mardi 4 août 2009

Les violons du diable (L. Tourtzevitch )


Affalé sur son trône, Lucifer contemplait son armée infernale .

Ils étaient tous accourus à la convocation du maître, les Léviathan, Bal, Belzébuth, Melchizelech, démons incubes et succubes, diables grimaçants des deuxième et troisième degrés. Même les diablotins farceurs s'étaient déplacés, trop heureux de secouer des portes, faire des bruits bizarres dans les cheminées et s'insinuer sous les jupes d'honnêtes mères de famille. On s'était fort amusés durant quelques jours mais il était temps de passer aux choses sérieuses. Lucifer dressa sa beauté éclatante, frappa dans ses mains, attendit le silence et prît la parole en ces termes :

« Camarades des enfers, compagnons des ténèbres, je vous ai réunis car l'heure est grave !
« Jusqu'ici, nous avons tenu tête à nos ennemis, réussi à nous infiltrer dans les églises, suscité schismes et hérésies, obtenu que les uns et les autres se massacrent au nom de la foi. Magnifiques victoires, parmi d'autres, que celles de Montségur et de la Saint-Barthélemy ! Et dont je vous félicite tous : le dogme qui trucide la vertu, le bien qui extermine la morale, quelles magnifiques diableries ! Mais en vérité je vous le dis, ces réussites éclatantes sont désormais derrière nous. L’avenir s’annonce plus difficile.
« Nous avons dominé les humains en leur inspirant la peur, en les précipitant dans le désespoir. Or je vois arriver des temps nouveaux où ils parviendront à la connaissance. Science remplacera croyance, raison discréditera superstition.

« L'homme va entreprendre de soumettre la nature ; c’est un crime que nous lui avons nous-mêmes soufflé de commettre, mais des siècles vont s'écouler avant qu'il n'en soit puni. Ah, je me souviens comme cela fut difficile d’échapper à la vigilance de Gabriel et de pénétrer au paradis ! Mais le serpent parvint à instiller mon poison à la femme et je vais en voir maintenant les premiers effets.
« En se libérant de la malédiction divine d'arracher son pain à la sueur de son front, l'humain va commettre le sacrilège ; mais il va aussi, et inéluctablement, s'affranchir de sa peur.
« En vérité je vous le dis, tant que la nature ne se retournera pas contre lui pour le plonger à nouveau dans les affres de la faim et du désespoir, il n'y aura nulle place pour nous ; à moins que nous ne trouvions à remplacer la peur...

« Aussi vous ai-je convoqués afin que nous inventions un moyen de conserver notre empire sur les humains. Délibérez, et dites-moi ce que je dois faire. »

Lorsque la voix tonnante de Lucifer se fut tue, et que le Prince quitta son trône pour se retirer dans ses appartements infernaux, un murmure parcourut l'assemblée.
Puis des heures, des journées s'écoulèrent : les diables délibérèrent longuement, s'invectivèrent souvent, mais finirent par avoir une idée...

Une fois Lucifer à nouveau installé sur son trône, Azedeph, un démon spécialisé dans le domaine encore balbutiant des désastres induits par l'industrie humaine, prit la parole au nom de tous :

« Majesté, nous nous sommes penchés sur le problème que vous nous avez soumis et il nous est apparu qu'en dehors de la peur, de l'ignorance et de la bêtise, le moteur le plus puissant du comportement humain est sans nul doute le plaisir. (Lucifer hocha la tête en signe d'approbation). Nous avons donc cherché, parmi les plaisirs humains s'il était possible d'en trouver qui fussent, soit totalement inédits, soit magnifiables à des intensités nouvelles...
« Des plaisirs totalement inconnus, nous n'en avons point trouvés, Sire, ils étaient recensés comme péchés capitaux et véniels, aussi y a-t-il belle lurette que nous avons eu à cœur de les faire commettre aux humains. Nous n'abandonnons pas cette
piste, mais elle risque d'être moins féconde que par le passé.
« Aussi croyons-nous davantage à la possibilité de travailler sur des plaisirs anciens qui auraient été peu exploités. Ceux du sexe et de la nourriture nous ont semblé vulgaires, indignes de votre grandeur, et surtout limités dans leur exercice par la physiologie humaine.
« Les plaisirs artistiques nous ont paru plus intéressants, mais ceux de la vue trop faciles à cataloguer et à réprimer, trop évidents au niveau de leur expression. Ceux de l'ouïe, en revanche... La musique, trop abstraite, est art improuvable du point de vue du péché, aussi croyons-nous à la possibilité d'en faire œuvre démoniaque. Il faut trouver musiciens, musiques et instruments de musique à travers lesquels vous puissiez manifester votre présence et votre pouvoir.
"Nous avons cherché longuement, passé en revue toutes les possibilités et nous suggérons de vous pencher sur un instrument balbutiant, prometteur, mais qui risque de ne pas aboutir sans votre intervention : c'est une invention récente, inspirée de la viole. Rendez-la diabolique par sa sonorité, diabolique dans sa technique instrumentale, diabolique dans son procédé de fabrication, diabolique dans son répertoire, diabolique par le plaisir qu'elle procure à l'auditeur, diabolique enfin, pour que votre gloire s'étende à nouveau sur le monde, dans les siècles des siècles.

« Anna alphara necturr, esticlama tourkanta nectrur nelfecturr ! »( Ce qui signifie en langage diabolique : "Qu'il en soit ainsi dans les siècles des siècles, et à bas la calotte !")

Azedeph se rassit dans le silence le plus absolu de l'assemblée infernale et attendit les réactions du Maître des Ténèbres. Celui-ci réfléchit longuement, puis décida :

« C'est bien, je le ferai. Retournez à vos occupations habituelles, répandez le mal, pervertissez les innocents, semez discorde et désordres, je vais m'occuper du futur. »

***

Lucifer résolut de procéder en simultané : l'instrument d'un côté, l'instrumentiste de l'autre.

Afin de ne pas attirer l'attention des forces de la vertu et de leurs exorcistes, il était nécessaire que, dans la mesure du possible, la découverte et la mise au point du violon apparussent comme naturelles, imputables uniquement au travail humain et il se contenta d'abord de donner quelques impulsions, suggérer des plans, guider les expérimentations.
Il choisit pour cela une famille de luthiers italiens établis à Cremone dont l'aîné, Andrea Amati, avait, à partir de la viole, fabriqué vers l'an 1560 un instrument plus petit, bombé, sans frette sur le manche mais dont les performances étaient encore très médiocres.

Entre 1623 et 1633, Lucifer lâcha la peste sur Crémone. Des nombreux luthiers qui s'y étaient installés, seul Nicola Amati, le petit-fils, survécut. Ainsi l'avait voulu le Prince des Enfers, afin qu'il fut le seul à pouvoir accueillir deux nouveaux apprentis, les jeunes Antonio et Andrea qui désiraient apprendre le métier.
Ceux-ci se révélèrent très doués et une saine émulation s'empara du maître et de ses jeunes ouvriers. Les violons que produisit Nicola Amati durant cette période, celle des "grands Amati", étaient déjà excellents, mais de leur côté, violon après violon, les apprentis s'approchaient de très près de la qualité de ceux de leur maître.
Vint le moment où Andrea Guarneri et Antonio Stradivari le quittèrent et s'installèrent à leur compte ; pas loin les uns des autres puisqu'ils restèrent à Crémone.
De ces deux jeunes luthiers, Antonio était le meilleur, le plus exigeant, le plus tenace et le plus inventif. Jour après jour, il modifiait les proportions, cherchait la meilleur renversement du manche, expérimentait de nouveau bois. Comment résoudre cette contradiction : un violon subtil et chantant, mais puissant en même temps ?
Comment le bois pouvait-il être souple et dur à la fois ?
Il pensa que la solution se trouvait peut-être dans le choix du vernis. Il tenta diverses compositions, y incorpora toutes sortes de substances, de la poudre d'os, de la sève de cerisier, même de la limaille de divers métaux, avec des bonheurs variables. Le résultat le plus intéressant avait été obtenu en ajoutant à un vernis classique un peu de poudre de pouzzolane recueillie sur les flancs du Vesuvio.

***

Antonio contempla l'instrument qu'il venait de terminer et qui n'attendait plus que son vernis. Il hésita. Allait-il passer une première couche ce soir ? Il était déjà tard et il résolut finalement de remettre cette opération au lendemain. Ses propres apprentis étaient déjà partis à l'auberge vider quelques verres de vin et probablement s'amuser avec les servantes. Il décida de ranger ses outils, le vernis qu'il avait préparé et d'aller les rejoindre. Peut-être y rencontrerait-il Andrea. Bien que devenus concurrents, ils étaient restés amis et aimaient se retrouver et s'échanger leurs trouvailles.

Il avait presque terminé lorsque l'on frappa à la porte.
Qui cela pouvait-il être à cette heure-ci, songea Antonio ? Peut-être était-ce Andréa qui, ne le voyant pas à l'auberge, passait à l'atelier ?
Lorsqu'il ouvrit la porte, il vit un homme à contre-jour du soleil couchant mais la silhouette lui sembla inconnue.
Maestro Stradivari ?
— C'est moi, répondit Antonio
— Puis-je entrer ? Je voudrais savoir si vous pourriez me fabriquer un violon ?
— C'est mon métier, signore. A qui ai-je l'honneur ?
— Je m'appelle Giuseppe. Giuseppe Tartini. Pardonnez-moi je suis troublé, votre renommée est si grande et l'histoire qui m'arrive est tellement incroyable. J'ai absolument besoin de vous maestro Stradivari !
Antonio soupira : encore un de ces aristocrates impudents et impatients !
Lorsqu'il le fit rentrer, il put observer son visiteur. C'était un homme très jeune au visage ouvert et agréable, mais qui semblait en proie à une grande agitation. Il se débarrassa de son léger manteau de voyage sous lequel il dissimulait un étui de violon qu'il posa sur l'établi.
Maestro, votre réputation est venue jusqu'à Ancône, et j'ai fait le trajet d'une seule traite pour vous voir. J'ai besoin d'un instrument pour jouer une musique très spéciale, et pour laquelle mon violon est très insuffisant, dit-il en ouvrant l'étui.
Antonio prit l'instrument dans les mains et l'observa quelques instants. Il reconnut immédiatement la facture de son vieux maître, Nicola Amati ; peut-être même avait-il travaillé sur ce violon lorsqu'il était apprenti.
— Et ce violon ne vous convient pas ? Et quelle est donc cette musique qu'un Amati ne puisse jouer ?
— Oh, Monsieur, vous ne me croiriez pas. Je ne sais comment vous le raconter… Êtes-vous... bon chrétien maestro Stradivari ?
— Je crois en la Trinité et en notre Sainte Mère l'Eglise.
— Bien, bien... Mais croyez-vous... au diable également ?
— Hélas, comment nier qu'il existe ? avec tout le malheur du monde...
— Bien, bien... mais me croirez-vous si je vous dis qu'il m'est apparu en songe ?
— En songe tout est possible... Mais quel rapport ?…
— J'y viens. Figurez-vous que dans mon rêve le Malin s'est saisi de mon violon et a joué devant moi, une chose... une chose… je ne sais comment vous l'expliquer. Lorsque je me suis réveillé, je me suis précipité pour mettre par écrit ce dont je pouvais me souvenir. La plume courait toute seule. Lorsque plus rien n'est venu je me suis arrêté. J'avais écrit une sonate entière pour violon, d'une seule traite et sans une seule rature... Cela s'est passé ainsi... Devant Dieu je vous en donne ma parole !.. C'est en tentant de la jouer que je me suis aperçu qu'il était impossible de l'interpréter à la bonne vitesse et surtout, surtout, maestro Stradivari, le diable faisait sonner la troisième note, ce que je ne parviens pas à obtenir avec mon violon.
La troisième note, signore, qu'est-ce à dire ?
— Eh bien, lorsqu'il jouait sur deux cordes une sixte ou une tierce, il faisait sonner une troisième note, harmonique inverse du son le plus aigu. Par exemple, dit-il en prenant son violon en l'accordant, si je joue simultanément un mi et un do une sixte au-dessus, comme cela, entendez-vous en même temps le do grave ?
— Non, signore, je ne l'entends pas.
— Moi je l'entends, mais à peine ; approchez votre oreille, collez-la sur la table d'harmonie. L'entendez-vous maintenant ?
Le violoniste dut presque s'accroupir pour qu'Antonio, en se contorsionnant, puisse coller son oreille sur la table du violon. Après plusieurs essais, il perçut, effectivement ce troisième son dont lui parlait Tartini.
— L'avez-vous entendu, cette fois ?
— Oui. C'est tout à fait étrange...
— Lorsque le diable jouait, on l'entendait parfaitement. Peut-être devrais-je vous interpréter un extrait ? Mais je ne puis la jouer aussi vite, certaines notes dans l'aigu ne sortent pas… et il manque ce troisième son.
Le jeune homme se concentra quelques secondes, puis attaqua une œuvre éblouissante, de pure virtuosité, comme jamais Antonio n'en avait entendue. Lorsque Tartini s'interrompit, Antonio, stupéfait par la performance du violoniste, lui demanda :
— Comment appellerez-vous cette oeuvre ?
— Je l'ai baptisé : "La trille du diable"... Qu'en pensez-vous ?
— C'est un bon titre, assurément...
— Pensez-vous, Maestro, pouvoir me faire un violon qui puisse convenir ? Je vous paierai ce qu'il faudra.
Antonio était embarrassé. Il aurait bien voulu pouvoir donner satisfaction à un si talentueux musicien, mais n'était pas du tout certain d'y parvenir.
Il y avait bien cet instrument qu'il était en train d'achever, celui qu'il avait résolu de commencer à vernir le lendemain. Ce serait le meilleur violon qu'il aurait jamais fabriqué, de cela il était sûr. Il l'avait essayé brut, c'était un instrument déjà exceptionnel. Mais, une fois verni et mis en tension, serait-il à la hauteur de ses espérances ? Et de celles de ce jeune homme ?
Maestro Tartini (le jeune homme rougit sous le compliment), je suis en train de finir un instrument qui semble très prometteur. Je ne suis pas sûr qu'il sera conforme à vos exigences, mais je crois que je ne pourrai pas faire mieux. C'est celui-ci, dit Antonio en le décrochant :

Giuseppe observa le violon, encore en bois brut. Il remarqua son élégance, ses proportions parfaites, ses différents bois, l'ébène profond de la touche, l'admirable dos en érable flammé, la table en sapin aux fibres si serrées. Il le cogna avec le doigt replié pour apprécier sa résonance, en huma l'odeur de colle et de copeaux de bois.
— Quand l'aurez-vous terminé ?
— Revenez dans deux mois, je le mettrai de côté pour vous jusqu'à ce que vous ayez pu l'essayer.
— Je vous remercie infiniment Maestro Stradivari, je serai de retour à la Saint Anselme.

Une fois le jeune Tartini parti, Antonio ferma les lourds volets de bois de son atelier. Il se dit qu'il était trop tard pour aller à l'auberge et décida de monter rejoindre son épouse et ses trois petits. "Trille du diable..." maugréa-t-il avec un haussement d'épaules, en gravissant l'escalier qui menait au logement situé au-dessus de son atelier.

Le luthier avait tort de se moquer. Car cette nuit-là, lorsque la maisonnée se fut endormie, Lucifer pénétra dans son atelier.

Le Prince des Ténèbres se promena lentement au milieu des établis, examina les instruments en cours de fabrication, les bois mis en forme sur des gabarits, les tables que l'on commençait à tailler, galbées, dans la masse, les touches mises sous presse sur les manches. Il jeta un coup d'œil à quelques guitares et un violoncelle et s'arrêta enfin devant le violon en bois brut que le luthier avait promis à Tartini. Il chercha une gouge coupante, puis le pot de vernis que l'artisan avait préparé et l'ouvrit. Puis le diable mit son avant-bras au-dessus et se tailla les veines du poignet.
Lorsque, le lendemain, Antonio Stradivari passa la première couche de vernis, il recouvrit l'instrument, sans le savoir, du sang de Lucifer.
Et le violon se révéla miraculeux. Inouï.
À partir de cette date, Antonio signa ses instruments Stradivarius. Et lorsque le jeune Tartini, prit possession du violon, il put jouer la partition que lui avait dictée le Maître des Ténèbres, à la bonne vitesse et en faisant sonner les fameuses troisièmes notes...
Il se produisit dans toute l'Italie, les foules se pressaient pour entendre la "Trille du diable", un morceau qui lui valut une célébrité immense, mais qui resta à part, comme un objet singulier dans son répertoire. L'œuvre fascinait, mais ne faisait pas école. Seuls les instruments qui sortaient des ateliers du maître de Crémone continuaient d'être exceptionnels ; le diable y veillait, ajoutant régulièrement au vernis un peu de son sang.

Mais sur le plan de la musique, le diable n'était pas satisfait. Aussi, pour parfaire le travail que ne put jamais terminer Giuseppe Tartini, Lucifer estima qu'il devait paraître en personne...

***
Il s'y prit de la même manière, afin que tout parut naturel.
Un bébé naquit dans une famille génoise le 27 octobre 1782, à qui l'on attribua le prénom de Niccolo, et si le père encouragea l'enfant à apprendre le violon et la guitare, il ne sut jamais que ce n'était pas son fils qui montrait ces dons exceptionnels, mais le Malin qui avait pris sa place un jour dans le berceau.
L'enfant grandit, étudia la musique avec Servetto qui avoua rapidement être dépassé par son élève et l'orienta vers le grand Rolla qui ne sut qu'en faire tant la technique du jeune Niccolo était déjà éblouissante.
On perdit quelque temps la trace du prodige ; jusqu'en 1795, où il réapparut pour une série de récitals qui le firent connaître du public. Sa notoriété se répandit alors comme une traînée de poudre. Chacun de ses concerts faisait salle comble.

L'homme était immense, maigre, toujours de noir vêtu, avec des longs cheveux tombant sur les épaules, qui encadraient un visage d'une pâleur mortelle.
Il se positionnait sur le devant de la scène, seul avec son violon, et avant d'attaquer la première note jetait un regard vers la salle. C'était alors que le magnétisme puissant de son regard mettait le public mal à l'aise et faisait frissonner les femmes.
Ensuite, c'était une implosion de notes tourbillonnantes. En fermant les yeux, on pouvait croire que trois violonistes jouaient ensemble ; les mains du musicien s'écartaient en des positions impossibles et se déplaçaient tellement vite sur le manche que l'on avait par moments du mal à les voir. Les coups d'archet étaient insensés, sautillant parfois à la vitesse d'une quadruple croche sur des tempi haletants. Mais au-delà de la virtuosité pure, le public découvrait une musique inouïe, stupéfiante.

Les concerts se déroulaient dans des salles de plus en plus grandes pour répondre à l'affluence du public et l'instrument finit par poser problème. Les spectateurs du dernier rang n'entendaient plus les passages joués pianissimo, et à peine les forte.
Il était facile pour le Prince des Ténèbres de doter son violon de n'importe quelle puissance sonore ; mais, toujours dans le souci de faire apparaître les événements sous un aspect naturel, il procéda de manière à brouiller les pistes.
Il provoqua chez les frères Demonzac, riches négociants français en vin installés à Livourne, un tel enthousiasme lorsqu'ils l'entendirent qu'ils voulurent lui offrir un violon d'exception.
Ils lui achetèrent un instrument construit par le luthier Italien le plus célèbre de l'époque, un certain Guarnerius del Gesù qui n'était autre que le petit-fils d'Andrea Guarneri, le collègue d'Antonio Stradivari, celui-là même qu'il espérait rejoindre à l'auberge le jour de la visite de Guiseppe Tartini.
Mais le luthier n'en crut pas ses oreilles lorsqu'il put assister pour la première fois à un concert du prodige. Son violon avait une puissance telle que, cherchant à la décrire, il dit que l'instrument sonnait "comme un canon". Et le violon garda cette appellation en italien de "Il canonne".
Évidemment, Guarnerius del Gesù ne put comprendre pourquoi il ne parvint jamais à construire un deuxième violon aussi puissant...

Muni de "Il canonne", Lucifer se déchaîna. Ses concerts devinrent des performances comme jamais on n'en avait vu, et comme jamais plus il n'y en eut.
L'effrayant personnage au regard magnétique cassait volontairement une ou plusieurs cordes de son violon, brisait son archet et empruntait la canne d'un spectateur pour jouer ce qu'aucun violoniste contemporain ne parvient aujourd'hui à jouer intégralement avec les quatre cordes et un archet en bon état. Tous les grands musiciens et compositeurs de l'époque, de Rossini à Schuman, vinrent l'entendre et après cela n'écrivirent plus jamais leurs partitions pour violon de la même manière ; certains même, pour lui rendre hommage, reprirent et développèrent quelques-uns de ses thèmes.

Lucifer avait tout lieu d'être presque satisfait. Il lui restait toutefois un travail à accomplir...

Un jour il entendit la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz et jugea que ce compositeur réellement révolutionnaire était ce qu'il attendait.
Ils se rencontrèrent et l'inquiétant violoniste lui demanda une œuvre pour son alto, qui n'était autre, d'ailleurs, qu'un Stradivarius, un de ceux que son sang avait arrosé dans l'atelier de Crémone.
Lorsque Lucifer prit connaissance de la partition d'Harold en Italie, il fut satisfait de sa qualité : la musique était devenue ce péché noble, ce plaisir pervers dissimulé derrière le prétexte de la culture, le mal à l'état brut dans une gangue de beauté. Et surtout, raffinement suprême, elle comportait les germes de sa propre destruction future : le classicisme était définitivement mort, la porte aux bruits discordants de la musique du XXe siècle était ouverte.
Mais, estimant qu'il n'y avait pas assez à jouer pour lui, le Prince des démons refusa l'œuvre de Berlioz et jugea qu'il était temps pour lui de quitter le corps du violoniste virtuose et de l'abandonner à sa destinée humaine.

A partir de ce jour, la santé de celui que tout le monde connaissait sous le nom de Niccolo Paganini déclina. Il mourut à Nice le 27 mai 1840 et par testament donna "Il canonne" à la ville de Gènes, où l'on peut encore l'admirer sous une vitrine.

Pour honorer sa mémoire, la municipalité créa un prix qui porte le nom de son illustre citoyen, et chaque année, le vainqueur, en récompense, obtient le privilège de jouer sur cet instrument, tradition qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours.

Mais, quelle serait la réaction de tous les lauréats du prix Paganini qui se sont succédés depuis sa création, si on leur apprenait qu'ils avaient posé leurs mains sur l'instrument du diable ?

Léon Tourtzevitch

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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