"Ne raconte pas ta vie, ça n’intéresse pas les gens".
C’est Thérèse, ma grand-mère, qui me dit cela en titillant avec son tisonnier la cuisinière à charbon. Elle a les cheveux blancs bleutés par la teinture et porte une blouse acrylique sombre avec des motifs fleuris. C’est elle qui m’élève, parce que Maman est morte en couches.
J’ai 9 ans, c’est le goûter du retour de l’école et je tourne ma cuillère dans le bol de Ricorée, sur la toile cirée à carreaux jaunes et gris. Une maison de garde-barrière. Au mur, un calendrier des postes avec des montagnes enneigées, et une photo de locomotive électrique. Une BB.
Voilà, pour moi ça a commencé comme ça, sur les starting-blocks de la vie.
Un silencieux, voilà ce que je serai. Comme Papa, comme les autres.
Du reste, dans notre famille, les hommes ne restent pas. Les hommes s’en vont. Mon père à 48 ans d’une cirrhose. Mon frère sous un tracteur renversé en faisant les foins sur un coteau trop raide. Dit comme cela, ça a l’air dramatique, mais à bien y réfléchir, je ne sais pas. C’est difficile d’imaginer la vie qu’on n’a pas eue, celles qu’on aurait pu avoir. Comme dit Bernard, le fils du garde-barrière, "va savoir quand tu ne sais pas".
Et puis, je n’ai pas eu que des malheurs dans ma vie. Mais chez les R., on est des silencieux, des taiseux.
Discret, je l’étais à mon mariage avec Geneviève. A la noce, les gens riaient et parlaient fort, parce qu’ils étaient un peu saouls. Moi je ne bois pas, enfin, pas encore. Ils renversaient le vin sur la nappe blanche, dans le pré de chez les Caillot, mais, moi, je voyais pas le vin, je voyais du sang.
Taiseux, je l’étais à la naissance d’Eric, le petit. Devant tant de merveilles miniatures, on ne sait pas quoi dire. Alors on ne dit rien, c’est encore le mieux.
Silencieux, je l’étais encore huit ans plus tard, derrière le cercueil de Geneviève. Elle ne fumait pas et ne buvait pas, mais c’est bien quand même le crabe qui l’a prise, à 41 ans.
Discret, c’est ce qu’on dit de moi à la SNCF. Conducteur de train pendant vingt-cinq ans, trains de marchandises surtout. Au dépôt de Culoz, puis de Saint-André-le-Gaz. Les rails courbes qui luisent de nuit sous la lune, les gares et les passages à niveau qui défilent, irréels, comme des miniatures d’un jouet de gosse. J’aime bien.
Et puis la vue qui baisse, les lombaires écrasées par les heures sur le siège inconfortable. J’ai dû faire mes trois dernières années comme chef de gare, à Voiron. Enfin, pas vraiment chef de gare. Assistant logistique, ils disent.
Paperasses, carbones, originaux, tampons encreurs. Télex et téléphones d’un autre âge. Et puis la retraite. La retraite, elle m’a giflé, séché comme un coup de poing au plexus. Elle m’a pris Eric, mon fiston, le lendemain de ses 22 ans, le soir de mon départ à la retraite. Sa 205 s’est enroulée autour d’un pylône électrique, dans les courbes de la combe de Valfroide.
Celui qui n’a pas vu le cadavre de son fils à la morgue ne connaît rien à la vie.
Les yeux globuleux et exorbités qu’ils n’avaient même pas fermés. Ses bras raides en l’air comme des cierges. Ce rictus horrible.
C’est là que j’ai commencé à ne plus parler du tout.
J’ai mis bien du temps à rentrer de nouveau dans sa chambre, dans le petit pavillon au bord de la voie ferrée où on vivait tous les deux. Trois ans, je crois bien. Tout est resté intact. Je rentre la nuit, parce que les choses sont moins réelles, on y voit moins bien les contours de la chiennerie, et je pousse la porte. On refait connaissance. Par la musique. Je prends au hasard une cassette ou un CD dans sa pile, et je l’écoute sur son baladeur.
Ce dimanche soir, à la fraîche, j’avais bu pas mal de beaujolais. J’ai pris un vieux Bashung et je suis allé faire un tour sur la voie ferrée. Ca disait "tu vois ce qu’on voit…". Non, c’est pas cela, il y a un jeu de mots. Ah oui :
"Tu vois ce convoi, Qui s’ébranle Non, tu vois pas Tu n’es pas dans l’angle Pas dans le triangle…[1]"
En marchant sur les voies, le walkman sur les oreilles, j’ai vu, à plusieurs mètres, une vipère aspic détaler du ballast encore chaud où elle se dorait, et filer dans les hautes herbes. Les vibrations sur les traverses. J’aurais dû me douter. Au lieu de cela, j’ai continué à marcher dans la grande courbe aveugle du sous-bois, avec son ballast relevé comme dans un vélodrome, pour assurer la stabilité des trains dans le virage.
Et là, sortant de l’angle mort de la courbe, feux allumés, je l’ai vue. Une BB vieux modèle, vert d’eau délavé, qui glissait sans bruit. Une loco seule, de liaison ou de dépannage.
Elle était massive, terriblement dense et compacte. Je voyais tous les détails, sa gueule de raie, les gros tampons graisseux, le crochet central d’attelage, un essuie-glace cassé, les mouches et insectes écrasés sur la carrosserie et la pare-brise. Un instant, j’ai même cru reconnaître Robert, le barbu du dépôt de Culoz, derrière les vitres fumées de la cabine. Attention, hein, je dis pas que c’était lui.
D’autant que je sais bien qu’un soir de novembre il a pris son Mosberg 6 coups et est allé dans le champ de maïs des Guillot, pour mettre les canons jumelés dans sa bouche, et que le coup est parti tout seul.
N’empêche, on ne m’enlèvera pas de l’idée que j’ai cru voir Robert, comme s’il avait pris une loco fantôme pour refaire la route à l’envers, sans rien dire à personne.
J’aurais pu faire un ou deux pas chassés de côté, tenter quelque chose. Pas sûr que ça aurait suffi. Et puis, à présent, il n’est pas né celui qui me fera courir.
Alors, moi qui ne m’étais plus battu depuis longtemps, ni dans la vie ni dans la rue, j’ai pris la position du combattant dans les bals du samedi soir. Une jambe en avant, l’autre repliée en arrière, le buste de profil, les avant-bras protégeant le plexus solaire et les poings fermés devant le visage.
Bien campé sur mes appuis, j’ai attendu, oui, je l’ai attendue, cette salope. Et attendre, mon Dieu, la vie n’est rien d’autre.
"Raconte pas ta vie, ça n’intéresse pas les gens"…
Sandro
[1] Happe, Alain Bashung/ Jean Fauque, 1992, Barclay.
Crédit photo : Serge Barberis
Si tu veux que je te prête mon ours?
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