ; à moins que nous ne trouvions à remplacer la peur...

« Aussi vous ai-je convoqués afin que nous inventions un moyen de conserver notre empire sur les humains. Délibérez, et dites-moi ce que je dois faire. »

Lorsque la voix tonnante de Lucifer se fut tue, et que le Prince quitta son trône pour se retirer dans ses appartements infernaux, un murmure parcourut l'assemblée.
Puis des heures, des journées s'écoulèrent : les diables délibérèrent longuement, s'invectivèrent souvent, mais finirent par avoir une idée...

Une fois Lucifer à nouveau installé sur son trône, Azedeph, un démon spécialisé dans le domaine encore balbutiant des désastres induits par l'industrie humaine, prit la parole au nom de tous :

« Majesté, nous nous sommes penchés sur le problème que vous nous avez soumis et il nous est apparu qu'en dehors de la peur, de l'ignorance et de la bêtise, le moteur le plus puissant du comportement humain est sans nul doute le plaisir. (Lucifer hocha la tête en signe d'approbation). Nous avons donc cherché, parmi les plaisirs humains s'il était possible d'en trouver qui fussent, soit totalement inédits, soit magnifiables à des intensités nouvelles...
« Des plaisirs totalement inconnus, nous n'en avons point trouvés, Sire, ils étaient recensés comme péchés capitaux et véniels, aussi y a-t-il belle lurette que nous avons eu à cœur de les faire commettre aux humains. Nous n'abandonnons pas cette
piste, mais elle risque d'être moins féconde que par le passé.
« Aussi croyons-nous davantage à la possibilité de travailler sur des plaisirs anciens qui auraient été peu exploités. Ceux du sexe et de la nourriture nous ont semblé vulgaires, indignes de votre grandeur, et surtout limités dans leur exercice par la physiologie humaine.
« Les plaisirs artistiques nous ont paru plus intéressants, mais ceux de la vue trop faciles à cataloguer et à réprimer, trop évidents au niveau de leur expression. Ceux de l'ouïe, en revanche... La musique, trop abstraite, est art improuvable du point de vue du péché, aussi croyons-nous à la possibilité d'en faire œuvre démoniaque. Il faut trouver musiciens, musiques et instruments de musique à travers lesquels vous puissiez manifester votre présence et votre pouvoir.
"Nous avons cherché longuement, passé en revue toutes les possibilités et nous suggérons de vous pencher sur un instrument balbutiant, prometteur, mais qui risque de ne pas aboutir sans votre intervention : c'est une invention récente, inspirée de la viole. Rendez-la diabolique par sa sonorité, diabolique dans sa technique instrumentale, diabolique dans son procédé de fabrication, diabolique dans son répertoire, diabolique par le plaisir qu'elle procure à l'auditeur, diabolique enfin, pour que votre gloire s'étende à nouveau sur le monde, dans les siècles des siècles.

« Anna alphara necturr, esticlama tourkanta nectrur nelfecturr ! »( Ce qui signifie en langage diabolique : "Qu'il en soit ainsi dans les siècles des siècles, et à bas la calotte !")

Azedeph se rassit dans le silence le plus absolu de l'assemblée infernale et attendit les réactions du Maître des Ténèbres. Celui-ci réfléchit longuement, puis décida :

« C'est bien, je le ferai. Retournez à vos occupations habituelles, répandez le mal, pervertissez les innocents, semez discorde et désordres, je vais m'occuper du futur. »

***

Lucifer résolut de procéder en simultané : l'instrument d'un côté, l'instrumentiste de l'autre.

Afin de ne pas attirer l'attention des forces de la vertu et de leurs exorcistes, il était nécessaire que, dans la mesure du possible, la découverte et la mise au point du violon apparussent comme naturelles, imputables uniquement au travail humain et il se contenta d'abord de donner quelques impulsions, suggérer des plans, guider les expérimentations.
Il choisit pour cela une famille de luthiers italiens établis à Cremone dont l'aîné, Andrea Amati, avait, à partir de la viole, fabriqué vers l'an 1560 un instrument plus petit, bombé, sans frette sur le manche mais dont les performances étaient encore très médiocres.

Entre 1623 et 1633, Lucifer lâcha la peste sur Crémone. Des nombreux luthiers qui s'y étaient installés, seul Nicola Amati, le petit-fils, survécut. Ainsi l'avait voulu le Prince des Enfers, afin qu'il fut le seul à pouvoir accueillir deux nouveaux apprentis, les jeunes Antonio et Andrea qui désiraient apprendre le métier.
Ceux-ci se révélèrent très doués et une saine émulation s'empara du maître et de ses jeunes ouvriers. Les violons que produisit Nicola Amati durant cette période, celle des "grands Amati", étaient déjà excellents, mais de leur côté, violon après violon, les apprentis s'approchaient de très près de la qualité de ceux de leur maître.
Vint le moment où Andrea Guarneri et Antonio Stradivari le quittèrent et s'installèrent à leur compte ; pas loin les uns des autres puisqu'ils restèrent à Crémone.
De ces deux jeunes luthiers, Antonio était le meilleur, le plus exigeant, le plus tenace et le plus inventif. Jour après jour, il modifiait les proportions, cherchait la meilleur renversement du manche, expérimentait de nouveau bois. Comment résoudre cette contradiction : un violon subtil et chantant, mais puissant en même temps ?
Comment le bois pouvait-il être souple et dur à la fois ?
Il pensa que la solution se trouvait peut-être dans le choix du vernis. Il tenta diverses compositions, y incorpora toutes sortes de substances, de la poudre d'os, de la sève de cerisier, même de la limaille de divers métaux, avec des bonheurs variables. Le résultat le plus intéressant avait été obtenu en ajoutant à un vernis classique un peu de poudre de pouzzolane recueillie sur les flancs du Vesuvio.

***

Antonio contempla l'instrument qu'il venait de terminer et qui n'attendait plus que son vernis. Il hésita. Allait-il passer une première couche ce soir ? Il était déjà tard et il résolut finalement de remettre cette opération au lendemain. Ses propres apprentis étaient déjà partis à l'auberge vider quelques verres de vin et probablement s'amuser avec les servantes. Il décida de ranger ses outils, le vernis qu'il avait préparé et d'aller les rejoindre. Peut-être y rencontrerait-il Andrea. Bien que devenus concurrents, ils étaient restés amis et aimaient se retrouver et s'échanger leurs trouvailles.

Il avait presque terminé lorsque l'on frappa à la porte.
Qui cela pouvait-il être à cette heure-ci, songea Antonio ? Peut-être était-ce Andréa qui, ne le voyant pas à l'auberge, passait à l'atelier ?
Lorsqu'il ouvrit la porte, il vit un homme à contre-jour du soleil couchant mais la silhouette lui sembla inconnue.
Maestro Stradivari ?
— C'est moi, répondit Antonio
— Puis-je entrer ? Je voudrais savoir si vous pourriez me fabriquer un violon ?
— C'est mon métier, signore. A qui ai-je l'honneur ?
— Je m'appelle Giuseppe. Giuseppe Tartini. Pardonnez-moi je suis troublé, votre renommée est si grande et l'histoire qui m'arrive est tellement incroyable. J'ai absolument besoin de vous maestro Stradivari !
Antonio soupira : encore un de ces aristocrates impudents et impatients !
Lorsqu'il le fit rentrer, il put observer son visiteur. C'était un homme très jeune au visage ouvert et agréable, mais qui semblait en proie à une grande agitation. Il se débarrassa de son léger manteau de voyage sous lequel il dissimulait un étui de violon qu'il posa sur l'établi.
Maestro, votre réputation est venue jusqu'à Ancône, et j'ai fait le trajet d'une seule traite pour vous voir. J'ai besoin d'un instrument pour jouer une musique très spéciale, et pour laquelle mon violon est très insuffisant, dit-il en ouvrant l'étui.
Antonio prit l'instrument dans les mains et l'observa quelques instants. Il reconnut immédiatement la facture de son vieux maître, Nicola Amati ; peut-être même avait-il travaillé sur ce violon lorsqu'il était apprenti.
— Et ce violon ne vous convient pas ? Et quelle est donc cette musique qu'un Amati ne puisse jouer ?
— Oh, Monsieur, vous ne me croiriez pas. Je ne sais comment vous le raconter… Êtes-vous... bon chrétien maestro Stradivari ?
— Je crois en la Trinité et en notre Sainte Mère l'Eglise.
— Bien, bien... Mais croyez-vous... au diable également ?
— Hélas, comment nier qu'il existe ? avec tout le malheur du monde...
— Bien, bien... mais me croirez-vous si je vous dis qu'il m'est apparu en songe ?
— En songe tout est possible... Mais quel rapport ?…
— J'y viens. Figurez-vous que dans mon rêve le Malin s'est saisi de mon violon et a joué devant moi, une chose... une chose… je ne sais comment vous l'expliquer. Lorsque je me suis réveillé, je me suis précipité pour mettre par écrit ce dont je pouvais me souvenir. La plume courait toute seule. Lorsque plus rien n'est venu je me suis arrêté. J'avais écrit une sonate entière pour violon, d'une seule traite et sans une seule rature... Cela s'est passé ainsi... Devant Dieu je vous en donne ma parole !.. C'est en tentant de la jouer que je me suis aperçu qu'il était impossible de l'interpréter à la bonne vitesse et surtout, surtout, maestro Stradivari, le diable faisait sonner la troisième note, ce que je ne parviens pas à obtenir avec mon violon.
La troisième note, signore, qu'est-ce à dire ?
— Eh bien, lorsqu'il jouait sur deux cordes une sixte ou une tierce, il faisait sonner une troisième note, harmonique inverse du son le plus aigu. Par exemple, dit-il en prenant son violon en l'accordant, si je joue simultanément un mi et un do une sixte au-dessus, comme cela, entendez-vous en même temps le do grave ?
— Non, signore, je ne l'entends pas.
— Moi je l'entends, mais à peine ; approchez votre oreille, collez-la sur la table d'harmonie. L'entendez-vous maintenant ?
Le violoniste dut presque s'accroupir pour qu'Antonio, en se contorsionnant, puisse coller son oreille sur la table du violon. Après plusieurs essais, il perçut, effectivement ce troisième son dont lui parlait Tartini.
— L'avez-vous entendu, cette fois ?
— Oui. C'est tout à fait étrange...
— Lorsque le diable jouait, on l'entendait parfaitement. Peut-être devrais-je vous interpréter un extrait ? Mais je ne puis la jouer aussi vite, certaines notes dans l'aigu ne sortent pas… et il manque ce troisième son.
Le jeune homme se concentra quelques secondes, puis attaqua une œuvre éblouissante, de pure virtuosité, comme jamais Antonio n'en avait entendue. Lorsque Tartini s'interrompit, Antonio, stupéfait par la performance du violoniste, lui demanda :
— Comment appellerez-vous cette oeuvre ?
— Je l'ai baptisé : "La trille du diable"... Qu'en pensez-vous ?
— C'est un bon titre, assurément...
— Pensez-vous, Maestro, pouvoir me faire un violon qui puisse convenir ? Je vous paierai ce qu'il faudra.
Antonio était embarrassé. Il aurait bien voulu pouvoir donner satisfaction à un si talentueux musicien, mais n'était pas du tout certain d'y parvenir.
Il y avait bien cet instrument qu'il était en train d'achever, celui qu'il avait résolu de commencer à vernir le lendemain. Ce serait le meilleur violon qu'il aurait jamais fabriqué, de cela il était sûr. Il l'avait essayé brut, c'était un instrument déjà exceptionnel. Mais, une fois verni et mis en tension, serait-il à la hauteur de ses espérances ? Et de celles de ce jeune homme ?
Maestro Tartini (le jeune homme rougit sous le compliment), je suis en train de finir un instrument qui semble très prometteur. Je ne suis pas sûr qu'il sera conforme à vos exigences, mais je crois que je ne pourrai pas faire mieux. C'est celui-ci, dit Antonio en le décrochant :

Giuseppe observa le violon, encore en bois brut. Il remarqua son élégance, ses proportions parfaites, ses différents bois, l'ébène profond de la touche, l'admirable dos en érable flammé, la table en sapin aux fibres si serrées. Il le cogna avec le doigt replié pour apprécier sa résonance, en huma l'odeur de colle et de copeaux de bois.
— Quand l'aurez-vous terminé ?
— Revenez dans deux mois, je le mettrai de côté pour vous jusqu'à ce que vous ayez pu l'essayer.
— Je vous remercie infiniment Maestro Stradivari, je serai de retour à la Saint Anselme.

Une fois le jeune Tartini parti, Antonio ferma les lourds volets de bois de son atelier. Il se dit qu'il était trop tard pour aller à l'auberge et décida de monter rejoindre son épouse et ses trois petits. "Trille du diable..." maugréa-t-il avec un haussement d'épaules, en gravissant l'escalier qui menait au logement situé au-dessus de son atelier.

Le luthier avait tort de se moquer. Car cette nuit-là, lorsque la maisonnée se fut endormie, Lucifer pénétra dans son atelier.

Le Prince des Ténèbres se promena lentement au milieu des établis, examina les instruments en cours de fabrication, les bois mis en forme sur des gabarits, les tables que l'on commençait à tailler, galbées, dans la masse, les touches mises sous presse sur les manches. Il jeta un coup d'œil à quelques guitares et un violoncelle et s'arrêta enfin devant le violon en bois brut que le luthier avait promis à Tartini. Il chercha une gouge coupante, puis le pot de vernis que l'artisan avait préparé et l'ouvrit. Puis le diable mit son avant-bras au-dessus et se tailla les veines du poignet.
Lorsque, le lendemain, Antonio Stradivari passa la première couche de vernis, il recouvrit l'instrument, sans le savoir, du sang de Lucifer.
Et le violon se révéla miraculeux. Inouï.
À partir de cette date, Antonio signa ses instruments Stradivarius. Et lorsque le jeune Tartini, prit possession du violon, il put jouer la partition que lui avait dictée le Maître des Ténèbres, à la bonne vitesse et en faisant sonner les fameuses troisièmes notes...
Il se produisit dans toute l'Italie, les foules se pressaient pour entendre la "Trille du diable", un morceau qui lui valut une célébrité immense, mais qui resta à part, comme un objet singulier dans son répertoire. L'œuvre fascinait, mais ne faisait pas école. Seuls les instruments qui sortaient des ateliers du maître de Crémone continuaient d'être exceptionnels ; le diable y veillait, ajoutant régulièrement au vernis un peu de son sang.

Mais sur le plan de la musique, le diable n'était pas satisfait. Aussi, pour parfaire le travail que ne put jamais terminer Giuseppe Tartini, Lucifer estima qu'il devait paraître en personne...

***
Il s'y prit de la même manière, afin que tout parut naturel.
Un bébé naquit dans une famille génoise le 27 octobre 1782, à qui l'on attribua le prénom de Niccolo, et si le père encouragea l'enfant à apprendre le violon et la guitare, il ne sut jamais que ce n'était pas son fils qui montrait ces dons exceptionnels, mais le Malin qui avait pris sa place un jour dans le berceau.
L'enfant grandit, étudia la musique avec Servetto qui avoua rapidement être dépassé par son élève et l'orienta vers le grand Rolla qui ne sut qu'en faire tant la technique du jeune Niccolo était déjà éblouissante.
On perdit quelque temps la trace du prodige ; jusqu'en 1795, où il réapparut pour une série de récitals qui le firent connaître du public. Sa notoriété se répandit alors comme une traînée de poudre. Chacun de ses concerts faisait salle comble.

L'homme était immense, maigre, toujours de noir vêtu, avec des longs cheveux tombant sur les épaules, qui encadraient un visage d'une pâleur mortelle.
Il se positionnait sur le devant de la scène, seul avec son violon, et avant d'attaquer la première note jetait un regard vers la salle. C'était alors que le magnétisme puissant de son regard mettait le public mal à l'aise et faisait frissonner les femmes.
Ensuite, c'était une implosion de notes tourbillonnantes. En fermant les yeux, on pouvait croire que trois violonistes jouaient ensemble ; les mains du musicien s'écartaient en des positions impossibles et se déplaçaient tellement vite sur le manche que l'on avait par moments du mal à les voir. Les coups d'archet étaient insensés, sautillant parfois à la vitesse d'une quadruple croche sur des tempi haletants. Mais au-delà de la virtuosité pure, le public découvrait une musique inouïe, stupéfiante.

Les concerts se déroulaient dans des salles de plus en plus grandes pour répondre à l'affluence du public et l'instrument finit par poser problème. Les spectateurs du dernier rang n'entendaient plus les passages joués pianissimo, et à peine les forte.
Il était facile pour le Prince des Ténèbres de doter son violon de n'importe quelle puissance sonore ; mais, toujours dans le souci de faire apparaître les événements sous un aspect naturel, il procéda de manière à brouiller les pistes.
Il provoqua chez les frères Demonzac, riches négociants français en vin installés à Livourne, un tel enthousiasme lorsqu'ils l'entendirent qu'ils voulurent lui offrir un violon d'exception.
Ils lui achetèrent un instrument construit par le luthier Italien le plus célèbre de l'époque, un certain Guarnerius del Gesù qui n'était autre que le petit-fils d'Andrea Guarneri, le collègue d'Antonio Stradivari, celui-là même qu'il espérait rejoindre à l'auberge le jour de la visite de Guiseppe Tartini.
Mais le luthier n'en crut pas ses oreilles lorsqu'il put assister pour la première fois à un concert du prodige. Son violon avait une puissance telle que, cherchant à la décrire, il dit que l'instrument sonnait "comme un canon". Et le violon garda cette appellation en italien de "Il canonne".
Évidemment, Guarnerius del Gesù ne put comprendre pourquoi il ne parvint jamais à construire un deuxième violon aussi puissant...

Muni de "Il canonne", Lucifer se déchaîna. Ses concerts devinrent des performances comme jamais on n'en avait vu, et comme jamais plus il n'y en eut.
L'effrayant personnage au regard magnétique cassait volontairement une ou plusieurs cordes de son violon, brisait son archet et empruntait la canne d'un spectateur pour jouer ce qu'aucun violoniste contemporain ne parvient aujourd'hui à jouer intégralement avec les quatre cordes et un archet en bon état. Tous les grands musiciens et compositeurs de l'époque, de Rossini à Schuman, vinrent l'entendre et après cela n'écrivirent plus jamais leurs partitions pour violon de la même manière ; certains même, pour lui rendre hommage, reprirent et développèrent quelques-uns de ses thèmes.

Lucifer avait tout lieu d'être presque satisfait. Il lui restait toutefois un travail à accomplir...

Un jour il entendit la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz et jugea que ce compositeur réellement révolutionnaire était ce qu'il attendait.
Ils se rencontrèrent et l'inquiétant violoniste lui demanda une œuvre pour son alto, qui n'était autre, d'ailleurs, qu'un Stradivarius, un de ceux que son sang avait arrosé dans l'atelier de Crémone.
Lorsque Lucifer prit connaissance de la partition d'Harold en Italie, il fut satisfait de sa qualité : la musique était devenue ce péché noble, ce plaisir pervers dissimulé derrière le prétexte de la culture, le mal à l'état brut dans une gangue de beauté. Et surtout, raffinement suprême, elle comportait les germes de sa propre destruction future : le classicisme était définitivement mort, la porte aux bruits discordants de la musique du XXe siècle était ouverte.
Mais, estimant qu'il n'y avait pas assez à jouer pour lui, le Prince des démons refusa l'œuvre de Berlioz et jugea qu'il était temps pour lui de quitter le corps du violoniste virtuose et de l'abandonner à sa destinée humaine.

A partir de ce jour, la santé de celui que tout le monde connaissait sous le nom de Niccolo Paganini déclina. Il mourut à Nice le 27 mai 1840 et par testament donna "Il canonne" à la ville de Gènes, où l'on peut encore l'admirer sous une vitrine.

Pour honorer sa mémoire, la municipalité créa un prix qui porte le nom de son illustre citoyen, et chaque année, le vainqueur, en récompense, obtient le privilège de jouer sur cet instrument, tradition qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours.

Mais, quelle serait la réaction de tous les lauréats du prix Paganini qui se sont succédés depuis sa création, si on leur apprenait qu'ils avaient posé leurs mains sur l'instrument du diable ?

Léon Tourtzevitch
Photo : Kiji, Russie par Toche

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