mercredi 27 janvier 2010

Monologue avec le crabe...(Kirnette)





Peinture de Diosphos (attribuée à) 500-480 av. J.-C. :
crabe géant qui,
sortant du marais,
mordit Héraclès à la jambe lors de son combat contre l’hydre.




Parce que sournoisement tu reviens coloniser mon corps
Parce que tu ne comprends pas à quel point je te hais
Et que des ennemis comme toi
Sournois, hypocrites, vicieux
On leur tourne le dos
Car tu ne mérites même pas ce nom d"ennemi"
Je ne peux que me débattre
Casser, briser les chaînes avec lesquelles tu t' incrustes.


La vie est plus forte que tout
Et même si un jour tu me la prends
Tu ne sauras jamais à quel point
Grâce à toi, je l' ai aimée.
Oui, cancer, je te parle, je t' imagine
Ta laideur physique et morale m'exacerbent
Et je rêve de te voler ma mort
Quel beau cadeau je me ferai
Si le temps venu, cette mort je la devais à un autre que toi.


Le soleil dans ma tête brille
Et toi je ne te laisserai pas y prendre sa place...

Kirnette

Kirnette nous a quittés le 25 Juillet 2010, le crabe a encore gagné. Nous pensons à elle.





Marco ( Ranta)

Il y a des jours qu’on ne peut pas oublier ; des bons, des mauvais il y en a plein, mais des qui marquent une vie, non, ça non.

C’était une de ces journée d’été où le soir ne tombe pas avant vingt-deux heures, où la lumière s’étire, où gosse je pensais, j’espérais que le soleil oublierait de se coucher, une de ces fins de journée où la chaleur que la terre a accumulée monte doucement dans le ciel ; et comme d’autres vont à la piscine en sortant du boulot, on était beaucoup à se retrouver ici. Deux, trois fois par semaine, chaque été depuis quelques années, le matin en partant bosser, je chargeais mon sac et toute la journée je rêvais, sans honte, à la promesse de ces quelques heures de pur plaisir.
Il y en avait, il y en a encore, pour tous les goûts, tous les niveaux, toutes les ambitions. Le choix ne manque pas et selon son humeur on peut décider de se faire très mal aux doigts, de suer tout son corps, de sentir son cœur chercher plus de place, de chercher son souffle, ou alors de dérouler tranquillement.

Plusieurs dizaines de voies, une proximité et un accès très facile ont popularisé cette paroi. Cinq kilomètres après avoir quitté la nationale qui borde l’autoroute, et après trois cents mètres d’un chemin caillouteux on y est, on surplombe le « refuge », mot pompeux pour le snack bar du parking, lieu de récit de tous les exploits…Faut dire, il en va pour certains grimpeurs comme des chasseurs et des pêcheurs : combien n’en ai-je croisé de ces cadors qui, le soir dans un quelconque refuge, vous narrent des histoires invérifiables, incroyables, faites de dièdres, de surplombs de quinze mètres, de pics, de précipices, de foudre, de tempêtes de neiges, de cordes coupées par une chute de pierres, de relais bancals, d’expositions terribles… Et que le lendemain on retrouve pliés en deux au pied de la paroi, terrassés par une soudaine et inexplicable maladie gastrique, sans aucun doute due au pâté frelaté consommé la veille et qui les contraint, la mort dans l’âme, à renoncer aujourd’hui.

Mais pas Marco. Lui, non, il n’est pas comme ça. Lui, il grimpé au Népal, au Pérou, dans le parc Yosémite, dans les dolomites... Ah ces merveilleuses dolomites !... Il a toutes les grandes classiques des Alpes à son palmarès en rocher, en glace, en mixte... Marco, on a grandi à deux pâtés d’immeubles l’un de l’autre, usé nos culottes courtes dans la même école, puis nos jeans dans le même collège. Et puis, et puis après, il a fait ce qu’il avait toujours dit : il a passé le stage d’aspirant guide, puis le guide. Marco, c’est le pote des bons et mauvais moments mais bizarrement on a peu grimpé ensemble. Faut dire que ses moments libres, il les passait avec d’autres « calibres » que moi et que ses projets, ses réalisations, m’étaient inaccessibles. Il m’a pourtant fait deux cadeaux inestimables : la voie normale des Drus et surtout la « Walker » aux grandes Jorasses. « Tu verras, m’avait-il dit en parlant de cette dernière, du cinq sup à tout casser… ». M’ouais...bien sûr...sauf que « cinq sup » dans une course de sept ou huit longueurs c’est pas du « cinq sup » à la « Walker » : la longueur de la voie, la répétition des difficultés, son engagement, ses dangers, la tension nerveuse qu’elle provoque me l’ont rendue extrêmement difficile... Et encore, je l’ai exclusivement grimpée en second... Ce qui ne n’avait pas empêché, plus tard, de crânement suggérer la face ouest des Drus ou « l’américaine » aux même Drus... Avec un petit sourire, il m’avait répondu : « T’exagères... on verra ».

Marco, précisément, je viens de le trouver au relais de la troisième longueur. Je ne suis pas étonné plus que ça qu’il soit engagé dans cette voie « déroulante ». Il y emmène souvent des débutants « avancés » pour voir. C’est que cette voie a une particularité : à la quatrième longueur on change de paroi. Une faille verticale de quarante mètres la coupe en deux. Il faut donc la désescalader sur environ trois mètres, puis aller chercher une petite prise main gauche, paume en l’air, à hauteur des hanches, descendre sa jambe droite au niveau de la gauche pour trouver une prise patinée par les passages et franco balancer en arrière sa jambe gauche en pivotant dans le même temps de 180 degrés pour rejoindre la minuscule plate-forme à environ 1,5 mètre sur l’autre paroi. En réalité, le geste est bien plus impressionnant que technique mais de nombreux grimpeurs moyens bloquent sur ce pas : il est un peu juge de paix pour savoir si.....

Non, Marco je ne suis pas surpris de le trouver ici mais son compagnon de cordée, plus exactement sa compagne, alors là oui et complètement même. C’est Caroline.
Caroline, c’est sa femme, son épouse, la mère de ses enfants. Caroline qui vient du Nord, de la banlieue de Lille et qui a vu la montagne pour la première fois à l’âge de vingt ans, il y a huit déjà. Une montagne qu’elle a immédiatement aimée, comme la plupart des gens qui y viennent pour la première fois. Cette montagne où elle a rencontré Marco. Une rencontre à la Zian Mappaz et Brigitte dans « la grande crevasse » de Frison- Roche . Avec pour théâtre « le rocher des gaillands », comme dans le livre, à Chamonix. Elle aussi, comme Brigitte, était venue se promener le long du lac qui jouxte la paroi et jeter un œil sur les cordées engagées dans les voies. Marco, qui se jour là encadrait un groupe de stagiaires lui avait involontairement jeté quatre-vingt mètres de corde sur la tête, du relais du dernier rappel..... Bon, à sa décharge, à ce relais, le bas de la paroi est masquée par une petite avancée et il avait, comme on le fait à chaque fois, crié « corde ! » en la lançant.....Mais cet avertissement est fait pour ceux qui savent... S’en étaient alors suivis des échanges peu amènes de part et d’autre, ce qui n’avait pas empêché, ou plus sûrement favorisé, le lendemain, puis le surlendemain, qu’elle soit là. Et, de fil en aiguille...

Caroline, elle a accepté sa passion mais au fond d’elle, elle ne l’a pas comprise. Une passion, ça ne s’explique pas, ça ne se comprend pas. On la vit et on la fait subir aux autres, à ses proches. Il est parti si souvent grimper à l’étranger, il est si souvent absent avec des clients que c’est elle qui fait vivre le foyer. Les moments de disette, les premières années, c’est elle qui faisait bouillir la marmite et comme elle disait souvent : « Femme de guide, t’as plutôt intérêt à aimer les pâtes et les patates et tu apprends vite l’art de les accommoder avec pas grand-chose »... Elle ne savait pas, qu’en disant ça, elle paraphrasait l’épouse du grand René Demaison. Et, depuis toute ces années, elle a toujours refusé d’essayer de grimper... d’où ma surprise à ce relais.

En arrivant, j’ai compris tout de suite en voyant Marco finir d’installer un bout de la corde au relais : elle avait coincé, et ce dernier à dû franchi le pas en sens inverse, manœuvre plutôt coton dans ce sens, (j’ai eu à la faire une fois et je n’ai pas oublié), pour venir poser une tyrolienne.
Le voici d’ailleurs qui repart pour fixer l’autre bout de la corde. J’ai vu qu’il n’était pas encordé mais que sa corde était juste fixée à l’une des boucles de son porte matériel. Oh, je sais que Caroline est incapable de l’assurer et puis, Marco... ici… il est même en baskets ; cette voie, il a dû la faire une centaine de fois. Un jour il m’a doublé à la seconde longueur, puis redoublé au dernier tiers de la sixième longueur... Alors, j’ai beau lui proposer mollement qu’il s’encorde et que je l’assure, le sourire et le clin d’œil qu’il m’envoie en guise réponse sont exactement ce à quoi je m’attendais.

Il n’a pas crié, ou du moins je ne m’en souviens pas. J’ai seulement vu la corde, lovée au pied du relais, se mettre à défiler de plus en plus vite, puis s’arrêter brutalement... Des cris il y en a eu, ceux des grimpeurs qui empruntent le sentier au pied de la faille, puis les miens et ceux de mon compagnon de cordée, puis ceux de Caroline qui a compris bien après tous ce qui venait de se passer. Je suis resté avec elle au relais, pas question de la laisser seule ; et mon compagnon de cordée a posé un rappel pour aller voir – le plus long rappel de sa vie, m’a-t-il dit ensuite– sait-on jamais… L’hélico de la protection civile est arrivée très vite, il rentrait d’une mission de surveillance mais sans médecin à bord ; d’ailleurs il n’y avait pas besoin de médecin.

Ranta

samedi 23 janvier 2010

Il pleuvait sur Aix... (F. Spassky)


Je n'eus aucun mal à l'identifier, il était seul client à une table du bar de l'Hôtel Ibis où nous avions rendez-vous. Un type à l'air accablé derrière ses lunettes rondes, qui sentait les fins de mois difficiles et l'injustice essentielle du monde.
L'avocat m'avait prévenu, il était fâché avec son fils depuis des années et bien qu'il soit venu spécialement à Aix-en-Provence pour le voir en prison, Éric avait refusé de le rencontrer.
Il se leva pour me saluer, l'odeur chimique d'une eau de toilette bon marché m'enveloppa. Il me demanda si je voulais boire quelque chose et commanda mon café au garçon qui n'avait rien d'autre à faire que de lire Le Provençal.
Il pleuvait sur Aix. C'était souvent le cas aux alentours de Noël.

— « Merci d'être venu, me dit-il en préambule. L'avocat d'Éric vous a dit pourquoi je voulais vous voir : vous êtes, selon lui, l'une des rares personnes à être exactement au courant de ce qui s'est passé. On va vous demander de témoigner sans doute... Mais moi... moi, j'ai besoin de savoir... Je suis en mauvais termes avec mon fils, cela fait cinq ans qu'on ne s'est plus parlé. Mais c'était un garçon plutôt calme, posé. Renfermé même. Je ne comprends pas comment il a pu faire ça...
— Ce n'est pas indiscret de vous demander le motif de votre brouille ?
— Oh, il n'a pas supporté mon divorce avec sa mère et encore moins mon remariage...
— Que savez-vous exactement ?
— Ce que les journaux en ont dit. Et l'avocat... Que mon fils a tué à coups de marteau un metteur en scène du Bolchoï, Alexis Kovalev, alors que la troupe était à Orange pour une série de représentations. Éric travaillait pour le montage des décors ou quelque chose comme ça. Je n'en sais pas plus...»

Je m’enfonçai dans le fauteuil club et allumai une cigarette. C'était un temps où les fumeurs ne faisaient pas encore l'objet de harcèlements hystériques.
Je m'étais préparé à cette rencontre et me doutais bien de ce qu'il allait me demander. Mais là, devant cette détresse j'eus un moment d'incertitude: comment lui raconter ça ? C'était inracontable...

«— Hum, dis-je en me raclant la gorge. Pour vous l'expliquer, cela va être long. Sans le contexte, on ne peut pas comprendre. J'espère que votre fils s'en tirera sans trop de dégâts et qu'il ne sera condamné qu'avec du sursis, plus la préventive qu'il aura faite au jour de son procès.
— J'ai tout mon temps. C'est plutôt vous...
— OK. Le point de départ, pour moi, c'est IMS...
— IMS ?
— L'employeur. C'est une boîte qui fait de l'événementiel, mais spécialisée dans les événements sportifs : tournois de tennis, de golf, rallyes automobiles, courses cyclistes. J'ai su qu'ils ne s'étaient jamais occupés auparavant d'organiser la tournée d'une troupe d'Opéra de 400 personnes avec les artistes, les décors, les costumes, les techniciens... Comment ont-ils eu le contrat d'exclusivité avec le Bolchoï? C'est un mystère... Mais ils l'ont eu : quatre mois en Europe avec 3 semaines au Théâtre antique d'Orange : Moussorgsky ( Boris Godounov) et le ballet de Prokofiev, Roméo et Juliette. Ils ont flairé le coup du siècle : ces pauvres Russes étaient en déconfiture totale après la perestroïka, leurs salaires misérables, mais la qualité artistique intacte. Faisant connaissance avec l'économie de marché, ils étaient prêts à se vendre pour 10 fois moins cher qu'une troupe occidentale de renom. Et ces salauds d'IMS n'en ont fait qu'une bouchée. Malgré ce prix dérisoire, ils se sont comportés comme des rats, grattant le moindre centime. Je vous passe les détails, mais vous ne pouvez pas imaginer...
— Par exemple ?
— Oh, tout... Par exemple, leur contrat ne prévoyait qu'un repas par jour en plus du petit déjeuner ; par exemple, au lieu d'être logés dans les hôtels des alentours (à Orange il n'y a quasiment rien), ils avaient dégoté les piaules des élèves d'un lycée agricole vide de ses internes durant l'été ; par exemple, ils leur avaient fourni des serviettes de toilette tellement pourries que quand on s'essuyait on était couvert de pluches ; mais le plus grave va concerner directement Éric cette fois : ils ont calculé que payer l'ensemble des techniciens russes qu'il fallait nourrir, loger durant tout leur séjour leur revenait beaucoup plus cher que d'embaucher sur place des techniciens et machinistes intermittents du spectacle qu'ils ne paieraient qu'au temps travaillé. Ils ont donc exigé des équipes russes très réduites. Les chefs essentiellement. Les équipes techniques étaient donc mixtes. C'est pour cela qu'ils avaient besoin d'un interprète à plein temps auprès d'eux, entre autres. C'est le travail qui m'avait été dévolu. Mais attention, ce n'est pas mon métier. Dans le civil je suis prof de russe ici, à Aix. Je suis tombé sur une annonce à laquelle j'ai répondu, on m'a fait passer un test de russe par téléphone et j'ai été pris.
— C'était bien payé ?
— Je l'ai cru au début, habitué à nos salaires de profs. Mais depuis, je me suis renseigné, non, c'était très en-dessous des tarifs habituellement pratiqués. Mais je m'en fichais, j'étais libre en juillet, pour moi c'était du complément de salaire, j'adore la musique classique, l'opéra; le ballet... et en plus ça m'amusait.
— Donc ils ont aussi embauché Éric ?
— Oui. Je ne connais pas les détails. Je crois bien qu'ils ont embauché d'abord un chef d'équipe habitué à ce genre de boulot et il s'est chargé à son tour de trouver des gars... dont votre fils. C'était son métier ?
— Je ne sais pas... je ne sais rien de lui depuis cinq ans.
— Ce qui m'est apparu assez rapidement, c'est que les intermittents français embauchés par IMS étaient en nombre très insuffisant. Enfin, cela aurait peut-être pu passer, s'il n'y avait eu quelques circonstances à la fois aggravantes et aberrantes...
— …
— D'abord, IMS voulait rentabiliser la location du Théâtre antique et ils avaient intercalé des représentations de variété au milieu des spectacles du Bolchoï : un coup Véronique Samson, un coup Chris Rhéa, un coup Patricia Kass. Sans doute une question de disponibilité de ces gens-là..
— Et alors, c'était bien pour les intermittents français ? Ça leur faisait des jours de repos, non ?
— Au contraire... Comme il n'y avait pas un jour de relâche, il fallait, par exemple, tout démonter à la fin de la représentation de Boris Godounov, à partir de minuit environ, pour que l'équipe de Patricia Kass, qui arrivait le lendemain en milieu de matinée puisse s'installer. Et il fallait attendre la fin de son concert et que son équipe ait tout remballé pour pouvoir remonter à partir de 3-4 heures du matin les décors de Boris Godounov !
— Ils ne pouvaient pas le faire dans la journée ?
— Non, car, et c'est un autre détail ahurissant, le théâtre d'Orange est un monument historique et la municipalité, c'était dans le contrat, avait exigé que les visites continuent, qu'il reste ouvert dans la journée, de 10 h à 17 h au public, à l'exception des parties proches de la scène. Au début, ils ont essayé de remonter quand même en journée. Jusqu'au jour où un projecteur a échappé des mains d'un éclairagiste du sommet de l'une des deux tours destinées aux éclairages et qu'il est passé à 10 centimètres de la tête d'un mère de famille qui visitait les lieux en poussant un landau avec un bébé dedans... Elle a fait un scandale évidemment. C'est IMS qui dû céder... Mais ce n'est pas tout. Ces tours, justement... C'étaient de sortes d'échafaudages d'une vingtaine de mètres, il y en avait deux sur les côtés des gradins pour supporter une batterie de projecteurs. La première fois que des éclairagistes russes y sont montés, c'était un jour de mistral, ils se sont arrêtés à mi-hauteur, sont redescendus et ont décrété que c'était trop dangereux . Total, évidemment, seuls les Français y montaient... Pas fous, ces gens-là... D'une manière générale, tout ce qui était dangereux ou difficile, ils le leur déléguaient.
— Les professionnels sont sans doute plus prudents...
— Sûr... À cela vient s'ajouter qu' à Orange c'est un théâtre en plein air et que les réglages de lumières ne peuvent donc se faire que la nuit... À l'évidence, il aurait fallu le double de personnel pour que cela se passe sans problème. Au bout de quinze jours de ce traitement, les malheureux intermittents français étaient devenus des zombies, des loques, dormant parfois 2-3 heures par nuit. Votre fils, pareil... Vous ne pouvez vous imaginer combien elle est large cette scène, surtout quand vous la traversez 150 fois dans la journée... Avec la fatigue, il y a eu des accidents, dont l'un assez grave, une fracture tibia-péroné. Et il n'a pas été remplacé !
— C'est donc à cause de la fatigue que tout cela est arrivé ?
— Non. Enfin.. oui et non. Elle a été une circonstance... lourde. Mais il y a eu plus : les caprices du metteur en scène. Au Bolchoï chaque spectacle avait le sien. Avec celui de Boris Godounov, cela s'est assez bien passé, les ennuis ont commencé lorsque le corps de ballet et Kovalev ont débarqué pour Roméo et Juliette. C'était un grand type, genre vieux beau, au mieux avec la danseuse-étoile et se prenait pour un génie. Il venait, même aux répétitions, dans des vêtements invraisemblables : je me souviens d'un costume en cuir blanc avec des franges, sans doute trouvé à Las Vegas, un immense chapeau genre mousquetaire. Il était parfaitement ridicule. Mais aussi un véritable tyran. Le directeur technique russe qui était un type vraiment sympa, adoré de son équipe, m'a mis au parfum : ce Kovalev, on lui reconnaissait du talent, mais le mec était imbuvable...»

Je m'interrompis un moment pour finir mon café qui était devenu froid. Le père d'Éric buvait littéralement mes paroles. Il semblait fasciné par ce monde que je lui faisais découvrir, si loin des paillettes habituelles...

— « Dès le premier jour, il a commencé, repris-je : il convoque une répétition pour 17 heures, heure de la fermeture au public du théâtre, et décrète que la scène ne lui plaît pas, qu'elle s'étire en largeur, qu'elle fait vide, qu'il faut la meubler d'arbres pour le lendemain soir, pour la première ! Panique dans le camp français, les voilà en train de téléphoner à tous les pépiniéristes de la région pour trouver assez d'arbres de taille suffisante, à chercher un camion découvert et aller les récupérer, deux ici, trois ailleurs... Vers 20 heures le camion revient avec une vingtaine d'arbres en bacs que l'on installe difficilement, à l'aide de grues, sur la scène. Dans la soirée, le reste du décor est monté et je m'apprête à passer avec les éclairagistes une nuit blanche pour le réglage des lumières.
— Parce que vous aussi vous faisiez des nuits ?
— Obligé… Dès qu'il y avait des équipes mixtes, il fallait un interprète. D'ailleurs, je ne vous cache pas qu'au début, j'ai eu du mal avec le vocabulaire technique : une guinde, un pendrillon ou un gobo, je ne savais même pas ce que cela voulait dire en français... Mais pour faire les nuits, on se relayait, on était 5 interprètes en tout. Cette nuit-là, c'était mon tour.
— C'est là que cela s'est arrivé ?
— Non. Mais ce qui s'est passé cette nuit-là a eu son importance. Voilà : le théâtre antique d'Orange a une particularité. Il arrive que, certains jours de fort mistral, le vent s'engouffre, s'y trouve piégé et se mette à tourbillonner, créant une mini-tornade à l'intérieur. Il était aux alentours de 3 h du matin, on venait de terminer les réglages des lumières et le vent s'est levé. De plus en plus fort. Et, a un moment, la tornade a eu lieu... et tout a foutu le camp : les arbres sur la scène, les éléments de décor qui se sont arrachés. On s'est tous aplatis au sol, essayant de retenir ce que l'on pouvait. Une planche de contreplaqué m'est passée juste au dessus de la tête; un miracle qu'il n'y ait pas eu de blessé parmi nous. Cela a duré quelques minutes. Tout était par terre, sauf bizarrement, les fameuses tours en échafaudages. La scène était recouverte d'éléments de décor cassés, d'arbres renversé, de terre répandue hors des bacs. Un désastre... Mais un désastre qu'il fallait réparer avant le première qui avait lieu le soir-même... Alors dès le début de la matinée, on réveille les " machinistes" (c'est ainsi qu'on les appelle) qui, il faut s'en souvenir, ont terminé fort tard leur travail. Les Russes, cette fois se sont montrés réellement coopératifs. Mais voilà que le metteur en scène exige un « raccord » en fin d'après-midi, si bien que le remontage et le nettoyage doivent être interrompus. Lorsque la répétition se termine il est 19 h passées et il reste encore du travail d'installation des décors. En particulier, ceci : il s'agit d'une croix gigantesque de 5 m de haut faite d'un bâti léger en bois sur lequel est tendue une toile peinte en marron foncé. Et la mise en scène prévoit qu'on puisse l'ériger en quelques secondes pendant un « noir » de lumière au milieu d'un acte. Le directeur technique russe explique donc, par mon truchement, ce qu'il faut réaliser aux trois machinos qui sont chargés de l'affaire. Votre fils est l'un des trois... Les Français font remarquer aux Russes que, telle que cette croix est conçue, elle fait une magnifique voile, et que si le vent se lève à nouveau, on risque bien de la retrouver au milieu du public... Les Russes en conviennent et approuvent l'idée qu'elle doive être bien arrimée.
— Hum... une croix qu'il faut pouvoir mettre debout en quelques secondes, qui doit être ensuite solidement fixée, et facile à enlever à la fin de l'acte... Plus facile à dire qu'à faire, non ?...
— Effectivement car, en plus, il y a une circonstance que vous ne connaissez pas encore : le théâtre antique d'Orange est un monument historique classé et il est hors de question de planter le moindre clou, le moindre piton dans ses murs vénérables, c'est formellement interdit et surveillé par des employés municipaux particulièrement tatillons. On y a fixé à demeure un petit nombre de pitons et toutes les troupes qui viennent y travailler doivent se débrouiller avec ce qu'il y a… Alors, les voilà en train de chercher un système efficace. Ils en essaient un qui ne marche pas. Trop long. Au bout de plus de deux heures d'efforts, ces trois garçons épuisés par les nuits sans sommeil y parviennent enfin in extremis : il est tellement tard que les portes du théâtre sont déjà ouvertes et que les spectateurs commencent à entrer ! Je les revois encore, leurs outils à la main, en train de souffler enfin... C'est là que s'est joué le drame...
—…
— Oui, c'est le moment que choisit Kovalev pour apparaître avec sa cour et dire quelque chose au directeur technique russe. Ce dernier alors s'approche de moi, l'air embêté : " Écoute, me dit-il, je ne sais pas comment te le dire, mais Kovalev ne veut plus de la croix. Ils peuvent la démonter... ". C'est là que ça s'est passé, lorsque je suis venu le leur traduire. Les autres je n'ai pas fait attention, mais Éric a disjoncté. Il tenait encore une massette à la main et s'est jeté en hurlant sur Kovalev qui discutait avec une costumière. Il lui a fracassé le crâne. Il a fallu cinq personnes pour le maîtriser. Lorsque le SAMU est arrivé, ils n'ont rien pu faire, le type était mort... Votre fils était comme un dingue, s'il n'avait pas été maîtrisé, je suis sûr qu'il se serait acharné sur le cadavre... Les flics ont été obligés de lui menotter les mains et les pieds... Voilà toute l'histoire...»

Je me tus. Le père d'Eric sanglotait ; le garçon derrière son bar avait cessé de lire son journal. Il nous regardait bizarrement...

Nous nous sommes séparés sur le trottoir devant l’entrée de l’Ibis. La nuit était tombée et les guirlandes de Noël se reflétaient sur la chaussée mouillée. Je l’ai regardé un instant s’éloigner et se perdre au milieu des passants chargés de leurs courses de Noël.
Quelque chose dans sa silhouette me rappelait Éric.
Je me suis dit qu’il faudrait que j’essaie de lui rendre visite en prison…


Frederic Spassky

lundi 18 janvier 2010

La soliste (Fergus)


La soliste avait des grands pieds. Je m’en étais aperçu dès qu’elle était entrée en scène, malgré la longue robe noire de concert qui lui tombait sur les chevilles. Sur le coup, ça m’avait amusé, et puis j’avais détaillé son visage d’adolescente brune au regard vif, ses bras charnus, son cou orné d’un scarabée de vermeil, ses mains de virtuose aux ongles fuchsia. La fille, une jeune polonaise en tournée avec une formation universitaire de Cracovie, était plutôt mignonne, et pas du tout impressionnée, malgré son jeune âge – dix-sept ans à peine –, de s’attaquer au redoutable concerto pour violon de Brahms. À sa place, j’aurais été mort de trouille, incapable de sortir le moindre son harmonieux de mon instrument. Il est vrai que j’ai toujours été émotif.
Pris par le concert, j’avais oublié cette histoire de pieds pour me concentrer sur la musique.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le concert. Ce jour-là, un vendredi, j’avais quitté mon atelier d’ébénisterie un peu plus tôt que d’habitude pour suivre à la télé un match de Coupe de la Ligue : Toulouse-Auxerre. J’adore le foot. Je l’ai moi-même pratiqué durant de longues années, chez les jeunes tout d’abord, puis dans une équipe de district, avant qu’un arrachement des ligaments croisés du genou droit ne me contraigne à abandonner mon sport favori.
J’étais confortablement installé dans mon fauteuil avec une boîte de Heineken lorsque, peu avant 18 h 30, la sonnette avait retenti. Les Toulousains venaient d’obtenir un coup franc bien placé, légèrement sur la droite des buts adverses. Les yeux rivés sur l’écran, je n’avais pas bougé d’un poil. La sonnette avait retenti à nouveau, beaucoup plus insistante. Le coup franc tiré, j’étais allé ouvrir en pestant contre l’importun, bien décidé à l’éconduire, à moins qu’il ne s’agisse d’une superbe nana, genre Monica Belluci ou Pénélope Cruz. Comme je le pressentais, il n’y avait pas plus de Monica que de Pénélope sur le seuil de mon appartement, mais un grand blond dégingandé frisant la quarantaine. Deux pas derrière lui se tenait un jeune mec de type méridional à la mâchoire puissante. Le grand blond me présentait une carte barrée de tricolore.
─ Capitaine Lagadec. Et voici le lieutenant Angelkovic. Je vous prie de bien vouloir nous suivre, monsieur Bizien.
─ Mais… je… Que se passe-t-il ?
Un hurlement de joie, soutenu par les accents graves d’une corne de brume et les accords approximatifs d’une trompette, envahit la pièce : le score venait d’être ouvert.
─ Désolé pour votre match, monsieur Bizien, mais nous avons absolument besoin de votre témoignage. Veuillez nous suivre à l’Hôtel de Police.
─ Je présume que je n’ai pas le choix ?
─ Je crains que non.
Quatre heures plus tard, privé de ma ceinture et de mes lacets, j’étais placé en garde à vue dans une cellule grillagée. Le cauchemar commençait.

Penchée sur ses notes, la juge d’instruction pianotait d’un doigt nerveux le rebord de son sous-main. Il régnait dans le bureau un silence de plomb, seulement troublé par la ventilation du micro-ordinateur de la greffière. La magistrate se rejeta en arrière dans son fauteuil.
─ Bien, dit-elle en triturant son stylo, récapitulons : Le dimanche 5 juin, en fin de matinée, un couple de promeneurs découvre près de la fontaine Saint-Ivy, au lieu-dit Le Stang, le corps d’une jeune fille de 16 ans, Aurélie Jézéquel. Ses vêtements en désordre et sa culotte déchirée paraissent accréditer la thèse d’une agression à caractère sexuel. La victime n’a pas été violée. Au cours de la lutte qui l’a opposée à son agresseur, elle semble avoir été projetée contre la fontaine où sa tête a violemment heurté un angle de granit. Il est résulté du choc un enfoncement de l’os pariétal droit. La malheureuse ne s’en relèvera pas. D’après le médecin légiste, le décès est intervenu dans la soirée du samedi aux environs de 22 heures.
─ Tout cela est bien triste, mais…
─ Vous parlerez lorsque je vous donnerai la parole, Maître, dit sèchement la juge.
Mon avocat se tassa sur sa chaise en grommelant. La magistrate reprit la parole :
─ Commence alors une enquête difficile, faute de preuve matérielle et de témoin direct. Un point est toutefois établi avec certitude par les gendarmes : à l’heure de l’agression, une voiture bleue, de marque indéterminée mais étrangère à la commune, est aperçue en différents lieux par trois personnes du voisinage. Cette voiture roule à faible allure sur la petite route qui mène à la fontaine Saint-Ivy. Elle est conduite par un homme brun pouvant avoir entre trente et quarante ans. Je vous rappelle, monsieur Bizien, que vous possédez une Ford Mondéo bleue – bleu cosmos très précisément –, que vous êtes brun et que avez fêté vos trente-sept ans le mois dernier. Jusque là, je vous concède que ça ne fait pas de vous un meurtrier…
─ Je ne vous le fait pas dire, madame la juge ! s’exclama mon avocat en ouvrant les mains dans un geste théâtral.
─ Certes, mais tout se complique, Maître Carval, lorsqu’on découvre parmi la vingtaine d’objets collectés aux abords de la fontaine un petit porte-clés aux armes de la ville de Dubrovnik dont l’enquête démontrera qu’il a été offert à votre client par son neveu Tanguy au retour d’un voyage en Croatie avec ses parents. Ce porte-clés est accablant, monsieur Bizien : il prouve que vous connaissiez la fontaine Saint-Ivy. Dans un premier temps, vous le niez, avant d’admettre l’évidence. Vous arguez alors d’une visite effectuée au cours du mois de mai à la chapelle Saint-Michel dont vous souhaitiez voir, pour un projet professionnel, les… les…
─ Les entraits sculptés, madame la juge, et plus précisément les engoulants.
─ En effet, monsieur Bizien, les engoulants. La visite effectuée, vous faites quelques pas dans le sous-bois jusqu’à la fontaine Saint-Ivy, toute proche de la chapelle Saint-Michel. C’est alors, dites-vous, que vous perdez par mégarde le porte-clés de votre neveu. Malheureusement pour vous, il ne sera trouvé là qu’après le meurtre d’Aurélie. Ajouté à la voiture bleue et à la description du suspect, ça commence à faire beaucoup. Et ce n’est pas fini car les policiers découvrent, en enquêtant dans votre entourage, qu’à plusieurs reprises, notamment lors de banquets, vous avez importuné, et pas seulement verbalement, des jeunes filles…
─ J’avais bu.
─ Ivre ou pas, et bien qu’il n’y ait pas eu dépôt de plainte, il ressort de ces agissements, confirmés par votre ex-concubine, que vous avez toujours eu un goût très marqué pour ce qu’elle nomme « la chair fraîche »…
─ Accusation de femme jalouse, lança Maître Carval en levant les bras au ciel.
Indifférente à l’interruption, la juge poursuivit :
─ Je ne vous cache pas, monsieur Bizien, que l’ensemble de ces éléments constitue un dossier à charge d’autant plus accablant que vous êtes incapable de fournir un alibi pour la soirée du 4 juin. Vous affirmez avoir assisté ce jour-là à un concert classique à la cathédrale, autrement dit à soixante kilomètres du lieu du drame. Je ne demande qu’à vous croire. Hélas ! pour vous, personne ne se souvient vous avoir vu : ni les deux femmes préposées à la caisse, ni les spectateurs qui ont pu être entendus suite à l’appel à témoins…
─ Bon sang, je vous répète que j’y étais, madame la juge ; j’étais assis au 5e rang à gauche, juste à côté d’un gros pilier. Je me suis même levé deux ou trois minutes durant la pause, entre la symphonie de Wranitzky et le concerto de Brahms, pour chasser les fourmis de ma jambe gauche.
─ En supposant que cela soit vrai, comment expliquez-vous que personne ne vous ait remarqué dans une assistance pourtant clairsemée ?
─ Mais je n’en sais rien, madame la juge. Si ce n’est que c’était une assemblée de vieux. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis mis un peu à l’écart. Je déteste être mélangé aux vieux, ça me fiche le bourdon. Ajoutez à ça que j’ai un physique tout ce qu’il y a d’ordinaire, le genre de type qui passe toujours inaperçu, quoi qu’il fasse et où qu’il aille.
─ Eh oui, c’est bien là le problème. Cela dit, vous n’êtes pas non plus très observateur, monsieur Bizien. En un peu plus d’une heure et demie, vous n’avez pas remarqué le moindre spectateur, pas noté le plus petit détail susceptible d’accréditer votre version…
─ Mon client a été interpellé trois semaines plus tard, madame la juge ! En trois semaines, le souvenir des détails s’estompe très vite.
─ Il n’empêche que cette amnésie est regrettable, Maître Carval. Car enfin, tout ce dont votre client se souvient tient en deux choses : le scarabée de la jeune soliste et la présence d’une altiste asiatique dans la formation polonaise. L’ennui, c’est que l’altiste et son faciès oriental étaient très visibles sur l’affiche du concert. Et plus encore la violoniste dont le buste, imprimé en médaillon, montre parfaitement le scarabée. Je vous rappelle, Maître, que l’affiche a été placardée un peu partout dans le département plus de deux semaines avant le concert ; votre client a largement eu le temps de s’en imprégner… Monsieur Bizien, n’avez-vous vraiment aucun autre souvenir de cette soirée, et notamment des musiciens puisqu’il semble que vous n’ayez pas prêté la moindre attention au public ?
─ Qu’est-ce que voulez que je vous dise ? Je me suis repassé cent fois le film du concert dans ma tête. Il en ressort qu’un flûtiste avait les cheveux en bataille et que la soliste avait des grands pieds. La belle affaire. Pour le reste, j’ai beau fouiller mes souvenirs jusqu’à la migraine, aucun incident notable ne me revient en mémoire.
─ Désolée pour vous, monsieur Bizien, mais il va falloir fouiller encore. Je vous donne une dernière chance de me prouver de manière indiscutable que vous étiez à la cathédrale le soir du concert. Vous disposez de trois jours. Passé ce délai, je signerai l’ordonnance de renvoi devant la Cour d’Assises du chef de meurtre précédé de tentative de viol sur la personne d’Aurélie Jézéquel.

Je vécus trois nuits d’enfer à la maison d’arrêt. Trois nuits de cauchemar, peuplées de parties civiles haineuses, de magistrats impitoyables, de jurés aux yeux injectés de colère, pointant sur moi un doigt vengeur. Trois nuits d’horreur où le spectre de la victime venait, après de longues séances de tortures, me trancher la tête d’un coup de sabre avec une extrême jubilation.
J’avais le teint pâle et les yeux cernés en pénétrant dans le bureau de la juge. Libéré des menottes, je pris place en face d’elle, Maître Carval à mes côtés. Fidèle à elle-même, la magistrate était impassible. Dans quelques instants, la greffière allait me donner lecture de l’acte de renvoi. J’étais résigné : on ne lutte pas contre la fatalité ! C’est alors que les choses prirent un tour inattendu.
─ Pourriez-vous me décrire le vêtement que vous portiez le soir du concert, monsieur Bizien ?
Interloqué par la question, je mis quelques secondes à répondre.
─ Je… je crois que c’était un polo de coton… Oui, c’est bien ça, un polo avec des rayures verticales rouges et noires.
─ J’ai là, monsieur Bizien, les témoignages des musiciens obtenus dans le cadre d’une commission rogatoire en Pologne. Au vu de votre photo, aucun d’entre eux ne se souvient de vous. À une exception près : l’un des deux clarinettistes, Jerzy Boniek, déclare avoir observé quelqu’un de ressemblant à proximité d’une colonne. Le musicien, peu sûr de lui concernant le visage, est en revanche formel sur le vêtement : l’homme portait une chemisette rayée verticalement de rouge et de noir. À la question : « En êtes-vous absolument certain ? », monsieur Boniek répond : « C’est même à cause de ça que j’ai remarqué cette personne : ce sont les couleurs du club de foot de mon village natal, près de Katowice. »
J’étais abasourdi, incapable d’émettre le moindre son. Un léger tremblement agitait mes mains. Naturellement, mon avocat se précipita dans la brèche :
─ Eh bien, voilà qui change tout, madame la juge.
─ C’est également mon avis, Maître Carval, d’autant plus que l’histoire des pieds de la soliste me turlupinait. J’ai donc fait procéder à une vérification. Le résultat est arrivé de Cracovie par fax il y a moins de deux heures : Milena Zelenkova, la jeune violoniste, chausse du 43 ½ pour une taille de 1 m 65. La soliste avait bel et bien des grands pieds et personne n’avait remarqué cette particularité. Sauf votre client…
La juge désigna un document sur son sous-main.
─ … En conséquence de quoi j’ai signé juste avant cette audition une ordonnance de non-lieu… Vous êtes libre, monsieur Bizien.

Fergus

mardi 12 janvier 2010

Vertige du store vénitien (Sandro)


Finalement, c'aurait du être une belle journée.
Je poussai la porte cochère de l'hôtel particulier de la rue Piccini, dans le 16 eme arrondissement.
Une caricature de gorille m'amena, après les contrôles d'usage, dans une salle d'attente aux stores vénitiens qui sentait le médecin généraliste qui n'a pas les moyens. Moquette bordeaux usée, quelques revues d'il y a plus d'un an. Puis on m'appela. Je passai dans une autre pièce, non sans avoir croisé d'autres gorilles. Un vrai zoo.
Puis la porte d'un bureau moins défraîchi que les autres. Et, assis derrière un secrétaire de bois blanc, Bernstein. La cinquantaine flasque, un peu chauve, le teint trop pale mangé par une mauvaise barbe. Il avait une chemise jaune sale qui allait assez bien avec ses ongles.
J'ai décidé aussitôt que je ne l'aimais pas. Il m'examinait de bas en haut. Puis l'inverse. Enfin, il fit un geste, qui devait signifier que j'étais autorisé à m'asseoir dans une bergère qui avait du être jaune, elle aussi.
En réaction, j'allumai une Gitane Internationale et soufflai loin la fumée, jusqu'à lui.
Il sourit. Un sourire sale, je l'ai remarqué.

— On est venu chercher son argent, Monsieur Ferretti?
Haussement d'épaules.

— 30 000 euros pour un type comme vous, c'est peu. Vous n'avez pas de gros besoins?
— J'ai de très gros besoins, au contraire. Voilà pourquoi je suis bon marché. On n'achètera jamais ce que je veux.
Je m'écoutais dire n'importe quoi. Parfois ça repose, comme une musique douce en arrière-fond.

— Et c'est quoi, ce que vous voulez? La nuit sans lune?
Nouveau mouvement d'épaules.
Bernstein hochait la tête, mimant celui qui comprend.

—"Quand on a bien regardé la vie, il n'y a que le suicide ou Dieu", lâcha-t-il sentencieusement.

Puis, après un temps, comme pour s'excuser:
— Je crois que c'est de Camus.
— Montherlant, lâchai-je en soufflant la fumée de ma Gitane plus fort que je ne l'aurais voulu.
Il commençait à m'énerver. C'est dangereux quand je m'énerve. Ma mère vous le dirait.
— Pardon?
— Montherlant, c'est de Montherlant.
— Ah oui?
— Oui, d'ailleurs, il en est mort, dis-je sèchement.
Il m'énervait. J'avais tort. Les cons, faut laisser dire. La seule chose qui m'importait, c'est qu'il me donne mon argent, de préférence assez vite. Pourtant, je sentais que ce serait long.
— Vous savez quel est votre problème? Enfin, quand on fait votre métier, je veux dire….
Je secouai la tête.
— Vous voulez que je vous le dise?
— Si je ne peux pas l'éviter, dis-je, fatigué.
— Vous êtes un penseur, c'est ça votre problème.
— Un panseur? Pourquoi, vous avez des blessures? risquai-je, amusé.
Mais il ne comprit pas le jeu de mot. Un con, je l'ai déjà dit.
Puis son visage blanc et sale s'illumina lentement d'un sourire. Il était en voie de comprendre. Ce qu'il y avait d'intéressant avec ce type, c'est qu'on pouvait suivre le trajet de la pensée sur sa figure. Trajet lent, malaisé, puis, de temps en temps, la victoire de l'intelligence sur la matière. Un vrai combat.

— Et vous, qu'en pensez-vous, Monsieur le penseur, reprit Bernstein, décidément philosophe.
— Je ne pense plus, ça m'évite de penser faux.
— Oui, oui, d'accord, reprit-il en se regorgeant dans sa graisse. Dites, vous êtes amoureux, ou quoi?
— Ne dites pas de gros mots, ai-je lâché sobrement.
Il daigna sourire, et puis, soudainement:
— Les métiers de cons, ça rend con.
Et devant mon absence de réaction, il ajouta :
— Je suis de ceux qui pensent qu'un tueur à gages est nécessairement un con. C'est pour ça que je les emploie.
— Vous êtes de ceux qui pensent et qui ne devraient pas, ai-je dit doucement en me levant vers lui.

Aussitôt il eut peur, car ses yeux virevoltèrent à la recherche d'un objet ou de quelqu'un, alors qu'à l'évidence, il n'y avait rien. J'aime bien lire la peur dans les yeux des gens. Ça aussi, il faudrait que ça me passe.
Alors, j'ai mis ma main sous mon blazer, par réflexe, tout en respirant à fond pour me calmer. Je crois que c'est là qu'il prit vraiment peur, car il sortit d'un tiroir une enveloppe de papier bleu d'où émergeaient des billets de 500 euros.
J'ai pris l'enveloppe de la main qui n'était pas dans le blazer et je crois que j'ai souri, ce qui est rare chez moi, beaucoup vous le diront.
Puis, en tournant les talons, j'entendis:
— Ferretti, on m'avait dit que vous étiez un anormal. Je confirmerai.

J'ai mimé une révérence, mettant un genou bas, et puis, une fois relevé, je lui ai montré un doigt.
C'est en sortant de l'hôtel particulier que je me suis dit que c'aurait du être une belle journée.
J'avais mon argent, je n'avais eu à tuer personne aujourd'hui. En somme, les choses roulaient gentiment.
Et pourtant, j'étais calme, mais vaguement écoeuré.
Dehors l'avenue Foch me paraissait sucrée, fade, avec son odeur de gazon coupé. Une sorte de miniature suisse. Je ne sais pas si ça vous fait cela. Moi, oui.


Au loin, j'ai vu un Toyota qui ressemblait tellement à un pick-up de la fourrière que c'en était un. Et puis j'ai vu, sur les roulettes, la Mercedes que j'avais louée le matin. Double file… Je n'ai même pas eu envie de courir. De toutes façons, la voiture est louée au nom de l'organisation, elle la récupérera.

— Vous avez des problèmes?

Je me suis retourné pour voir d'où provenait la voix claire. J'étais devant la terrasse du Madrigal, sur les Champs-Elysées. La voix provenait d'une femme, qui tout de suite, me parut belle. Trente ans. Tailleur gris sombre moulant, chemisier de soie blanc cassé, bas fumés à couture. Ce genre, quoi. Le genre sexy-classe. Je ne sais pas vous, mais moi, j'aime bien.

— Vous avez des problèmes, répéta-t-elle, amusée.
— Je n'appelle pas ça des problèmes, ai-je répondu, sec.

Elle était assise à la terrasse. D'un geste, elle m'invita à la rejoindre. Du moins, c'est ce que j'ai compris.
— Oui, je comprends…
Le problème des gens qui vous disent "je comprends", c'est qu'en général, ils ne comprennent rien à ce que vous venez de dire. C'était le cas, je crois.

Elle était blonde, avait les yeux verts, le genre executive-woman qui a lu tout Cosmopolitan, c'est-à-dire qu'on sentait qu'elle avait des théories sur l'éjaculation précoce, les SICAV obligataires, mais aussi sur le loup safrané en papillote. J'évitai donc prudemment ces trois sujets. Elle me souriait avec légèreté. Je n'ai pas prêté attention à la légèreté, seulement au sourire.
C'était un de ces moments où l'on sent distinctement qu'on fait une erreur mais où l'on décide de la commettre quand même.
Je crois qu'elle s'appelait Audrey, et après vingt minutes passées autour d'un gin tonic, j'ai compris que c'était une femme branchée, c'est-à-dire qu'elle prenait les choses graves à la légère, et les choses légères avec gravité. Je décidais de faire dans le grave, vu que c'est ce qui me vient le plus naturellement.

— C'est parce que tu ne crois plus en rien, me disait-elle (les gens branchés ont ceci de commun avec les paysans qu'avec eux, on se fait tutoyer au bout de cinq minutes).Tu es un desperado. Un cow-boy triste.
Je l'ai regardée. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Comme l'espoir est un contenu vide, dont personne n'a su me donner une définition satisfaisante, je ne crois pas non plus au désespoir.
Espoir, désespoir, ce sont des notions de midinettes qui viennent d'apprendre que leurs vacances aux Seychelles avec Charles tombent à l'eau. Et moi, je n'aime pas l'eau. Je n'aime pas m'apitoyer non plus.
Je voulais juste l'emmener chez moi pour que la vraie navigation commence. Je le fis. Elle commença. Crissement de la soie. Descente dans les dessous chic. Respiration forte, petits cris. La vague avance, recule. Répit. Légère éclaircie sur une nuque dégagée. Et puis les mots qui ne s'appartiennent plus, "non, pas là…je t'en prie…". Et puis l'orage qui monte, le taureau fâché, "tiens, prends…"

Il devait être vingt-trois heures, et ses longues jambes circulaient autour de mon frigo.
— Tu prends quelque chose?
Sa voix redevenue claire. Je notais des ridules près des yeux. Pattes d'oie. Ne pas s'émouvoir avec ça, bon sang, c'est connu.
— Tu prends quelque chose?
— Non. Mais toi tu prends le large. Tu es sensuelle, mais sans suite.

"C'est de Gainsbourg", dis-je après un temps, pour m'excuser un peu.
Elle prit le choc de face, un sourcil levé de surprise. Je la regardais s'agiter à ramasser ses affaires. Pour se donner une contenance, elle avait rallumé son portable, qu'elle avait daigné couper lorsque nous étions au lit. Signe évident d'intérêt pour ma personne de la part d'une executive woman. Elle composait sans cesse des numéros, qui apparemment restaient sans suite, eux aussi.

Au moment de claquer la porte, elle dit simplement:
— Je n'aimerais pas habiter dans ta tête. C'est pourri, là-dedans.
Et, ce disant, elle se tapotait le crâne. J'ai hoché la tête en souriant et soufflé loin la fumée de ma Gitane, vers le plafond. Le geste a failli me faire dire "alors, heureuse?", mais je me suis retenu. Ça ne sert à rien d'humilier les gens gratuitement.

Puis il y eu le claquement de la porte, dont l'onde de choc a failli décrocher du mur une photo de Cartier-Bresson que j'aime beaucoup.
Enfin seul , comme on dit dans les films de série B. La cigarette aux lèvres, je suis allé à la baie vitrée, sans écarter les stores vénitiens, parce que je n'en ai pas. Dehors, il n'y avait pas un seul bus de touristes.
J'habite près de la Porte Maillot, là où les touristes japonais font demi-tour, parce qu'après, il n'y a plus rien à voir.


Sandro


Crédit photo: Levi Wedel
Photo : Kiji, Russie par Toche

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