Franchement, je me demandais ce que je foutais là et comment j’avais eu aussi peu d’amour-propre pour venir m’asseoir en face de cet abruti...
C’est en rentrant l’autre soir d’une partie de poker que j’ai trouvé sur mon répondeur un message de sa secrétaire, celle que nous appelions par dérision « Gorge Profonde » en raison de son air de vieille fille coincée. Le message disait un truc du genre : « Monsieur Meyer souhaiterait vous voir à son bureau chez EMI, pourriez-vous rappeler pour prendre rendez-vous ? »
Ma première tentation a été d’appeler pour lui déverser un torrent d’insultes. Ensuite j’ai caressé vaguement l’idée d’y aller avec une arme pour le buter. Mais en définitive c’est la curiosité qui a été la plus forte...
Cela faisait plus d’un an et demi que Suzanne m’avait plaqué pour ce salaud et depuis cette histoire je ne survivais qu’en accordant des pianos et en jouant pour des mariages juifs et des bar-mitsvas. Et encore, c’était grâce à mon pote Salomon qui avait eu pitié de son goy préféré et était venu à mon secours. Un an et demi que je n’avais pas mis les pieds dans un studio ni fait le moindre travail professionnel sérieux. Meyer qui avait le bras plus long que je ne le pensais dans le métier y avait soigneusement veillé…
Faut dire que je n’y avais pas été de main morte. Je ne savais pas ce qu’il me voulait, mais j’avais au moins la satisfaction de constater qu’il n’avait plus le nez très droit au milieu de sa petite gueule d’attaché-case.
Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui trouver à ce con ? à part qu’il était directeur artistique chez EMI et que Suzanne rêvait d’une carrière de chanteuse de variétés ?
Suzanne, je l’avais rencontrée sur une tournée de Dick Marciano en 1982. Elle y était choriste, moi guitariste et chef d’orchestre. Dès le deuxième soir de la tournée elle m’avait rejoint dans ma chambre d’hôtel. Je me rappelle, c’était à Vichy, un concert nul devant des vieux cacochymes, toussotants et crachotants. Marciano avait torché ça rapidos, programme minimum et pas de rappel. On avait fini, il était à peine 22h30…
Suzanne, faut que je vous explique : c’est une déesse rousse avec des volumes juste comme il faut et exactement placés où il faut, un visage de saint-nitouche, d’immenses yeux verts et une chevelure de feu. Et une sacrée voix. En plus, une vraie pro qui avait tâté de tout, du jazz au chant classique en passant par le rock n’roll. Le seul truc peut-être un peu négatif, c’est que si sa voix était belle, elle était aussi plutôt banale. Des filles comme elle, avec des jolies voix et une bonne technique, il y en a plein...
Mais j’aurais dû me méfier lorsqu’elle est venue frapper à ma porte. Je suis tellement con que j’ai cru à un effet de mon irrésistible charme personnel : en réalité la Suzanne était une arriviste de première et si elle avait jeté son dévolu sur moi c’était qu’elle ne pouvait pas se taper la star, vu que le Marciano, il était pris et bien pris. Sa gonzesse, probablement briffée sur les mœurs sexuelles des musiciens en tournée ne le lâchait pas d’une semelle... Et je n’avais pas réalisé que, dans la hiérarchie du spectacle, le deuxième après la vedette c’était moi en tant que chef d’orchestre. Alors, lorsqu’elle avait commencé à me faire du gringue, dès le début des répétitions, je ne me suis jamais imaginé que c’était pour autre chose que mon corps d’athlète, mon QI de 110 et mon talent musical...
Après la tournée, Suzanne est venue habiter chez moi. J’étais insatiable de son corps et elle, toujours disponible. Elle était stimulante. On avait une telle complicité, du moins je le croyais à cause de ces fous-rires que nous prenions pour n’importe quoi, que j’étais sûr qu’on serait ensemble pour la vie…
Meyer a commencé à parler d’un nouveau disque pour Marciano et l’un et l’autre étaient d’accords pour que j’en fasse les arrangements.
On n’était pas trop pressés et de toutes façons Marciano avait à peine commencé à écrire de nouvelles chansons. En attendant, Meyer me confiait d’autres trucs moins prestigieux, mais m’appelait aussi lorsqu’il avait des galères : des arrangements ratés, des erreurs de mixage, des budgets de production qui s’envolaient...
Un jour, alors que j’étais en train de fêter avec Suzanne notre première année de vie commune dans un restau près de la porte de St-Ouen, il m’appelle depuis le studio de Saint-Denis : « Ecoute, je suis en galère, on a un problème avec un arrangement de cuivres, les musiciens prétendent que c’est mal écrit et viennent de partir. L’arrangeur a eu un accident, il n’est pas joignable. On doit terminer demain… Je sais qu’il est tard, mais si tu pouvais passer maintenant et me débrouiller le truc, ça me rendrait service. »
Ce sont des demandes qu’on ne peut pas refuser… et en plus, c’était tout près. Je lui dis que j’arrivais illico.
Si j’avais su !..
D’habitude, je n’emmène jamais les copains ou les copines, et encore moins Suzanne, aux séances de studio, à moins qu’elle ait une voix à y faire. Mais là, vu les circonstances, je n’allais pas la laisser dans la bagnole, déjà qu'elle faisait la gueule qu’on n’aurait pas le temps de manger l’omelette norvégienne, une spécialité du restau...
Or donc, je me pointe au studio, Suzanne en bandoulière. Le Meyer était là, visiblement emmerdé et fatigué. Ca sentait la clope et l’énervement. Il n’y avait plus que lui et Lucas, l’ingénieur du son, que je connaissais bien pour avoir souvent travaillé avec lui.
Moi, le studio, j’adore. C’est comme le ventre de sa mère, c’est noir, profond, isolé du monde avec ce cœur qui bat dans les énormes enceintes. Boum, boum…
Je préfère le studio à la scène. J’aime pouvoir corriger, réfléchir, construire, effacer, me confronter aux possibles. La scène, c’est le lieu de l’éphémère, de la grosse ficelle, de l’irréversible.
Après avoir franchi le sas d’entrée, on pénètre dans le studio avec la console éclairée partout de petites lumières, comme un tableau de bord de Boeing.
C’était certes flatteur d’être appelé comme pompier de service, mais chaque fois un nouveau défi à relever. Fallait pas me planter, il y allait de ma réputation et de mon standing. Aussi étais-je déjà tendu et concentré sur ce que l’on allait attendre de moi. Et je n’ai pas remarqué l’effet que Suzanne avait produit d’emblée sur Meyer.
Meyer, jusque là, il ne me faisait ni chaud ni froid. Un bellâtre en costume trois pièces que je trouvais à peu près inculte musicalement, (comme les neuf dixièmes des « directeurs artistiques » des maisons de disques) et pour lequel j’avais plutôt du mépris. Mais il était réglo avec moi côté boulot. Il me faisait travailler, me payait bien et ne me faisait pas chier, alors que je savais, par des collègues, qu’il était capable de pourrir la vie à des arrangeurs avec des exigences incompréhensibles et des caprices de fillette.
Donc, après les salutations, on s’installe. Moi à côté de Lucas près de la console, Suzanne derrière, sur le canapé ad hoc que l’on trouve dans tous les studios pour ce que l’on appelle avec une certaine condescendance « l’écoute clients ».
Meyer reste debout appuyé à la table de mixage et m’explique que sur un passage de cuivres répété plusieurs fois, il y a quelque chose qui ne va pas, et me tend le score qu’il avait récupéré auprès des musiciens.
« OK, je dis, je vais voir ce que je peux faire ».
Meyer s’avachit sur le canapé derrière moi avec Suzanne.
Je jette un coup d’œil rapide au score. A priori, comme ça, je n’y vois rien de spécial et je dis à Lucas d’envoyer la bande, d’abord à plat avec le reste, et ensuite les cuivres seuls (trompette, trombone et sax tenor).
Meyer avait beau être à peu près analphabète sur le plan musical, j’ai été obligé de reconnaître qu’il avait de l’oreille. Il y avait effectivement un malaise et j’ai trouvé assez vite : certaines notes sur les instruments à vent sont un peu fausses, et ce ne sont pas les mêmes suivant l’instrument. Les arrangeurs spécialistes des cuivres les connaissent et les évitent dans la mesure du possible. En général on ne s’en aperçoit pas lorsqu’un seul de ces instruments en joue une mais là, manque de pot, l’arrangeur en avait collé trois ensemble à deux endroits…
Rectifier a été facile, mais il fallait reconnaître que le trait de cuivre devenait moins intéressant. Je comprenais que l’arrangeur ait été tenté.
Après, on a été prendre un pot à côté du studio, Lucas, Meyer, Suzanne et moi. Si j’avais été un peu moins euphorique d’avoir si rapidement débrouillé ce sac de nœuds musical, j’aurais dû m’apercevoir qu’il y avait du louche entre Suzanne et Meyer. Elle avait trouvé le moyen de caser dans la conversation qu’elle chantait elle aussi et là, j’aurais dû voir dans les yeux de Meyer exactement l’expression d’un chat qui vient de découvrir un canari en liberté…
Les soupçons j’ai commencé à les avoir dix jours plus tard au Studio de la Grande Armée, dans l’avenue du même nom.
Suzanne, cette fois, avait des chœurs à faire sur un de mes arrangements pour un obscur poulain d’EMI. Et alors qu’elle était en cabine avec le casque sur les oreilles, je vois se pointer Meyer, ce qui était très rare lorsque j’étais aux commandes.
Bonjour-ça-va et puis rien, il s’avachit et nous laisse bosser.
Suzanne, comme d'hab, s’en tire très bien, deux-trois prises, pas plus. Au bout de trois quarts d’heure elle avait fini. Comme le chanteur avait déjà fait la voix principale, on avait terminé et on pouvait mixer.
Pendant que l’ingénieur du son se mettait en configuration de mixage et que son assistant rangeait le studio, on prend un café à côté. Meyer dit qu’il reviendra en fin d’après-midi avec son poulain, un certain Brice Cassembar (tu parles d’un nom de scène à la con, une idée à lui, je parie…). Suzanne me dit qu’elle passe voir sa mère qui habite pas loin, place des Ternes. Ils partent en même temps et je retourne travailler.
Lorsque Meyer repasse au studio, en fin d’après-midi, je note machinalement un truc : il avait la gueule d’un mec qui venait de tirer un coup... Cet air idiot et satisfait, vaguement rêveur, du type qui venait de se vider les testicules. Un air que nous avons tous, paraît-il, messieurs, en de telles circonstances et c'était Suzanne elle-même qui m’avait appris à le reconnaître... Dieu sait si cela avait été l’occasion de nous marrer ensemble à maintes reprises ! On se mettait à la terrasse d’un café, on regardait les gens et on comptait les points. J’avoue que c’était assez tordant...
Bref, je note l’information, mais dans mon subconscient.
Faut dire que j’avais d’autres soucis. On avait eu une grosse galère au mixage, un truc qui ne m’était encore jamais arrivé : pour une raison indéterminée un « cloc », un bruit parasite inexplicable, probablement d’origine électronique, était apparu sur la bande master. Ce bruit était présent sur toutes les 24 pistes et au même endroit. C’était une catastrophe : à moins d’une solution miracle, cela voulait dire qu’on était obligé de tout recommencer, refaire les trois jours de studio qu’avait déjà coûté le titre, faire revenir les musiciens, etc
L’ingénieur du son ne s’est pas démonté. Il a débrayé les moteurs du magnétophone et, en tournant les bobines à la main, a réussi à repérer exactement la largeur du « cloc » en traçant deux traits eu feutre sur la bande, ce qui, il faut le signaler au passage, suppose une sacrée habitude et une oreille très fine. Cela faisait un peu plus d’un centimètre de bande. Il m’explique : avec la vitesse de défilement de 76 cm/sec de ces magnétos, un centimètre c’est un peu plus d’un centième de seconde. C’était jouable. De toute façon, c’était ça ou il fallait tout refaire. Il a sorti la bande, taillé la largeur du « cloc » et recollé avec de l’adhésif.
Je n’en menais pas large. Mais, une fois l’opération effectuée, le bruit avait disparu et on n’entendait aucune coupure, aucune saute, aucune rupture de tempo, rien. L’ingénieur, je l’aurais embrassé…
Mais on avait perdu beaucoup de temps avec cette histoire et lorsque Meyer s’est repointé (sans son poulain, bizarrement), il n’a même pas remarqué qu’on n’avait pas avancé. Il n’est d’ailleurs pas resté longtemps.
C’est dans la soirée que les choses se sont gâtées.
En quittant le studio vers 21h je me suis souvenu que je n’avais pas prévenu la mère de Suzanne qu’on ne pourrait pas venir bouffer chez elle le lendemain et j’avais oublié de transmettre à Suzanne. J’appelle ma belle-mère, que j’adore, soit dit en passant, rien que pour son petit salé aux lentilles… « Je ne vous vois jamais», minaude-t-elle au téléphone. « N’exagérez pas, lui dis-je, vous avez au moins vu Suzanne tout à l’heure . « Mais, non, Ludovic, je n’ai pas vu Suzanne et j’ai été là toute l’après-midi ».
Bon, me dis-je, elle a dû changer d’avis. Mais tout de même, il y avait quelque chose, là, dans mon subconscient... l’air d’abruti satisfait de Meyer...
Le soir je demande à Suzanne : « Tu as vu ta mère, elle va bien ? ». « Oui», me répondit-elle .
Là, j’ai su que j’étais cocu.
Et je me suis aperçu que Suzanne, en réalité, j’en étais raide dingue. L’idée qu’un autre type lui avait caressé les seins et fourré son truc dans l’intime me rendait positivement fou de douleur et de rage...
J’ai commencé à la surveiller. Elle ne prenait pas beaucoup de précautions. Je me suis mis à lui faire des scènes, à déconner dans mon travail et à picoler. Et un jour que j’étais particulièrement désespéré et pas mal alcoolisé, l’idée idiote de demander à Meyer de me « rendre Suzanne » me vient à l’esprit…
Je déboule chez EMI et fonce vers son bureau. J’y entre sans me faire annoncer, malgré les glapissements de Gorge Profonde : Suzanne était assise sur son bureau en face de lui, les cuisses écartées. Et il avait ses sales pattes de limace posées sur ses jambes.
Alors j’ai vu rouge. J’ai tout cassé. Et je me suis acharné sur lui pendant qu’elle me hurlait d’arrêter. Le temps que Gorge Profonde appelle la sécurité et les flics, je lui en ai mis pour quinze jours d’hôpital et il lui a fallu deux mois pour reprendre une apparence humaine.
Le soir même, Suzanne faisait ses valises et retournait chez sa mère. Je ne l’avais plus revue depuis…
Meyer, considérant sans doute que de m’avoir cocufié et rendu tricard dans le métier étaient suffisants, avait eu l’élégance de ne pas porter plainte...
Aussi, sa convocation dans son bureau était pour le moins étrange et inattendue. Je me demandais bien ce qu’il me voulait...
Il avait désormais, et à ma grande satisfaction, le nez cassé et de travers, mais je n’avais pas besoin d’un dessin pour savoir pourquoi un mec bodybuildé au crâne rasé était debout dans un coin du bureau, prêt à se jeter sur moi.
— Hum, commença-t-il d’un air rogue, bonjour…euh…ça va ? Voilà, euh, j’aurais besoin de vous (tiens, on se vouvoyait désormais…)… pour un travail.
— (…)
Un ange passa…
Là il était emmerdé le mec. Pourquoi, je ne savais pas encore, mais je jubilais de le voir de plus en plus mal à l’aise.
— Pourriez-vous faire l’arrangement d’un titre ?
— (…)
L’ange repassa…
— Bon, je vous le fais écouter, dit-il, c’est juste voix-guitare.
Je poussai un grognement qu’il dut prendre pour une acceptation et me renfonçai dans le fauteuil Conforama . Il prit une cassette et la mit dans le lecteur.
J’eus un peu de mal à me concentrer sur la chanson tellement, au début, des trucs inavouables me passaient par la tête.
Elle était intéressante. Un très beau texte, très simple : une femme attend son amant et pense à lui, le supplie de se dépêcher, se prépare et se fait belle pour lui. Un truc éternel… et très touchant …
La musique était particulière, fichue un peu comme lorsqu’on chantonne. Sans queue ni tête, pas de structure couplet-refrain mais plutôt un long développement, avec quelques reprises tout de même. Pas un truc habituel.
La cassette terminée, comme je ne mouftais toujours pas, il finit par se décider :
— C’est une chanson pour Suzanne. Et elle voudrait que vous fassiez l’arrangement… Ce n’était pas vraiment mon idée, mais elle a insisté…
Je suppose que j’ai dû faire une tête bizarre. En tout cas assez pour que le pitbull en faction contracte les mâchoires et sorte les mains de ses poches... J’étais tellement estomaqué que j’en restai sans voix... Là, quand même, me demander de donner un coup de main à la carrière de Suzanne après me l’avoir piquée, ce type avait un culot monstrueux...
J’avoue avoir été tenté de l’envoyer chier… très tenté, même : me lever, claquer la porte, faire un scandale ( pas trop quand même, pour ne pas énerver Musclor…).
Et puis, là, tout à coup, en une fraction de seconde, dans son fauteuil à la con en vrai-faux cuir, j’ai décidé que Suzanne, j’allais la reconquérir. La chanson, j’en ferai un bijou. Je lui en mettrai plein la vue, je l’éblouirai de mon talent, de ma souffrance et de mon amour. La chanson était bonne, je le sentais. C’était juste un diamant brut que je rendrai éclatant… Mais, toi, mon bonhomme, je ne te ferai pas de cadeau… :
— Je veux un budget illimité, daignai-je lâcher d’un air méprisant.
— C’est quoi « illimité» ? dit-il en blêmissant.
— Des cuivres, des cordes, un orchestre symphonique si je veux...
— L’orchestre symphonique, je ne peux pas…
— Alors, c’est non, dis-je en me levant.
— Attendez ! (Cela me faisait toujours aussi bizarre qu’il me vouvoie) D’accord pour l’orchestre symphonique, dit-il l’air furieux.
— Je veux 20 % des droits…
— Bon, dit-il après une hésitation.
— … Plus le double du tarif habituel en salaire, c’est un travail difficile…
— D’accord..
— Et je veux faire la production…
— Non...
— C’est à prendre ou à laisser...
— C’est non. Je vous ai toujours foutu la paix dans votre travail, je n’interviendrai pas, mais le producteur, c’est moi...
Là, j’ai senti que j’allais trop loin et que je devais faire au moins semblant de céder...
— Il n’est pas question que vous me dictiez quoi que ce soit sur ce boulot, dis-je après un moment de réflexion.
Meyer faillit dire quelque chose mais se ravisa. Comme il ne répondait pas, j’en déduisis qu’il était d’accord :
— Revenez me voir avec une maquette quand vous serez prêt. On fixera les dates de studio, me dit-il…
Considérant l’entretien terminé je me levai et tendit ma dextre pour récupérer la cassette. Il me la remit à contrecœur, me sembla-t-il, et sous l’œil vigilant de Rocky Balboa.
À peine sorti du bureau, je n’ai pas pu m’empêcher... Je suis revenu sur mes pas, j’ai rouvert la porte et j’ai fait un doigt d’honneur au vigile. Puis, à tout hasard, j’ai foutu le camp en courant, hilare, envoyant, au passage, des baisers à Gorge Profonde qui se contenta de hausser les épaules...
Une fois dans ma bagnole, j’ai immédiatement mis la cassette sur mon autoradio. Pour faire un arrangement, c’est ainsi que je travaille : d’abord, j’écoute le titre inlassablement, des centaines de fois, partout où je le peux et c’est petit à petit que les idées me viennent, comme ça, spontanément. Et ce n’est que lorsque j’ai à peu près tout dans la tête que je commence le travail technique, le relevé de la grille d’accords, de la mélodie et du texte. C’est seulement après que j’entame l’arrangement proprement dit.
Je repensais à Suzanne. Ce boulot m’obligerait à la revoir, à retravailler avec elle. J’en avais des frissons... Je me disais qu’elle allait enfin comprendre la différence entre un épicier comme Meyer et artiste comme moi. Elle, elle saurait apprécier le cadeau que je lui ferai avec l’orchestration de ce titre...
Au fait, me demandai-je, qui sont les auteur et compositeur de cette chanson ? Meyer ne me l’avait pas dit, faudra que je lui demande à l’occasion…
J’avais chez moi, pour faire mes maquettes préparatoires, un home-studio très rudimentaire mais suffisant : quatre pistes analogiques, une petite table de mixage à six voies, un gros séquencer, deux synthés, une boîte à rythmes, un Revox, un micro Shure et un multi-effets, plus mes guitares et une basse. J’avais absolument besoin d’entendre ce que j’écrivais avant de le valider.
C’est en relevant la grille que je me suis vraiment aperçu que c’était un travail d’amateur. Jusque-là je n’y avais pas fait attention : les accords se suivaient brutalement, sans ces transitions qui font tout le sel de l’harmonisation. Et c’était du simplissime : do majeur, la mineur... En plus c’était chanté par une voix d’homme, aucun rapport avec la tessiture de Suzanne.
Se pouvait-il que la chanson fût de Meyer lui-même ?
Je ne l’avais jamais entendu chanter et si ça se trouve, c’était aussi sa voix. Je savais qu’il grattait vaguement la guitare...
Cette perspective me perturba beaucoup car, au final, la qualité de mon travail pourrait tout aussi bien rejaillir sur lui et non sur moi.
J’envisageai alors un coup foireux : déclarer la chanson à mon nom à la SACEM, si le dépôt n’avait pas été encore fait…
Le lendemain matin, dès l’ouverture, je me pointai à Neuilly-sur-Seine au siège de la SACEM et demandai à connaître l’auteur et le compositeur de « Je l’attends ». La gourdasse de service, après m’avoir, évidemment, d’abord sorti de son ordinateur « Je t’attends » de Johnny Halliday, m’indique que la chanson qui nous occupe a été déposée il y a un mois et que l’auteur ainsi que le compositeur étaient un certain André Meyer…
Bingo. Et donc, rien à faire de ce côté...
Puis je me suis dit que le challenge restait entier. Suzanne serait obligée à un moment ou un autre de travailler avec moi, de donner son avis, d’enregistrer sa voix sous ma direction. J’avais déjà en tête chaque inflexion, quasiment sur chaque mot. Les droits ou l’estime de la profession, finalement, je m’en foutais. Seule Suzanne m’importait…
Durant le mois pendant lequel j’ai travaillé sur ce titre, j’ai changé de vie. Je me suis rasé la barbe (Suzanne n’aimait pas…), je me suis mis à fréquenter quotidiennement une salle de sports, j’ai fait tourner mes t-shirts dans la machine à laver, j’ai arrêté de picoler et j’ai refusé tous les plans à la noix que me proposait gentiment Salomon pour ses fêtes juives. Il trouverait facilement pour me remplacer un guitariste qui soit vraiment juif ou qui connaisse le répertoire, ils ne devaient pas manquer sur la place de Paris...
On croit parfois que les boulots de création artistique se font sous l’emprise d’inspirations fiévreuses et d’impulsions désordonnées. C’est rarement le cas : le travail, une certaine routine, des horaires réguliers et une alimentation saine se révèlent généralement plus productifs que les nuits blanches et l’usage de substances...
Sauf que désormais, sachant que l’auteur était Meyer, chaque fois que j’étais confronté au texte cela me mettait dans une rage folle : ce fils de pute y décrivait ses fantasmes sur Suzanne, comment elle l’aimait, se préparait, l’attendait impatiemment etc... Je ne réussissais à retrouver mon calme qu’en me concentrant sur la musique…
J’ai commencé par réharmoniser la mélodie et à en changer quelques notes pour les besoins d’une succession d’accords qui me plaisait bien et qui me permettait un développement cohérent sur toute la chanson.
Puis je me suis mis à réfléchir à l’orchestration.
J’avais exigé un orchestre symphonique, mais c’était juste pour faire chier l’autre con. Plus j’y pensais, plus le minimalisme s’imposait : une femme qui attend son amant et qui se prépare à l’aimer, un orchestre symphonique avec ses tzim-boum, ça ne le faisait pas trop…
Plus j’envisageais un arrangement avec peu d’instruments, plus il m’était évident que la structure de la mélodie et l’harmonisation étaient importants. J’essayais de trouver des références. Je pensais à « Maña de carnaval » d’Orfeu Negro, juste une guitare et une voix entre le chant et le chantonnement. Mais aussi à Brigitte Fontaine, et à Françoise Hardy. Et aussi à une romance russe sur le même thème…
Plus j’avançais, plus j’étais stressé par la nécessité de simplicité de ce titre.
J’aime faire des arrangements chargés, ce qui impose des mixages complexes. La sobriété ne m’est pas naturelle, elle est pour moi le résultat d’un travail difficile et presque douloureux. C’est un dépouillement, une marche vers l’ascétisme qui ne peut se faire que progressivement : d’abord un gros bins avec plein de bruits et ensuite j’enlève, je gomme… et encore, et encore… toujours moins, vers l’essentiel, l’indispensable.
À ce travail-là, au bout d’un mois, j’avais abouti à un arrangement avec seulement trois instruments : une contrebasse, une batterie très légère et une guitare à douze cordes avec une partition comportant des astuces, mais un peu complexe et difficile à jouer.
Normalement – je veux dire si j’avais été un arrangeur normal, travaillant avec un producteur normal, pour une artiste normale et dans des circonstances normales – j’aurais dû obligatoirement soumettre l’arrangement à Mayer, c’était lui le producteur.
Mais c’était hors de question. Seul l’avis de Suzanne m’importait.
En réalité, j’étais terrorisé : là, j’étais à poil ; si cela ne lui plaisait pas, j’étais mort...
J’ai essayé de joindre Suzanne plusieurs fois et sans succès. Alors j’ai décidé de mettre Meyer devant le fait accompli. J’y suis allé au flanc : il me restait des feuilles d’émargement d’EMI, j’ai retenu une journée de studio à celui de Saint-Denis, convoqué les musiciens et on a enregistré. Puis j’ai fait une voix-témoin comme j’ai pu à cause de la tessiture et j’ai demandé à Lucas de me mettre sur une cassette une mise à plat sans la voix et une avec. Puis en prenant mon air le plus innocent, j’ai déposé le tout à Gorge Profonde avec mission de transmettre à Meyer. Et j’ai attendu.
Une semaine se passe, la pression du boulot retombe un peu.
Je m’avise alors que je n’ai pas signé mon contrat. J’appelle Gorge Profonde qui me dit qu’elle l’a préparé, mais que Meyer n’est pas là pour l’instant pour le signer et que dès son retour elle me l’enverra.
Comme dix jours supplémentaires se passent et que Gorge Profonde continue de me dire que Meyer n’est toujours pas là, je finis par venir aux nouvelles chez EMI.
Je reconnais le malabar de l’autre jour, posté à l’entrée, qui me fait un sourire carnassier (m'étonnerait qu'on se fasse un jour la bise…) et je m’enquille dans les étages, à la comptabilité. Là, j’ai des copines, autrement plus baisantes que Gorge Profonde. La mignonne petite Lucie, après quelques questions adroites et en apparence anodines, se renseigne et m’apprend que Meyer est à Londres pour le tournage du clip de « Je l’attends ».
Là, j’ai un coup sur la tronche… Je soupçonne l’arnaque : ils ne pouvaient pas sérieusement tourner la clip tant que la voix n’était pas faite et le titre mixé !
Pour en avoir le cœur net, j’appelle Lucas au studio qui me confirme que Meyer est passé prendre la bande master il y a un peu plus de quinze jours et que depuis il n’a revu ni l’un ni l’autre...
Le salaud ! À tous les coups, ce fumier de putain de sa race était allé enregistrer la voix de Suzanne ailleurs, peut-être même à Londres, y avait fait le mixage et était en train de réaliser le clip ! J’avais un moyen d’en être sûr : appeler mon ex-belle-mère et lui demander si Suzanne était à Londres en ce moment.
Elle a été charmante, mais n'a rien voulu savoir : « Vous savez mon petit Ludovic, je vous aime bien, et je suis désolée de votre rupture, mais là, j’ai des consignes, je ne peux rien vous dire, désolée… Mais elle va bien… Passez donc me voir à l’occasion. »
Je quittai EMI et les Champs Elysées totalement sonné. C’était fini: il s’était démerdé pour que je n’aie aucun contact avec Suzanne. Je m’étais fait avoir en beauté.
Je m'étais fait avoir, certes, pourtant, je ne soupçonnais pas encore à quel point !…
Je l’ai su un peu plus d’une semaine après, en recevant par la poste une belle et grande enveloppe à bulles au sigle d’EMI.
Elle contenait mon contrat, un chèque, un faire-part, un DVD et une carte de visite de Meyer.
Le contrat n’était en rien conforme à nos conventions : je n’avais pas un centime sur les droits, même pas les 10 % traditionnels de l’arrangeur. Le salaire pour lequel le chèque avait été établi était à peine le quart de celui convenu et il y avait, collé sur le contrat, un post-it de la main de Meyer : « C’est ça ou rien ».
Le faire-part annonçait que : « Suzanne et André Meyer étaient heureux d’annoncer la naissance de leurs jumeaux Antoine et Maurice ».
J’apprenais ainsi qu’ils s’étaient mariés. Mais je savais aussi ce que cela voulait dire car on en avait parlé avec Suzanne : elle ne voulait avoir des enfants que lorsqu’elle aurait arrêté ou renoncé à sa carrière de chanteuse. Et l’horrible vérité commença à se faire jour en moi : cette chanson n’avait jamais été pour Suzanne, je m’étais fait posséder dans les grandes largeurs...
Aussi je m’attendais un peu à ce que j’allais voir sur le DVD... C’était le clip de « Je l’attends ». Mais par une chanteuse qui m’était totalement inconnue, une superbe brune à la voix rauque et sensuelle. La chanson était géniale. Vraiment. En d’autres circonstances je me serais adressé des compliments sincères. Elle ferait un carton…
Et pendant que je l’écoutais, je tournais et retournais entre mes doigts la carte de visite de Meyer sur laquelle il avait juste écrit : "Pauvre con !"
Et le jour-même je recevais une convocation au commissariat de police, suite à une plainte qu'il avait déposée contre moi pour coups et blessures. J’ai appris ainsi que le délai de prescription en cette matière était de trois ans…
Ludovic Spassky
(Remerciements à Anna Gavalda dont la lecture a été stimulante pour cette nouvelle !)
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