jeudi 10 septembre 2009

Nationale 7 (Sandro)

Voyage à quatre roues au bout de notre mémoire collective. Petite chronique politiquement incorrecte sur le temps qui passe.

L’autre jour, vaguement agacé par les pluies et tempêtes incessantes sur le plat pays, je décidais d’honorer l’invitation d’un vieux copain de lycée à passer quelques jours dans sa vieille bastide du Lubéron. C’est-à-dire regarder le soleil descendre derrière les cyprès, en faisant tinter le glaçon dans le verre de rosé frais, tant qu’il y a des soleils couchant, des cyprès et du rosé en vente libre.

Peu enclin à supporter six heures durant un voisin catarrheux ou pétomane, je décidais de snober les flèches bleu argenté de la SNCF, comme les carlingues orangées des low-cost qui tentent de refaire une virginité au transport aérien. Pas envie de me retrouver à Roissy au lieu de Bruxelles pour cause de brouillard persistant, pas preneur de la voix suave et sensuelle qui vous susurre, sur le quai de gare, qu’"en raison d’une grève surprise de certaines catégories de personnels", votre TGV n’ira pas plus loin que Le Creusot.

Mauvais citoyen, je décidais donc de prendre ma belle berline à 8 Air Bag et 5 étoiles au test EuroNcap. Berline allemande, qui plus est, mais puisque les Allemands achètent nos maisons dans le Lubéron, pourquoi n’achèterions-nous pas leurs autos ?

Au début, ça allait.

Je glissais silencieusement sur l’autoroute, avec un vieux Bruce Springsteen en sourdine. J’étais prudent. Déjà semi-ruiné par un trader fou qui s’en était pris à mes noisettes péniblement épargnées chez l’écureuil, je décidais de ne pas aggraver mon cas avec les cabines des radars. Au début, je les prenais pour des frigos. Mais, à y regarder de plus près, c’étaient plutôt des Photomaton, des bandits manchots directement reliés à Bercy par réseau numérique, et qui vous débitaient votre compte et votre permis rose en moins de temps qu’il n’en faut à l’éjaculateur précoce pour prendre congé de Laetitia Casta.

Les autres aussi, roulaient doucement. Calés au régulateur de vitesse dans leurs monospaces, ils sirotaient un soda en téléphonant à leur belle-mère, pendant que les enfants regardaient des jeux vidéo dans les appuie-tête. Bref, tout le monde dormait et zigzaguait, mais à vitesse légale...

J’allais moi-même m’assoupir, quand, sur le morne plateau de Langres, un bolide japonais de la maréchaussée, tous gyrophares dehors, me doubla à un bon 220 au compteur, à la poursuite d’on ne sait quoi. Sans doute d’un vautour ou d’un de ces plans Epervier qui n’ont jamais arrêté personne.

Le coin m’a paru malsain : j’ai aussitôt décidé de quitter l’autoroute pour prendre la Nationale 7. Ah, la Nationale 7... Toute une époque, mon bon Monsieur ! DS, R8 Gordini, vieilles publicités peintes pour Byrr ou Avia, dont la rouille coulait sur les murs des maisons.

Trenet, Montand.

Tout émoustillé, je mettais la radio. Alain Bashung [i] priait Joséphine d’oser :

"A l’arrière des dauphines
Je suis le roi des scélérats
A qui sourit la vie.
Marcher sur l’eau
Eviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir
Les chevaux du plaisir".

Ça me convenait, comme programme. Mais j’ai vite déchanté.

Alors que je veillais scrupuleusement à ne pas indisposer nos valeureux pandores, comme la dame de TF1 me l’avait bien recommandé la veille (donc roulant à 90 km/h), un monstre noir et chromes de 38 tonnes, qui filait un bon 110, me fit comprendre que je gênais. Tous phares allumés et corne de brume hurlante, il me collait le train, pressé de livrer des poulets de Bresse au Portugal. D’un rétrogradage nerveux et dans le sifflement du turbo, je semais aussitôt l’importun.

Vae victis ! Couchés dans la luzerne sous un filet de camouflage, noir de fumée aux pommettes, les valeureux étaient là, avec force jumelles infrarouges ! Depuis que la ligne Maginot est paisible, qu’il n’y a plus d’Irlandais à Vincennes ni de paillotes à brûler, la nouvelle cible est à présent le père de famille tentant d’échapper à Mad Max et Duel réunis.

200 euros et 3 points plus tard, je repartais. Entre-temps, le livreur de poulets avait dépassé sans encombre la volaille, les obligeant même à tenir leur couvre-chef contre le vent mauvais du camion.

Vers Dijon, j’ai vu au loin quelque chose qui ressemblait tellement à un barrage que c’en était un. Ce n’était pas un accident, mais une manifestation anti-OGM. Des alter-mondialistes échangeaient vivement des épis de maïs pourris avec des Gardes Mobiles qui répliquaient aux lacrymogènes. Le cocktail m’a paru hautement cancérigène, aussi j’ai relevé la vitre, mis la première et suis parti.

Avant Villefranche, mon chameau avait soif . Fini le pompiste en combinaison bleue maculée, la clé de 12 sortant de la poche, qui vous demandait nonchalamment : "vous en voulez pour combien ?". Non, rien de tout cela. Tout est automatique. Depuis que le Super 98 est au prix du beaujolais, les pétroliers affichent le prix partout dans la station, pas peu fiers de montrer l’étendue de leur escroquerie. Pour faire couler le plaisir d’essence, c’est comme avec ces dames du bitume, faut payer d’abord. Carte Bleue, sinon rien. Encore faut-il masquer le code du clavier avec la main, car des sauvageons y mettent des caméras pour faire une petite sœur à votre carte Visa.

Vers Valence, il m’a fallu enjamber une douzaine de gendarmes couchés et franchir dix ronds-points au milieu des steppes. On voyait les traces de freinage de ceux qui ont compris trop tard que, pour les ingénieurs de la DDE, le meilleur moyen d’aller tout droit, c’est de tourner en rond.

A Gordes, un panneau "30" m’indiquais que j’arrivais à moins d’un kilomètre d’une école, fermée du reste en cette période de congés scolaires. Bien sûr, la maréchaussée était là, cachée dans une cabine téléphonique, jumelles infrarouges en bandoulière. Je ne leur ai pas fait ce plaisir.

D’ailleurs, j’étais presque arrivé. Il ne me restait plus qu’à dérouler les lacets au milieu des cyprès et des champs de lavande.

Jeff, mon ami, m’attendais sur la terrasse de sa bastide vaguement délabrée, comme lui. Il avait disposé quelques chaises en teck, du rosé frais et sorti sa boîte à cigares, celle qu’on sort pour les amis avec qui on se comprend à demi-mot.

Nous étions là, à regarder le soir tomber en parlant du temps qui passe et de quelques-uns qui ne sont plus là pour voir cela, quand soudain, je tressaillis.

Au bout du champ, en lisière de la ferme voisine, il y avait une vieille 404 abandonnée sur cales, qui servait de poulailler. Devant Jeff stupéfait, je me suis levé et j’ai marché droit sur elle. J’ai enjambé ronces et orties, caressé la carrosserie poussiéreuse, outragée par la rouille. Je me suis laissé tomber sur la banquette défoncée, j’ai touché le grand volant de bakélite et son klaxon à cerceau chromé. Tout m’est revenu en pleine tête, comme une madeleine fulgurante. Pourtant, j’avais de l’argent aux tempes, je n’étais plus un gamin : j’avais fait du chemin et le tour de pas mal de choses.

Mais là, ils me sont revenus, les voyages. Les voyages Paris/Grenoble avec mon père dans la Simca 1501, les nids de poule qu’on évite d’un geste souple, comme un vieux Cap-Hornier. Les camionnettes borgnes ou sans phare du tout qu’on doublait d’un coup de klaxon italien rageur...

Alors, oui, j’ai mis le bras à la portière et j’ai enclenché la première dans un claquement sec.

J’étais prêt à reprendre la Nationale 7.



[i] Osez, Joséphine. Alain Bashung/Jean Fauque. 1992. Barclay.

La Nouvelle (Th. Bonnetat)

Photo Edouard Boubat (petite fille aux feuilles mortes 1947)

J'ai huit ans et demi.
Tous les Lundis matin, je franchis la grille verte de la grande maison fermée.
Chaque semaine, c'est pareil ; la 4 C.V du fermier me dépose devant l'école de Beaugency.
Lui, il fait le ravitaillement, après.
Toujours le même voyage : prendre la petite route longée de peupliers, traverser la Loire.
Par la vitre souvent grise, je vois défiler les taches de vert et de marron brouillé...de plus en plus vite.
Parfois j'ai un peu mal au coeur parce que Lucien accélère à cause de l'heure.
Maman dit qu'il est toujours en retard.
Elle ne peut pas savoir, elle dort tout le temps au fond de son lit
Elle n'ouvre plus les volets.

C'est huit heures quand on arrive. Toujours à l'heure. Ils sont tous là : les parents des autres filles, sagement et joliment groupés sur le perron.
Je voudrais que personne ne l'entende avec sa grosse voix quand il me dit "Descends, Princesse"et qu’il ouvre la porte du carrosse rouillé.
Chaque Lundi, j'ai honte à cause des bottes de Lucien qui sentent l'odeur de foin et de fumier. Il prend son air d'ouvrier agricole. Il fait rire dans son dos.
Elles sont toujours pimpantes les mamans avec leurs cheveux permanentés et le rose baiser qu'elles déposent sur les joues.
Elles se ressemblent toutes comme les jolies photos d'un magazine.
Avant, elles m'invitaient le Mercredi après-midi et elles m'embrassaient aussi.
Maintenant, je leur prête pas trop attention. Je monte les marches. Dans la cour, je vais m'asseoir toute seule sur mon banc, compter les fourmis en attendant.
Elles font un trajet au pas pressé de gauche à droite et de droite à gauche. Précis. Sur leurs si minuscules petites pattes. Je les écrase avec mon poing serré.
Avant de rentrer en classe, assise, je regarde en silence.

Sous le porche de la façade, inscrit ECOLE DE FILLES en grand.
Tout commence en beauté et dans l'ordre : les tenues et les coiffures défilent.
Quel que soit le vent, il m’arrive plein de détails, une nuée de fils colorés, des étoffes volatiles, je cherche les mots pour les rubans, les couleurs...on dirait des papillons qui se rapprochent dans la lumière, qui parlent, qui rient. On dirait une danse.
Lorsqu'il pleut, je vais sous le préau. Dans le bruissement sur le toit, on entend les Toc tic Tac des flaques et tous ces légers bruits qui volent. Des petites paroles aigues qui montent. Elles partent d'un coin, se promènent d'un bout à l'autre et reviennent. Laissent peu de blanc dans l'air.
De l'autre côté du mur, c'est écrit ECOLE DE GARCONS. J’entends comme des hurlements de bêtes dans l’enclos, des cris et des bagarres, un monde brutal et parfois le ballon franchit la terrible frontière.

Depuis deux semaines, quelque chose a changé.
Le matin, la nouvelle vient s'asseoir sur mon banc avec ses habits un peu fripés, sa peau brunâtre, ses cheveux mêlés, ses sacs de bonbons et des drôles de balles découpées en quartiers d'orange aux mille couleurs.
La première fois, j'ai cru que c'était un garçon de la cour d’à côté. Un évadé. Ebouriffé, il débarquait au pays ouaté de la marelle et de l'élastique.
Aujourd'hui, je la regarde à la loupe. Soudain, elle est si près. Cette petite fille qui doit faire les saisons.
J'en ai déjà vu à la ferme de Lucien.
Des pas débarbouillés.
Ils arrivent en grappes pour les vendanges ou les blés.
Ceux qui viennent avec la lune ou le soleil. Et leurs drôles de manières.
On ne se parle pas beaucoup, je ne sais pas quoi lui dire. Je tiens tout derrière mes grands carreaux, mes lunettes de myopie. Elle est toujours souriante malgré ses sales chaussures pas bien brossées…et le reste...son cartable pas fermé. Maman dirait une débraillée. Une dans tous les sens.

Un jour, je sors un livre pour voir.
Est-ce qu'elle sait lire ?? Elle a peut-être au moins neuf ans.
Elle est pas encore allée au tableau.
Je me raconte plein d'histoires ; celle-là est-ce qu'elle la connaît?
Je pense à l'histoire de l'hurluberlu. Celle du jardinier de la grande serre qui était si distrait que les plantes s’étaient mises à passer par les fenêtres, à l'enfermer dans leurs grosses racines, à le dévorer.
Je reprends le début d'une phrase qui tourne en rond. " Tu connais l'his...?"
Mais ça fait une pelote.
Je n'y arrive pas. Pas de son. Rien ne sort.

Rien ne sort. Toute emmêlée, je suis.

Comme en classe, quand Madame LOSTIS me parle.
Elle répète " Tu as bien entendu ? " Et je ne peux pas répondre.
J'ai peur et j'ai froid.
Le pire est arrivé, la culotte, les jambes, les chaussettes mouillées et la robe tachée.
Au sol, une rigole étoilée grandissant de plus en plus vite. De plus en plus large.
Il ne faut pas que cela recommence. Il ne faut pas.
J'avais ma honte.
J'ai vu le visage de la nouvelle se tourner vers moi. Je me suis demandée si elle savait déjà tout ça.
Les autres filles ont dû lui dire que j'étais collante, pas si propre.
L'air de rien, elle a regardé, puis a dit " Tu as mis une jolie robe, ce matin."

Ce matin, à la récré, elle a jonglé avec les balles, m'a appris des choses de magie et de sorcières, m'a raconté des histoires à dormir debout.
J'avais envie de lui toucher les cheveux juste pour voir s'ils étaient de crin.
Mais je ne voulais pas qu'elle se mette à traverser la cour au galop, à ruer dans les jupes des maîtresses.
Je voulais la garder près de moi, sur le coin de mon banc, presque docile.

La sonnerie a retenti, comme le sifflet de Lucien après les bêtes égarées.
On est rentrées, en rangs serrés.
J'ai mis ma blouse à fines rayures bleues. C'est la semaine de la blouse bleue.
J'ai ouvert le col pour qu'on devine enfin toutes les couleurs de ma robe volantée.


- Le 23 Janvier 2006 - Thérèse Bonnétat

mardi 1 septembre 2009

Traces de farine ( D. Furtif )


C’était pareil à chaque fois, enfin comme à l’autre fois. Ils étaient là et il ne les avait pas entendus venir. Alignés au pied du lit, en éventail de la porte de la chambre contigüe à la grande glace de l’armoire.
Comme Globule s’était réveillé instantanément il ne pouvait pas savoir si c’était à cause d’eux.
Il se réveillait toujours ainsi. En un instant, du profond de sa fièvre à la plus éveillée des consciences. Il ne s’en étonnait pas, sa chute dans le sommeil prenait toujours l’exact chemin inverse. En un instant il passait de l’un à l’autre.

Que faisaient-ils là, couverts de sueur avec leurs bérets à la main et leurs chapeaux de paille ?

M’enfin ! C’est bien sûr ! J’ai encore saigné du nez et, comme l’autre fois, je me retrouve dans le lit des parents et, comme l’autre fois, le village le sait et ils sont là, presque tous, avec leur regard différent…
Ils se retiennent et ça se voit. Quand je tombe d’un arbre ou de l’échelle ils m’engueulent, et là !... Ils ne peuvent pas me sentir, je le sais. Ils n’aiment pas mes parents non plus ; tout petit je le sais. Nous ne sommes pas paysans, pas vignerons et nous n’en recevons que du mépris. Dans le village je cours torse nu l’été et les vieilles tancent ma mère : « Tu va lui brûler les poumons » ! Ma langue bien pendue et le métier d’artisan de mon père – nous ne sommes pas comme eux. Quelle prétention ! Quelle faute…
Alors que font-ils là sinon se réjouir, déguisés dans une compassion qui leur va mal, comme des habits empruntés ? Leur silence inhabituel scandé par des hochements de tête, des mines, des poses, des dos voûtés comme à la messe. Ç'est Reine, la bavarde, qui leur sauve la mise. Je ne me rappelle plus ce qu’elle disait mais… avoir le sentiment à moins de quatre ans que sa propre mère cause tout le temps pour causer, qu’elle ne dit rien sauf parler, toujours, sans jamais s’arrêter… Avoir le sentiment que ce saignement de nez se répète si loin, jusqu’aux racines cachées de la mémoire effacée du tout petit Globule, comme dit Papa. Avoir la conviction d’une sourde rancœur de la part de sa propre mère, drôle de bagage pour une vie en partance… Un enfant trop maigre, tellement maigre que l’ado puis l’adulte gardera plus tard ce grignotage compulsif, pour lui plaire enfin. Cet enfant toujours malade, aux fièvres foudroyantes qui le faisaient délirer tout haut, même éveillé parfois. Cet enfant-nourrisson dont le médecin avait eu la riche idée de réconforter les parents en leur disant :
« Vous êtes jeune, vous en aurez d’autres ». Bien sûr, dès qu’il avait su parler, il avait su l’entendre.
Dans les champs, à table, en famille, seul sur son vélo, au moindre choc ou simplement par temps chaud en dormant la nuit, il saignait du nez. Il saignait sans s’arrêter. Et chacun y allait de sa recette et de son truc : la clef dans le dos, le linge humide sur le front, couché sur le dos, un bras en l’air. Mon père, sans conviction, bondissait jusqu’à son atelier et ramenait ce qu’il avait de plus froid et métallique. On me sortait du lit, me portait dans l’escalier de bois pour me coucher sur le carrelage de la cuisine.
Quand je gargouillais, le sang inondant ma gorge, mon père se décidait à employer les grands moyens. Je saignais depuis plus d’une heure, on aurait pu lui dire : « mais enfin pourquoi attendre autant ? ». Il n’osait pas, sachant que cette ultime défense, si elle échouait, me laisserait complètement démuni. Alors il retardait tant qu’il pouvait, pour garder l’espoir.
Il parlait bien peu de sa jeunesse. Il aurait voulu être marin, partir à l’étranger, au Canada, en Allemagne. Reine l’avait cloué au sol balayant ses velléités. Il prétendait avoir fait de la boxe. De cette époque il avait ramené l’usage de l’hémostatique. J’ai dû garder de cette époque les narines dilatées à force de cotons imbibés que l’on m’y enfonçait. Le sang coulant toujours, il refluait dans ma gorge et je toussais en faisant de grosses bulles. Plein de dévouement et d’invention, une seule solution : au lieu de seulement tremper le coton dans l’hémostatique mon père cassait une autre ampoule et me la faisait boire. J’aimais bien ce moment-là car il s’occupait de moi. Comme ma tête bourdonnait, je n’entendais plus Reine. Je savais que c’était le seul moyen. Le saignement se prolongeant, épuisé, je m’endormais peu à peu… Le sang continuant à sourdre de mes narines. Et là, je les quittais, les laissant à leur angoisse. Mon père retournait à son établi et elle… Reine avait toujours un truc ou un machin à faire chez les voisins. Elle causait si bien qu’elle les ramenait avec elle comme à un office dont elle jouait les grands prêtres. Elle s’y gonflait d’importance et conjurait pour un temps son dépit de n’avoir donné naissance qu’à ce « moitié crevé ».
Le lit de mes parents, mes petits vêtements d’enfant, les bureaux d’école, le papier des cahiers, tout dans mon souvenir est maculé de rouge. Les « Oh ! Tu saignes encore… » souvent accentués par des « Je t’avais dit de ne pas rester au soleil » exaspérés… Encore plus exaspérés quand ils étaient remplacés par les « Tu as encore saigné au lit ! »

Il en naquit pourtant des instants de grâce…
Il arrivait souvent, enfin, assez souvent, je ne le compris que bien plus tard, selon l’heure du déclenchement de la crise, que ma mère apparaisse à mon réveil les mains et le tablier portant des traces de farine. Longtemps je crus qu’une faute inconnue provoquait l’absence des traces de farine. La culpabilité m’emportait alors dans son abîme, au fond du lit au fond de la chambre, avec le sommeil comme seul refuge.
Mais quand la farine était là ! Le rituel magique se déroulait toujours pareil : on me couvrait chaudement, la brusquerie habituelle laissait la place aux enveloppements attentifs et doux. Et, magie, elle me prenait dans ses bras, me portait jusqu’au coin de la cheminée et là…
Et là ça commençait : la farine, le beurre, les œufs elle roulait. Elle roulait la pâte sans se presser, elle roulait lentement car elle connaissait mon plaisir assez bizarre d’enfant. Des dents cariées m’empêchaient de savourer la tarte cuite. Ce que j’aimais c’était dérober des lichettes de pâte fraîche. Partage des tâches avec mon petit frère : à lui la tarte, à moi la pâte.
Et ça durait, je ne m’en lassais pas. Elle roulait, le four de la cuisinière chauffait, la cheminée flambait, et le vent dehors…Et là elle se lançait : elle chantait. Pendant tout ce temps elle chantait. Qui n’a pas entendu chanter ma mère faisant des gâteaux ne sait pas ce qu’est la musique. Les roses blanches bien sûr, froufrou par son jupon la femme.
« Dis, c’est quoi un jupon ? » « De l’homme trouble l’âme !!!???
Les Ave Maria, celui de Schubert et l’autre, de Gounod. Oh ! Gounod, dans cette sombre salle éclairée par l’unique lampe et les reflets des flammes… Elle s’en allait ailleurs et m’emmenait dans ma fièvre, là bas, loin avec elle.

Entré en maternelle, les fréquentes visites du médecin n’y pouvant rien, il fallut se résoudre à aller à la l’hôpital de Bordeaux. On m’y brûla les varices du nez. Souvenir d’une grande douleur ravivé par l’expérience renouvelée dix ans plus tard.
Tous les enfants ont un refuge quand leurs parents excédés ont épuisé leur réserve de tendresse. Pourtant je n’ai pas le souvenir d’un seul câlin sur les genoux de ma grand-mère maternelle. Elle ne vivait pas très loin de chez nous mais, alors que mes cousines y étaient de longues et fréquentes périodes, mon frère et moi n’y allions pas ou juste de très courts passages pour la saluer… Son visage, âgé à mes yeux, n’avait pas cet air si bon des vieilles gens quand elles regardent un enfant. J’ai gardé le souvenir d’une grande froideur. Elle était, m’avait-on dit, employant des mots que je ne connaissais pas, veuve de mon grand père puis divorcée d’un autre vieil homme. Je n’en avais connu aucun. Elle aurait pu venir souvent nous voir ou même vivre dans notre grande maison comme les grand-mères de mes copains. Il n’en fut jamais question. Chez mes cousins, pourtant, je la voyais souvent. Elle semblait s’entendre mieux avec sa fille ainée, ma tante Annie.
Les autres enfants sont-ils aussi attentifs, comme ça, sans en avoir l’air ? Que j’entende toutes ces histoires leur était-il indifférent ?
J’appris des bribes de la vie d’un grand père revenu malade de la guerre.
« Quelle guerre maman ? »
— Tu m’énerves !
Cette guerre de katorz avait donc eu lieu, avant celle qui avait suivi et dont mes parents parlaient toujours à la maison. « Dis maman, mon autre grand père il l’a faite aussi la guerre de kratorz? » La baffe tombait et je saignais du nez…

Globule apprit très vite à ne pas parler de l’autre grand-mère en présence de la première. Il renonça bien vite à questionner les dites grand-mères sur leur mari. On aurait dit qu’ils n’avaient jamais existé. L’imagination débordante de Globule ne leur reprocha donc jamais rien. Ils ne peuplèrent même pas son réservoir d’histoires inventées ; ils disparurent peu à peu sans que personne ne vienne graver leur souvenir dans sa mémoire. Pour Globule ils étaient morts. Morts avant, morts deux fois.

Une vie de Globule plus tard, c’est à son crépuscule que la lumière se fit. Pas de trouvaille géniale, non, la simple juxtaposition des mots entendus ici ou ailleurs, ceux des témoins encore vivants, les mots des étrangers confrontés aux souvenirs d’un enfant à la sauce de sa vie d’adulte. Cette incroyable ratatouille de la mémoire, mélangeant les souvenirs des autres aux siens, chauffée au coin du feu de la rancœur. La rancœur, ce legs de la bavarde, il le cultiva malgré lui dans les premiers temps puis il s’y complut avec délice. Les échéances se jouant un peu de lui, un sentiment d’urgence l’envahit peu à peu. Par accès incontrôlés il y retournait.
Globule n’eut pas à vieillir pour sentir qu’il n’était pas seul. Tout petit il s’inscrivait dans une liste que ces interrogations peuplaient de noms et d’évènements jusqu’aux profondeurs des souvenirs des voix éteintes. Très vite il sut qu’il avait deux grands-pères. Et dans ce monde sans télé, sans radio, ce monde disparu où on parlait aux enfants, ces grands pères n’étaient pas invités à table, interdits de discours.
Tous les enfants en avaient, les miens étaient absents même en paroles. Les bribes échappées à cette censure non dite disparaissaient dans les sables mouvants du quotidien. Elles auraient dû disparaître… Elles le seraient si mon obstination têtue et le manque de vigilance des adultes n’avaient permis la constitution des archives interdites.

Henri, mon grand père maternel, avait laissé sa femme veuve mais pas inconsolée et sa fille Reine (la future bavarde) porteuse d’un souvenir filial fervent, malvenu dans le nouveau foyer de sa mère. Ce flot d’amour contrarié fut reporté sur le fils du seul copain de son père. Elle réussit à s’en faire épouser.
Un mariage au lendemain de cette guerre là, une grande bouffée d’espérance. Il n’y avait que des projets vainqueurs ; quel autre moyen d’oublier ses terreurs?
Des terreurs il y en avait foule... Des bien visqueuses et collantes qui vous empêchent de dormir. Une d’entre elles, était cette fichue guerre de – elle ne portait pas encore de nom – qu’elle traversa sans en être frappée. Privée d’amour elle s’en sentait des réserves immenses. Pourtant comme ces monstres dont on effraie les enfants pour leur éviter des accidents (la vieille du puits où il ne faut pas se pencher ou le ramponneau du grenier dans lequel il ne faut pas aller mêler son corps fragile aux outils coupants, aux fourches et aux échelles) la bête l’attendait.

Lubie d’enfant, ou adresse de sa mère Madie, la décision de ne pas boire de vin fut prise dès son tout jeune âge. Au sortir de la guerre de quatorze, dans un monde où trente ans plus tard les cantines scolaires pratiquaient encore le vin rouge comme un fondement laïc et républicain, l’affaire était énorme. Les étonnements outrés des proches ne manquèrent pas. Pour Madie, dont le père « n’avait jamais eu soif » comme il aimait à le répéter, cette conjuration de la malédiction était une aubaine qu’elle refusa de laisser passer. Les souvenirs de son père roulant dans la vinasse étaient toujours vivaces. La mémoire collective du village les entretiendra longtemps.
De mères en filles, génération après génération, le destin intraitable veillait à leur transmettre la tapisserie de la malédiction alcoolique. Que ses filles déchirent la trame, elle y trouvait une sourde satisfaction, une raison secrète d’espérer. Il n’empêche, dans cette région de monoculture viticole. Il y eut scandale.

La vie est une maladie mortelle, tout est dans les étapes. Une enfance souffreteuse, des maladies habituelles dans ce moyen âge des années vingt où la grippe espagnole en faucha tant. Il était hors de la compréhension de faire la différence entre le mal normal habituel des enfants et l’héréditaire particulier.
Distinction difficile car le pernicieux mélange des genres est dans tous les foyers. La misère et l’alcoolisme se partagent depuis tant de temps les trophées de la faucheuse : à qui revient cette fièvre qui dure, à qui cette toux, cette déformation de la hanche ? Ses gamines ont le dégout du vin mais elles ne sont pas sorties d’affaires pour autant. Ignorante des lois de l’hérédité, la paysannerie est au fait de ses malédictions. Madie garde la rancœur des années 18 -19- 20 où, au bal, les cavaliers ne manquaient pas, mais les fiancés eux… Une si belle fille avait eu bien du mal… Sa famille portait la tache de l’homme qui « n’avait jamais eu soif ». Annie et Reine surent très tôt ce qui les menaçait.

La naissance de Globule plongea Reine dans les tourments. Son premier geste d’accouchée, affolée de terreur, « je lui ai compté les doigts des pieds et des mains ». Mais très vite elle se mit à voir l’avorton. Très vite elle sut interpréter la rudesse du docteur lui disant qu’elle en aurait d’autres. Elle n’osait pas sortir sur la place avec cette moitié d’enfant dans le landau trop grand. Il n’y avait aucun doute, c’est bien elle qui avait transmis la bête à ce corps si maigre et cette tête si grosse. Ce corps dont on pesait ce qu’on lui donnait et ce qu’il rendait, sans perte. Elle en fut tellement tourmentée, d’autant que son lait fut à son tour accusé d’être mortel… De cet enfant elle ne recevait que cette gêne physique de ses mamelles lourdes du lait désormais déclaré comme empoisonneur.

Cahin-caha, Globule survécut mais il avait ravagé la vie d’une femme, sa mère. Celle-ci, comme toutes les accouchées, se retourna vers la sienne oubliant qu’elle n’en avait reçu que des rebuffades ou de maigres réconforts. Pour Madie cet élan fut un sinistre rappel, mais aussi une satisfaction amère et compulsive. Une sorte de c’est bien normal que tu sois malheureuse comme je l’ai été, d’angoisses, de renoncements et de déceptions.

Donatien Furtif. 30 Août 2009
Photo : Kiji, Russie par Toche

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