samedi 28 novembre 2009

Station service (Sandro)


On ne voit ni le ciel ni la terre, mais le vent continue de souffler son sable.
Poussé par un vent de biais, la canette a roulé sur la nationale délabrée, par à-coups, dans le tintement clair de son métal rouillé. Elle a traversé ce qui fut l'aire de la station service, hésité contre une pompe, rebondi contre le gonfleur au tuyau crevé, et a finalement effleuré un crotale lové sur la fosse à vidange. Mais il n'a pas même relevé la tête, ni fait entendre sa crécelle. Ici, les serpents s'en foutent. Ils sont comme nous, ils se foutent de tout. Ils attendent.

C'est le bruit agaçant de la canette rebondissant sur la cabine de la station-service qui m'a rappelé que j'avais soif. C’était l’après-midi d’un jour qui ne me verrait jamais vraiment là. Il y en a des jours comme ça, des jours qui partent avant même qu’on ait ouvert les yeux. Ici, il n'y a rien à manger, ou alors des trucs lyophilisés dans des distributeurs. Et aussi des fontaines d'eau fraîche qui survivent, on se demande bien comment et par qui elles sont réapprovisionnées. Mais je ne manque de rien depuis que je suis là.
Je ne compte pas, je n'escompte pas non plus. Un bon moment que je suis arrivé là, en voiture – ma vieille Volvo T5 – sur un filet de gaz. Plus d'essence dans le réservoir, la jauge qui clignotait rouge, et puis plus du tout.
Je croyais trouver de l'essence: j'en ricane encore et les autres avec moi. Les autres? Ce sont ceux qui sont arrivés avant moi dans ce bled. Jeff, Had, Emilio. Ils ont pris position dans ce qu'ils ont trouvé de disponible alentours: une carcasse de bus, une caravane, un mobil home.
Au moins, j'ai un coin à moi. A part ces satanés crotales qui sont planqués partout, on ne peut pas vraiment se plaindre.
Ce n’est pas ce que je croyais, c'est tout.

Aujourd’hui c’est lundi, ou quelque chose comme ça. Le soleil revient chaque jour semblable, comme un œuf sur le plat. Jaune par-dessus, tout de sable blanc autour. Il en arrive encore, des nouveaux, sur la nationale et en files serrées. Il en arrive tous les jours, vous pouvez me croire, et tout est à recommencer. Ils veulent un toit pour dormir, ils cherchent de l'essence, quelque chose à manger, des conseils pour se protéger des crotales.
Ils n'impriment rien, ils sont hirsutes, ébahis, en colère. Ils disent tous qu'ils ont un rendez-vous important, qu'ils doivent téléphoner d'urgence à quelqu'un, une quelqu'une, que c'est une question de vie ou de mort. Tu parles.

D'abord, ça veut dire qu'ils croient qu'il y a le téléphone, ce qui est déjà une erreur manifeste d'appréciation. Ensuite, ils estiment qu'il y aurait encore quelqu'un pour les écouter.
Les cons, faut laisser dire.
Ils demandent aussi immanquablement à quelle heure passe le bus pour aller en ville. Mais il n'y a pas de bus, c'est ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'y a pas de ville non plus, du moins à ma connaissance.
On discerne bien, la nuit, comme une lueur derrière la barre rocheuse. Certains disent que le soir, on distingue au sommet comme une immense statue de serpent. En airain. Eclairée par des spots aveuglants. Mais on ne peut raisonnablement pas appeler cela une ville non plus. Du reste, ceux qui ont essayé d'y aller n'en sont jamais revenus.

Les nouveaux, faut tout leur expliquer depuis le début, c'est épuisant. Et puis ils ont l'air murés dans leur nuit, c'est peine perdue. Il n'y a que ceux qui arrivent en ambulance, la potence au dessus de leurs bras maigres où pend une perfusion, qui semblent emprunts d'une certaine sagesse. Certains ont l'air au courant, ils hochent la tête d'un air entendu. Ils sont très pales, aussi blancs qu’une idée de brouillard. On les salue brièvement, on leur arrache leur perfusion et on leur dit que "ça va aller, maintenant".
Il subsiste parfois dans leurs yeux comme une lueur, peut être une révolte, mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et rentrer bien vite chez soi se mettre à l'abri. Oui, je me dis que c’est ça qu’il faut faire, et sans regret encore.
L'important, c'est de se conserver un espace de survie. C'est ce que je fais. Je suis bien dans ma station. Hormis les crotales. Ça, c'est tout de même une engeance, autant le dire tout de suite.

Il y en a partout, jour et nuit. Au début, je les tuais à coups de clef à vidange, ou avec ce qui me tombait sous la main. Mais c'est à refaire chaque jour qui passe. Leur morsure est horriblement douloureuse, mais bizarrement, on n'en meurt pas. Ça n'enfle pas non plus. C'est comme une clôture électrique pour les bovins, une punition qui viendrait, régulièrement et par surprise, nous rappeler qu'on a merdé. Et qu'il faudra payer pour ça. Quand on croit avoir eu son compte, on repasse à la caisse, et vite encore.

À la tombée du soir, c’est l’heure des fous. Ils arrivent sur la nationale, poussant leur caddies métalliques avec leurs maigres affaires, braillant et gesticulant dans le vent chargé du sable qui s’imprègne partout et fait crisser les dents. Immanquablement, l’un d’eux, un grand rouquin pâle comme une soucoupe, monte sur un fut d’huile moteur et cogne dessus avec une clef à molette. Puis il déclame : « Si vous continuez à nous en promettre sans nous en donner, à susciter toute cette abondance de misérables désirs, il vous en viendra d’autres, de plus en plus pauvres, ô mon bordel natal, et des moins arrangeants que moi. Voilà pourquoi vous crèverez tous.(1) ».

Et puis la nuit jette son manteau noir sur tout ça, les fous, les carcasses atroces des guimbardes ensablées, les crotales lovés sur les sièges défoncés, et on n’en parle plus jusqu’au soir suivant.

Je vais alors me coucher dans le hamac de la guérite de la station-service.
Il y a encore un vieux calendrier Texaco pour routiers affiché au mur, dont les couleurs virent au bleu sous l’effet du soleil. C’est une fille nue, qui écarte à trois doigts son string de satin blanc. Elle me regarde d’un œil torve.

Ça aussi, autant le dire, ça surprend au début. Il n'y a pas de femme, mais alors plus du tout. La novation, c'est que cela ne manque pas non plus. Plus de désir, quelques vagues souvenirs qui flottent, des nébuleuses de nécropole.
La nuit, on en voit bien quelques unes qui rappliquent dans les rêves, mais elles baignent en pleine étrangeté. Elles sont le plus souvent sanglées dans des maillots de satin violets, hissées sur des talons hauts et tiennent chacune en laisse un mouton. Et puis au matin elles s'en vont, belles, belles, bêle comme le jour.
Bref, il ne faut pas s'inquiéter pour ça.
Ce sont des histoires aussi délavées que les rêves d’un vieillard qui se parle de printemps, quand on était jeune, mais qu’aujourd’hui tout ce que jadis on avait devant soi, c’est passé derrière.

C’est ce qu’on se disait avec Had, mon voisin de la cafétéria d’en face. Un ancien, un vieux sage. Quand même, il est parti un soir, sur la route, avec son bâton de fortune.
Je l’aimais bien, Had, mais ici, il ne faut pas trop s’attacher. Sur son visage, il y avait une expression désolante, du genre dans la vie, non, moi je n’irai pas beaucoup plus loin que cela. Du genre « encore un coup comme ça et c’est une tête de vieux que je me paie ». C’est pour ça qu’il est parti pour voir la montagne et sa statue éclairée. Au bout de quelques jours, il a disparu, comme c’était son destin depuis le commencement, et il s’est abattu sur le désert comme une espèce d’automne.
Je ne sais pas si ces choses sont équitables ou non, mais c’est comme ça que ça s’est passé.
J’espère que la délivrance lui est venue comme le vent qui efface tout. Et avec elle l’emporte, lui et tout ce que cela voulait dire.
Had, son nom était Had. Qu’il aille directement là où c’est le mieux, celui-là.

Il y a aussi Emilio, arrivé à peu près en même temps que moi. Il dort dans son Alfa Roméo 166 sur le parking de ma station. Il est toujours dans son jus, comme il est venu. Son costume Valentino à présent plein de poussière, ses chemises Armani et ses lunettes de soleil assorties. Il m’inquiète un peu, Emilio, parce qu’il a beaucoup de mal à s’adapter. Le soir, il me parle interminablement de femmes, leur parfum, leur odeur, toute la gamme de leurs cris et gémissements, les positions qu’elles prenaient et qu’il mime avec ses mains. Il parle aussi sans cesse de ce qu’il a perdu, les saltimbocca alla romana, le Barolo, les farfalle al dente, le café ristretto et sa mousse marron clair bien fumante. C’est plein d’odeurs, ses histoires, mais ici ça n’aide pas.
Du coup, je l’écoute en silence, et je hoche gravement la tête en faisant celui qui comprend. Il n’y a que ça qu’on puisse faire sans se tromper dans ces cas là.

Un jour où j’avais quand même réussi à m’en débarrasser, je suis allé vers la fosse à vidange. J’ai glissé sur de l’huile, et me suis cogné le front sur le pont élévateur en métal. La douleur m’a sonné, et je me suis affalé sur le sol graisseux. Tout de suite, j’ai entendu la crécelle d’un crotale qui se trouvait là. Il avait replié son corps en anneaux et relevé le cou pour frapper. J’étais sonné, vaincu, et n’ai rien tenté pour fuir. Du reste, il aurait eu le temps de frapper avant que j’aie pu esquisser quoi que ce soit. J’attendais la morsure, une de plus… Contre toute attente, il s’est détendu peu à peu au bout d’un instant interminable, a reposé sa tête plate comme une pelle sur le sol, à vingt centimètres de mon visage. Je voyais distinctement sa langue fine et fourchue qui sortait par intermittence, et ses minces pupilles fendues comme une jupe. Et alors, très distinctement, en détachant ses mots, il a dit : « Vous avez de ces vies, quand même, c’est à chialer ».


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-Crédit photo: Troy Pava, site "Lost America".
-(1) Jean-Patrick Manchette in « L’affaire N’Gustro », page 246, Gallimard Carré Noir.

dimanche 15 novembre 2009

Le marin de Loire (Th. Bonnetat)


Chaque vacance de Toussaint, je pars en voyage.

J'explore la vaste terre de mon grand-père sur l'Ile en face de sa maison.
Elle est cachée entre la Mauve et la Loire, derrière un rideau de peupliers.
A ses côtés je suis Robinson Crusoë ou le Capitaine Hatteras.
On prend la plate qui file sur l'eau verte au dessus des remous sablonneux et hop c'est l'arrivée.
À chaque fois qu'il foule le carré de terre, c'est le Nouveau Monde qui se lève à lui.
Les grenouilles et la nature, un vol d'oiseaux et le vent surtout à la crête des bouleaux.
Alors, il déplie son couteau aiguisé à même la terre.
Et mastique l'oignon cru à tribord.

Lui, le silence et moi, tous les trois on se supporte ensemble.
On marche pareillement sans ouvrir la bouche, tendus au même secret.

Mais moi, je suis bien plus curieux et, un jour, je saurai.

Depuis longtemps déjà, je le fixe, au large de son bras droit et épais.
Ce drôle de dessin.
Je l'imagine et je voudrais bien le voir de plus près, toucher les traits du bout des doigts.
Le dessin prendrait relief et je le saisirais. Il deviendrait une chose que je n'ai vue nulle part.
Je l'ai sur le bout des lèvres cette question d'enfant et, à chaque fois, j'ai peur de secouer sa tranquillité, que je ne puisse plus l'accompagner dans cette ballade.
Je garde son silence.

"Grand-Père emmène moi..."
Je veux lui montrer que je ne suis pas un moussaillon de jardin agricole.
Mais bien le digne petit-fils d'un aventurier qui n'en parle jamais.

Dans sa cuisine, j'ai souvent mangé du regard le "Lamotte Piquet" accroché au dessus de la porte, à côté de la Comtoise.
Je l'ai mangé des dizaines et des dizaines de repas et me suis demandé comment labourer l'Océan.
Mais l'obscurité descendait toujours sur ses repas. Rien n'était prêt à se dire.
J'en ressortais affamé, privé de toutes les réponses à mes questions.
Quand on est petit, on voit bien que les Vieux essaient d'oublier l'histoire et le fil de l'histoire.
Ils effacent.
Mais là, il pouvait pas.
C'était marqué à l'encre indélébile.

Je faisais des esquisses, dessinais en vain sur des feuilles de brouillon vite cachées le tatouage de bleu de Chine et j'imaginais :
l'ancre qui disait la traversée de l'Atlantique,
le dragon pour l'escale en Chine ou le dos de la tortue pour la traversée de l'Equateur
Mais surtout c'est un trois-mâts toutes voiles dehors pour passer le Cap Horn que je gribouillais et reprenais sans cesse.
Il avait du faire un voyage au long cours.
C'est sûr. Le bateau ressortirait bien un jour pour naviguer dans la mémoire de Grand-Père.
Et là, il me raconterait.

À force, je devenais quand même impatient. Il devait bien savoir comment c'était un enfant, bien que cela aussi je me demandais s'il l'avait effacé. Oui, je me demandais s'il l'avait effacé.

C'est le dernier jour des vacances que le doute s'est installé.

J'ai d'abord cru que quelques pétales égarés étaient tombés sur son bras. Ce n'était pas le printemps pourtant.

Après le repas, il s'est endormi près de la cheminée, la manche retroussée.
C'était le moment d'aller, de plus près, voir.
Ne restait plus qu'à suivre le contour.
Sur la peau s'ouvrait, transpercée d'un poignard, une rose UNE ROSE ...ROUGE et... détaché, à l'encre noire, un prénom qui flottait H E L E N E.

J'ai vu bondir les deux yeux ronds de feu ma grand-mère, ses protège-nappes et ses chut-le-petit-écoute-aux-portes.

C'était la fin du voyage.

Fini le Tour du monde.
Se taire.
Pas bouger.
Se faire très, très léger.
En apnée.
Garder son souffle.
Au fond de la cale.

Secret défense.


Thérèse Bonnétat
-le 15 Novembre 2009-

vendredi 6 novembre 2009

Du coté de chez les ours ( D. Furtif )


Le lendemain, au matin d’une nuit agitée, mon ours de la nuit me ramena au rivage du lit. Je gardais les yeux fermés longtemps, déchiré par sa résolution de ne plus venir accompagner mes fièvres. Ne surtout pas se réveiller ! Tant que je dormirais il resterait là à mes côtés. Faire semblant, garder les yeux fermés ! Toute la nuit dans une barque plate qu’il dirigeait d’une longue perche nous avions devisé calmement, lourdement. J’entends encore sa voix grave imprononcée.
Un échange sans mot entre l’angoisse de mes craintes de l’inconnu, de la mort, et le grave de ses paroles rassurantes, ses « tu verras ». Peu à peu, avec précaution, en prenant garde, il ne masquait pas, pourtant, qu’il était effrayant d’apprendre la mort à qui en ignorait tout.
Tu es grand maintenant.
« Ta tatie est morte, son corps ne bouge plus. Le pays du tout- est- blanc est peuplé de gens qui ne bougent plus, ne parlent plus, ne chantent plus. »
— Parce qu’ils ont été pas sages ?
— Ne fais pas l’enfant, tu es grand maintenant.
— Mais pourquoi tu ne veux plus venir ?

Était-ce pour aider mon courage ? Il m’offrit en partant comme le pressentiment que la fièvre, peu à peu, me laisserait en paix. Enfin, un peu en paix. Si elle revenait, ce serait moins souvent. Je devrais passer mes nuits seul. Seul avec la douleur et le vide au cœur de son absence.
Il avait passé toute la nuit à me conduire sur le grand lac de brume qui couvrait la vallée le soir. Embarquant sur la rivière, installé tout à l’avant et lui tournant le dos, je n’avais, même en rêve, pas l’audace de le regarder. L’avais-je jamais fait ? Il m’avait offert un tour de rivière qui n’en finissait pas, du moulin là bas qui la faisait rire pour nous, au grand coude qui l’emportait derrière la forêt. Partant de la rive nous étions passés aux prés, insensiblement, comme dans les rêves et, de là, tout était permis, jusqu’au survol des maisons du village. Patiemment, glissant au milieu de tout ce blanc, il m’avait offert en intermède du chagrin pesant, le survol des maisons des amis du village. Je les avais salués avec des bouffées de joie fugaces, de rêve dans le rêve
« Eh, vous me voyez ?»
Et leurs sourires en bas me donnaient un moment la force d’admettre, quelques secondes, le terrible choc de la mort de Tatie joint au départ, à jamais, de mon compagnon des nuits brûlantes. Le voyage fut long, combien de fois se dirigea-t-il vers ma chambre, autant de fois que mes suppliques nous ramenèrent pour un tour supplémentaire dans cette barque plate.
Cette étrange barque plate qui n’avait rien d’incongru – il faut dire que je la connaissais tellement. Nous y voir assis lui et moi s’imposait sans question. C’est moi qui l’avais ramenée d’un caprice éveillé du dîner au plongeon du sommeil. Il en avait pris le commandement pour y faire ses adieux.



Quand il y avait un mort au village, un partage officiel des tâches décidé en Mairie avait fait la répartition : un cercueil au menuisier, un au charron. Plus tard je m’amuserais de ce charron qui jouait les « Charon ». Le cercueil ! Le cercueil c’était la fête, la rupture de la routine des jours. L’apprenti ou l’ouvrier allait rester là, à la maison, à diner avec nous, puis il travaillerait de nuit aux cotés du père jusqu’au matin où on le retrouverait au petit déjeuner. Il fallait faire vite à l’heureux temps du sans-frigo. Le cercueil prêt, en voiture dans la camionnette jusqu’au domicile du défunt… et là, en un monde sans croque-mort, mon père et son apprenti, tout frais de ses 14 ans, assistaient aux derniers instants des familles avant la mise en bière par leurs soins… Des scènes épiques nous revenaient et faisaient notre bonheur à la table familiale durant ces années. Cinquante ans plus tard nous les contons encore quand le hasard veut que nous rencontrions :
Une famille vient de perdre sa grand-mère.
— Oui Lucette me l’as dit à l’école, elle vient de mourir. Tu vas lui faire un beau cercueil papa à la grand-mère de ma copine ?
— Bien sur mon chéri, on va même lui en faire un grand !
Le père, la mère, la sœur ainée étaient tous des géants. Va pour un cercueil de géant…
La mémé de Lucette gardait la chambre depuis tellement longtemps que papa ne l’avait jamais vue.
— Bonjour M’sieurs Dames, vot’mémé elle fait dans les combien ?
Facile à dire à table, pour faire rire les enfants, mais face à une famille en pleurs…
Alors ce fut un cercueil XXL.
Ils trouvèrent la vieille dans la chambre qu’elle occupait sans la quitter depuis des mois. C’est là qu’on lui portait ses repas et qu’on lui faisait le semblant de toilette en usage en ce temps-là. Ils eurent bien du mal à faire passer le cercueil dans l’escalier étroit en colimaçon. Mon père et l’arpète faisaient sortir la famille et installaient le corps. Là l’usage voulait qu’on accorde aux parents quelques instants de recueillement, aux proches, aux voisins… Puis fermeture et direction église puis cimetière.
Certaines familles insistaient pour que le défunt emmène avec lui un objet, une montre voire un livre de messe. C’est même au cours de ces moments où un vieillard particulièrement ignoble était sur le départ, que sa femme, une punaise boxant dans la même catégorie, insistait pour mettre ça, et ça et encore autre chose devant mon père stoïque et le curé qui regardait sa montre. Le gendre de la maison s’approche de mon père résigné :
(à voix basse avec un sérieux de porte de prison, devant toute la famille éplorée)
— M’sieur Marin ?
— Ouiiiiii…
— Vous auriez pas encore un peu de place ?
— Mais certainement, en glissant là,… sur le coté.
— Pourriez pas mettre la vieille avec ?

Quand on a besoin de travailler pour vivre, on traverse des moments difficiles.

Mais ce jour là ce ne fut pas les Atrides à l’enterrement, mais bien pire pour mon père… :

La Mémé des géants était une quasi-naine, un tout petit bout de bonne femme. Gêné le paternel ! Réclamer des coussins à des gens qui pleurent et qui vous regardent de travers ?
On la mit en boite et, direction la porte.
Aïe ! La caisse vide séparée de son couvercle était bien passée à l’aller mais pour le retour, même en descendant, macache !

Il fallut aller dans la grange chercher des cordes. Où elles sont ces fichues cordes ? Qu’est-ce qu’il a dit le fils tout à l’heure ? Va lui faire répéter.
Une corde à chaque bout, on approche le cercueil de la fenêtre et mauvaise idée…Une extrémité sur l’appui de la fenêtre et l’autre au sol.
Chhiiiii Flochhh, Mémé descend pôle sud
On la bascule à l’extérieur
Chiiii Flochhh, pôle nord
On essaie autant que possible de la descendre jusqu’au sol bien à l’horizontale. Mais dans l’encadrement de la fenêtre, on se gêne. Jusqu’au sol, les horribles glissements. Le chargement dans la camionnette. Il paraît que même à l’entrée du caveau…

Les enterrements jusqu’à Tatie c’était ainsi. De grands éclats de rire à table, chez les cousins, à l’atelier, une de nos rares connivences joyeuses.

Ces cercueils, il fallait bien les faire avant d’y mettre les mémés trop petites

Invariablement les évènements se déroulaient de la même manière, au dialogue près.
Nous sommes là, mon frère et moi dans l’atelier à leur tourner autour. Choisir les bois. Le chêne à l’odeur forte pour les riches et le noyer « seulement pour les pauvres »… Il fallait voir les contorsions gênées de certains fils ou gendres venant réclamer « le noyer-c’est-bien-aussi-quand-même ». Une véritable épreuve dans ce monde où le qu’en-dira-t-on ne nous épargnait pas nous-mêmes, nous, les pas paysans.
Plus le cercueil prenait forme plus nous étions excités… Il se dressait là, sur l’établi, comme un appel cent fois relancé à notre esprit inventif.
Et hop, nous sautions dedans et armés d’un bout de planche nous simulions un bateau. Car le cercueil en bois sombre et sérieux représentait un merveilleux bateau pour les barreurs de rivières et les aspirants navigateurs.
Dis papa tu nous fais un cercueil yeueuueeu ?
Sans perdre de temps nous y jouions aux billes dans un jeu où pas une ne pouvait se permettre ses habituelles frasques déplaisantes : s’écarter et se perdre dans les lames du plancher voire dessous, et alors là…
Le rituel voulait qu’une fois fini, Papa se couche dedans et qu’on appelle ma mère.
Affolement simulé qui se terminait par une baffe parce que « y en avait marre de ces jeux idiots »

Ce jeu finissait souvent ainsi. Du rire comme un ilot perdu au milieu de la crainte perpétuelle des baffes insoupçonnables. Les enfants savent quand c’est l’heure des baffes. Certains vivent sans la connaître parce qu’elles sont absentes, elles et leurs frontières. Pour moi elles étaient mouvantes et indétectables, le réel avait parfois sa chance mais il était si inconstant !

C’était donc ça la vie : des éclats de rires qui finissent en baffes et les cercueil-barques au tombeau !

De l’enterrement de Tatie mon archive incomplète ne débute qu’au cimetière. La concentration familiale préalable, le petit manteau qui râpait le cou, les souliers cirés qui faisaient mal aux pieds, rien ne m’est resté.
Ça commence par cette même impossible question : Papa fait-il exprès de faire des grimaces pour me faire sourire ? Je ne le guettais pas, mais juste un peu devant, dans le désarroi des cris et des gémissements déclenchés dans le cortège des femmes en noir, alors que dix mètres plus tôt……
Que fallait-il dire ?
Que fallait-il être ?
Les mêmes gestes de se masquer la tête, les yeux, la bouche, cette tentative de prendre une attitude, le renoncement immédiat, et ça recommence les gestes avec les bras… La rencontre d’un supposé chagrin qui n’a pas le temps de s’installer que déjà le désamour de sa sœur le rappelle à l’ordre. Etait-ce là la raison de ce choc entre sentiments opposés au confluent des attitudes ? La cohorte des femmes en noir ne trouvait aucune grâce à mes yeux.
J’appris.
Je retrouvais cette gesticulation plusieurs fois : à la Toussaint suivante et l’année d’après à l’anniversaire de la mort. Le même jeu théâtral qui en devenait chaque fois plus grimace, de plus en plus réduit, voire à peine esquissé.

Vingt ans plus tard, au fond d’un lit d’hôpital où je m’en allais un peu inopinément et pourtant si fatalement, je reconnus l’acteur à l’ébauche de son geste qu’il rangea très vite au placard des accessoires inutiles. Je nageais dans le sang, celui que je perdais et celui que l’on me donnait. Il n’y avait pas de quoi faire tant de frais.
Je me retrouvais pourtant, fidèle à mes anciennes ombres, dans un océan de blanc – à l’hôpital – et la grande affaire c’était ce ruisseau de sang qui me quittait et celui qui, avec peine, venait combler le vide. Dans la brume enfiévrée d’une nuit ou était-ce un jour, mon vieil ami l’Ours me revint. Son retour après tout ce temps me donna cette sérénité qui contrastait tant avec les yeux rougis de l’infirmière qui m’avait veillé toute la nuit, poussant avec le doigt, durant des heures, le sang que la perfusion était incapable de faire pénétrer dans ce corps qui s’en allait, tranquille.
Tranquille, je me rappelais la scène du cimetière, ce sommet atteint 20 ans plus tôt, après les cris, les protestations de douleur trop grande et les mouchoirs rentrés dans les sacs aussitôt remontés dans les voitures. Le claquement des fermoirs des sacs, le claquement de la règle en bois de la Dame du cathé plus tard pour nous faire asseoir, lever, à genoux, la même ferveur profonde. Le repas nous attendait, « fallait pas faire attendre quand on est chez les gens ». Les usages en cette occasion me furent appris par maman Reine selon sa méthode habituelle. J’étais resté un peu à l’écart dans l’allée désertée, effaré et désorienté. Le vrai chagrin m’avait pris là, alors que son comparse factice avait quitté les autres devant les impératifs de l’oie à mettre au four.
C’était donc ça !
Parents, cousins, proches ou moins, reprirent des couleurs avec l’apéritif. Le repas fut énorme comme d’habitude. Au bout de la table les enfants complètement oubliés et Globule qui n’en perdait pas une. Il ramena de ces heures le souvenir d’une discussion animée à la limite de la dispute sur les mérites comparés de l’huile de table Huilor et de la Lesieur. Reine se fit remarquer par cette phrase impérissable.
« Vous pouvez dire ce que vous voulez mais moi je garde la Lesieur » La malveillance de Globule lui fit retenir à jamais ces mots. L’était méchant comme une teigne Globule !

Donatien Furtif

dimanche 1 novembre 2009

La conspiration (A. Zelensky)


Armand Mauduit vient d’emménager. Ce soir, il est assis dans sa nouvelle cuisine. Il a terminé son dîner, confortablement assis à sa table de cuisine. En tournant légèrement sa tête sur la gauche, il peut apercevoir la ligne continue que forment la cuisinière avec son four, le lave-vaisselle, le lave-linge et l’évier.
L’ancien propriétaire lui a laissé une cuisine entièrement équipée. Les appareils sont dans un état neuf, même s’ils datent de quelques années. Il a même hérité de la cafetière électrique qui est placée au bout de la table. Armand Mauduit est plutôt utilisateur de cafetière italienne. Mais pourquoi ne pas essayer une autre voie d’accès à ce breuvage noir auquel il voue une affection particulière ? Ceci étant, et avec toute l’impartialité voulue, la comparaison tourne, selon lui, à l’avantage incontestable de la manière italienne.
Mais peu sectaire, il alterne : quand il est pressé, il privilégie l’électrique, quand il a le temps, il revient à sa cafetière dont le sifflement est depuis toujours annonce de plaisir.

Demain, dimanche, Lise vient déjeuner. Il a opté pour un poulet rôti avec des pommes de terre également rôties. Il évoque avec satisfaction le volatile dodu, fermier, qui trône désormais dans son réfrigérateur. Dans la foulée, se présentent à son esprit les autres provisions faites cet après-midi même. Le congélateur est garni, sans excès. Armand M. n’aime pas entasser.

En se levant pour aller vers le lave-vaisselle, où il va ranger sa vaisselle du soir - qui rejoindra celle de la veille - son regard tombe sur le four. Il se souvient alors que l’ancien propriétaire lui a signalé qu’il n’avait pas eu le temps de le nettoyer. Non qu’il fut sale, avait-il précisé. Il ne cuisinait pas beaucoup. Mais tout de même… En tout cas, il y avait un système d’auto nettoyage.
Armand se souvient donc qu’il va falloir mettre ce soir même en route l’auto nettoyage pour que le four soit prêt le lendemain à recevoir le poulet rôti et ses pommes de terre. Il est vrai que le four n’est pas vraiment encrassé. Il l’a examiné. Mais cuire un poulet dans un four qui a servi à un autre, qui conserve la trace de graisses et de projections alimentaires étrangères… Bien sûr, un poulet - ou un rôti - reste un poulet, quelle que soit la personne qui le met à cuire. Quoique… La qualité du volatile - fermier ou pas - les ingrédients choisis pour relever le goût, le degré de cuisson peuvent être révélateurs de la personne.
Quoiqu’il en soit, il n’a pas envie de confier son poulet à un four sali par un autre. Mais comme il a attendu le dernier moment, c’est ce soir-même qu’il doit procéder à l’auto nettoyage.

La première chose à faire est de consulter la notice du four. Tout est soigneusement rangé dans le tiroir du meuble long, près de la porte. Armand M. feuillette le livret et trouve la partie consacrée au nettoyage. Il la lit attentivement. Les explications paraissent simples. Mais A. M. sait que le passage à l’acte se révèle souvent problématique. Aussi préfère-t-il récapituler plusieurs fois les différentes opérations à accomplir avant de se lancer. Le choix se présente entre deux formules : l’auto nettoyage immédiat ou différé. La deuxième formule est plus économique, mais dure plus longtemps. Nulle part, il n’est mentionné combien de temps. Armand Mauduit ne s’étonne plus : il y a toujours dans ces notices d’emploi, des blancs, comme si leur auteur proposait une devinette - à moins que ce soit un piège - aux utilisateurs. Faisons confiance, se dit-il. Ils doivent savoir de quoi il retourne. Il opte pour l’option formule différée, qui dépense moins d’électricité. L’opération se fait en consommation lente et le four doit chauffer moins.

Armand Mauduit appuie donc sur les boutons désignés. Il a bien retenu que les trois voyants concernés - vert, orange, et rouge - doivent s’éteindre l’un après l’autre. Ce sera signe que tout va bien. Une sorte de ronronnement se fait bientôt entendre. La chose se présente bien.
Dans la foulée de ces manœuvres techniques, notre heureux propriétaire décide de mettre en marche sa machine à laver la vaisselle. Il n’a jamais eu auparavant ce genre d’appareil. Il vit depuis des années, en général seul et n’en a pas ressenti le besoin.
Mais le progrès lui offre là son confort. Pourquoi le bouder ? Après avoir rempli des liquides idoines les orifices de la machine, il la met en route. Et voilà que le bourdonnement cyclique de la machine réservée à la vaisselle s’ajoute au ronronnement de celle dont la fonction est de cuire.
Il ne manquait plus que le crachotement de la cafetière électrique et le vrombissement de l’appareil à laver le linge pour offrir à ses oreilles un quatuor de musique concrète de cuisine. Mais il a déjà fait une machine le matin et ne boit pas de café le soir. N’empêche : il se surprend à contempler avec une certaine tendresse ces appareils qui allègent sa vie des tâches ingrates.
Après un dernier regard à son petit monde technique en action, il éteint la lumière de la cuisine et rejoint sa chambre, l’esprit tranquille. Il s’endort sur la vision d’un four vierge de toute salissure, prêt à recevoir le poulet dominical.

Dans la nuit, il se réveille, comme souvent, pour aller aux toilettes. Il essaye de ruser avec le besoin de faire pipi. Mais il est bientôt obligé de se lever. Il sait qu’il mettra ensuite du temps à se rendormir. En revenant des toilettes, il a une sensation inhabituelle de chaleur. Elle vient indubitablement de la cuisine. Il s’y dirige et dans le noir, distingue la lueur des voyants du four. Il s’étonne : il croit se souvenir qu’ils devraient être éteints. Mais quelle heure est-il ? Un coup d’œil à sa montre le renseigne : deux heures du matin. Un bref calcul mental le confirme dans l’évidence : il a dû mettre le four en auto nettoyage vers 22 heures. Il devrait être largement nettoyé. Or deux voyants sur trois, l’orange et le rouge sont toujours allumés. Et il fait dans cette cuisine une chaleur de… four.

Il hausse les épaules, agacé contre lui-même de cette blague hors de propos qu’il se fait à lui-même. Il sait une chose : s’il veut avoir une chance de se rendormir, il lui faut fuir cet endroit. Sans bien réfléchir, mû par une sorte d’instinct, il va vers le tableau électrique et abaisse la manette correspondant à la cuisine, en se félicitant au passage, d’avoir inscrit au-dessous de chaque manette, la pièce de la maison correspondante. Il n’ose pas imaginer son humeur, s’il avait dû en pleine nuit, faire des essais pour repérer la bonne manette.

Une fois dans son lit, il essaye de ne pas s’interroger sur les raisons pour lesquelles, quatre heures après le déclenchement du nettoyage, deux voyants sur trois sont encore en alerte. Quelle erreur a-t-il commise ? Il récapitule, malgré lui, les différents gestes qu’il a accomplis pour aboutir à l’auto nettoiement. Autonettoyant, pas auto nettoiement ! Pas si sûr… Quel mot emploie-t-on ? Comment s’en souvenir ? Là n’est pas le problème ! Mais s’il n’arrive même pas à savoir si on dit autonettoyant ou auto nettoiement, comment serait-il capable de savoir ce qu’il a fait avec ces foutus boutons ! Sans notice et dans le noir. Oui, mais avec la notice, ce n’est pas mieux. Il l’a suivi au pied de la lettre, cette notice et voilà où il en est.

Il s’exhorte au calme, respire profondément. Pour se changer les idées, il pense à Lise qui va venir le lendemain. Las ! il est ramené au four, puisqu’il l’a invitée à déjeuner et que pour déjeuner… Il a le sentiment d’être cerné, quoiqu’il pense. Il disparaît sous les draps. L’aile du désespoir l’aurait effleuré, si une pensée ne s’était alors présentée, salvatrice. Il a coupé l’électricité ! Ce satané four ne fera pas la loi ! Tu veux chauffer à tort et à travers ? Eh bien, c’est tout de même moi qui décide ici. Un sourire qu’il imagine narquois détend ses lèvres.
Puis il est étreint de nostalgie en évoquant son ancien four qu’il a abandonné en déménageant. Il ne faisait pas tant d’histoires, celui-là. On le nettoyait à la main, tout simplement. Avec du produit, ou même avec une éponge et un grattoir. L’image de sa vieille cuisinière flotte devant ses yeux. Qu’est-elle devenue ? Avec cette manie du neuf, personne n’a dû en vouloir et elle a fini à la casse. Il s’endort sur un sentiment poignant de regret.

Il se réveille tard et de mauvaise humeur. Il a la bouche pâteuse et un désir irrépressible de café. Une fois dans la cuisine, il va vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur “ in ”, il se souvient, en constatant qu’il ne passe pas au rouge, du courant coupé. En bougonnant, il va vers le tableau électrique et remet l’électricité. Quand il revient dans la cuisine, il manque glisser sur le sol, dont il constate qu’il est en effet mouillé. Que se passe-il encore ? Il baisse les yeux : une flaque d’eau s’étale devant la porte du réfrigérateur.
Le courant étant coupé, il a coulé. Dans un mouvement brusque, Armand Mauduit ouvre l’appareil où la température est à peine fraîche. Il se souvient des provisions dans le congélateur. Il n’y a pas une minute à perdre. Il faut transvaser en bas ce qu’il y a en haut. Un produit décongelé ne doit jamais recongeler… Et tout est décongelé. Il entreprend de vider le congélateur et de caser dans le réfrigérateur son contenu. Il se félicite au passage de ne pas l’avoir rempli exagérément.

Mais l’effort accompli à jeun l’épuise. Il a plus que jamais besoin de café. Il se traîne vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur le “ in ”, un drôle de bruit se fait entendre. Une sensation timide de chaleur monte. Armand Mauduit, comme à regret, se tourne vers le four, sans y croire. Mais oui, les trois voyants sont rallumés, l’auto nettoyage est reparti comme si de rien n’était.

Armand Mauduit s’étonne lui-même de ne pas sombrer dans une forme aiguë de désespoir ou de ne pas se laisser aller à une rage destructrice. Une hébétude, due en partie au manque, le manque de café, le protège bien heureusement des excès auxquels la situation aurait pu le mener. Il est mû par une idée fixe : boire son café. Il cherche une tasse. Mais elles sont dans la machine à laver la vaisselle. Il force un peu pour débloquer la porte de l’engin, tout en se disant que prendre une tasse lavée sur l’égouttoir de l’évier lui aurait coûté moins d’effort. Quand le couvercle se rabat, il aperçoit au fond de la machine une nappe d’eau savonneuse. Elle ne s’est pas écoulée comme elle aurait dû. Armand Mauduit passe instinctivement un doigt sur la première assiette qui se présente, et sait déjà qu’elle sera aussi grasse que lorsqu’il l’a placée là, la veille ou l’avant-veille. Il reproduit le même geste sur un autre couvert, avec la conscience claire qu’il obtiendra le même résultat.

Encore à l’abri derrière son matelas d’hébétude, il sort une tasse, un couteau et une cuillère et les rince soigneusement sous l’eau du robinet, renouant avec un geste traditionnel, sinon ancestral, puisque l’eau courante n’a pas toujours existé. Et il ne peut s’empêcher de penser :
“ C’est tellement plus simple de laver la vaisselle au robinet ”.
Et puis on entend dans l’air déjà chaud de la cuisine ce cri :
“ Mais qu’est ce que j’en ai à foutre de son lave-vaisselle ! ”
Un peu soulagé par cet éclat bien compréhensible, notre homme emporte ses couverts au salon. Il n’est pas question qu’il déjeune dans cette cuisine, où la chaleur monte inexorable, où le bourdonnement du four se conjugue au crachotement de la cafetière dans un duo qu’il ne trouve plus musical, mais infernal. Encore une chance que le lave vaisselle se soit tu.

Quand il revient à la cafetière, une autre déconvenue l’attend, tant il est vrai qu’un malheur n’arrive jamais seul. Il cherche en vain son cher liquide noir dans le récipient habilité à le recevoir. Celui-ci est résolument vide. L’eau est restée en haut, là où il l’a versée tout à l’heure. La poudre dans le filtre es t sèche, vierge de toute humidité. Pourtant le bouton est bien sur la position “ in ”, le voyant allumé. Mais plus autre aucun bruit ne sort de la machine. Il s’acharne sur le bouton, l’éteint, le rallume. Il bouscule même la machine, retrouvant la rage de l’enfant qui tape sur l’objet résistant.

Alors là, c’est trop. Il se laisse tomber sur une chaise. Les larmes lui montent aux yeux. Son regard erre, pathétique, sur cette cuisine ou hier encore, il trônait, heureux, fier de contempler l’alignement de ses appareils. Et puis l’envie lancinante de café le reprend et le sauve d’un abattement qui aurait pu le conduire à de graves extrémités.
Il se lève, mû par une interrogation.
“ Y a-t-il du nescafé ? ”
Il s’arrache à son siège et bondit vers le placard. Fouille fébrilement. Et au fond, dissimulé par les autres provisions usuelles, sa main rencontre la surface de la boite haute. Quand il l’extrait, il lit “ Ricoré ”. Peu importe ! Pourvu qu’il ait l’illusion de sentir couler dans son gosier asséché le liquide chaud et noir. L’imagination fera le reste.
Quand il fait chauffer de l’eau, il s’étonne presque de voir le gaz s’allumer. Avec le gaz de ville, il n’y a pas de mauvaises surprises. Pas comme ces plaques électriques qui mettent un temps fou à se mettre en train. Heureusement la cuisine en est indemne.
Il emporte la casserole avec son eau frémissante vers le salon, non sans jeter un regard mauvais au four. Il ne peut plus tolérer la vision de l’appareil en pleine action chauffante. Il se brûle dès la première gorgée, tant est grande sa hâte d’avaler son pseudo café. Il fait la grimace, quand le goût du breuvage de substitution atteint ses papilles. Le rapport avec le café est lointain. Il mâchonne une tranche de pain sans beurre. Il n’a pas le courage d’affronter son réfrigérateur, encombré de victuailles dont il ne sait pas comment il va arriver à les consommer dans les temps requis.

Sa tasse vidée, il se sent un peu ragaillardi. Non sans regret, il se lève pour se diriger vers la cuisine. Il cherche la notice du four qu’il a rangé la veille. Un sentiment d’auto compassion l’étreint. Pauvre de lui, s’il avait su, en classant le maudit livret… Mais il reconnaît par la même occasion la sagesse de la Providence - il n’est pas croyant - qui nous laisse dans l’ignorance - bienheureuse - de l’avenir qui nous attend. Oui, mais s’il avait prévu que ce four lui causerait tant de déboires, peut être aurait-il lu la notice avec encore plus d’attention, sans doute aurait-il évité le pire…
“ À quoi bon se poser toutes ses questions ? ” se dit-il en s’agenouillant devant l’appareil de tous ses tourments, pour mieux examiner les boutons, la notice à la main. Les voyants orange et rouge sont dons allumés, mais le vert est éteint. L’opération est donc en bonne voie. Armand Mauduit décide de tenter l’impossible : passer de l’auto nettoyage différé à l’auto immédiat. L’idée l’effleure que c’est là un risque, mais il est tellement excédé par cette chaleur qui envahit sa cuisine qu’il n’est pas vraiment capable de raisonner. Cette éventualité, le passage d’un programme à l’autre, n’est nulle part évoquée.
“ Ça ne m’étonne pas, c’est tellement bête, une machine. Si au moins ça faisait toujours ce qu’on lui commande… ”
Des images de robots déchaînés assaillent son esprit. Mais il passe outre. En lui se réveille la volonté de maîtrise, ce vieux réflexe humain dont l’origine se perd aux confins de nos origines. Il ne sera pas dit que l’objet, sa créature, lui résiste.
Il se met à tourner un bouton. Puis un autre. Et voilà que le voyant vert se rallume. Alors Armand Mauduit est pris d’une rage qui vient du plus profond de son cerveau, qui le ramène aux premiers temps hominiens. Il appuie frénétiquement sur tous les boutons, secoue le four, se relève pour mieux taper dessus avec ses pieds alternativement.
Et puis, il s’écroule par terre. Et constate qu’il est assis dans une flaque d’eau. Il met un moment à comprendre qu’elle ne provient plus du réfrigérateur - il l’a épongé tout à l’heure - mais probablement du lave-vaisselle. Il se souvient de la mare savonneuse aperçue au fond de l’appareil : elle a du s’écouler à l’extérieur… Le derrière mouillé, il se relève, raide comme un de ces robots qu’il évoquait, il y a un moment. Muni d’une serpillière, il éponge le sol qui, à quelque chose malheur est bon, séchera vite.
Le feu aux joues, il se redresse et pense à l’heure. Déjà 11 heures. Lise doit venir à 12h30. Il se précipite sur le téléphone.
“ Lise, écoute, j’ai pensé qu’on pourrait aller au restaurant, ça ferait une sortie… ”

On suit sur le visage d’Armand Mauduit les péripéties de sa conversation avec Lise, heureusement étonnée de ce changement de programme, elle n’y voit aucun inconvénient et sera là à l’heure dite. Puis, sur les invites de son interlocuteur - elle peut vraiment prendre son temps, c’est dimanche - elle accepte sans difficulté de retarder d’une demi-heure sa venue.
Lise ne fait pas d’histoire. Elle n’est peut être pas une beauté, elle n’est pas d’une intelligence hors du commun, mais elle est n’est pas contrariante. Armand Mauduit se félicite de sa chance. Les femmes sont devenues si difficiles… Enfin c’est ce qu’il entend dire. Il est toujours bien tombé, lui, il a le flair. Dès qu’une emmerdeuse croise par là, il la repère et évite la collision.
Une fois le combiné reposé, satisfait du délai obtenu, il se réfugie dans son lit. Les couvertures rabattues jusqu’au sommet de son crâne, il ferme les yeux, met des boules Quies, et tente de se placer en interruption volontaire de conscience. Il installe un vigile mental qui traque toute pensée inopportune et la déloge instantanément.

Cette mesure de salut public intérieure donne des résultats modestes. Après un court répit, les questions s’enchaînent. Que va-t-il faire ? La loge du gardien est fermée. Aucun dépanneur ne travaille le dimanche. Et puis quelle honte… Même par rapport à Lise. Que va-t-elle penser d’un homme incapable de s’y retrouver dans les boutons d’un four ? Elle qui lui fait souvent compliment sur sa force - quand il débouche une bouteille. C’est bien la seule chose du répertoire - traditionnellement dévolu à l’homme - à laquelle elle ne soit pas réfractaire.
Lise le croit apte à déjouer tous les pièges que présente la plomberie, l’électricité et le percement des murs, les trois mamelles du savoir domestique attribué à la gent masculine. Si elle savait que lorsqu’il a un clou à planter, c’est plutôt sur sa main que le marteau a tendance à atterrir. Quant à la perceuse si chère à ses confrères, il en a une hantise absolue, tant est panique sa peur de la voir se retourner contre lui.
S’il veut conserver l’amour de Lise, mieux vaut ne pas évoquer l’histoire du four. Mais quand même, se dit-il : elle ne me connaît pas au fond. Est-ce bien moi qu’elle aime ou une image de moi ? N’est-ce pas l’occasion de confronter l’image à la réalité ?
Le risque est de perdre son aura auprès de Lise, d’encourager le ridicule, peu favorable, à ce que l’on dit, aux sentiments amoureux. Quoique… Les femmes ont toujours un cœur de mère prêt à s’attendrir devant les faiblesses d’un homme, dans lequel elle retrouve le petit garçon qu’elles ont eu ou auront.
De toute façon, elle va bien s’apercevoir de la chaleur qui règne dans la cuisine et gagne l’appartement entier. Elle voudra l’assister dans la préparation de l’apéritif, elle le suivra à la cuisine… Alors, une illumination éclaire tout à coup l’esprit traqué d’Armand M. Une première image se présente : sa mère penchée sur un four, puis une autre : Lise enfournant un plat dans l’appareil… L’association se fait tout naturellement : four, femmes. Qui fait la cuisine ? Qui met à cuire les préparations ? Comment n’y a-t-il pas pensé ? Lise doit évidemment savoir comment nettoyer et auto-nettoyer un four. Il pousse un immense soupir de soulagement qui libère toute la tension de cette affreuse matinée. Il lui dira :
“ Figure-toi que… Mais moi, en appareils ménagers, je ne m’y connais pas. Toi, je suis sûr que c’est un eu d’enfant. Tu fais si bien la cuisine. ”
L’honneur sera sauf. Elle ne pourra pas se moquer de lui. Le four n’est pas une affaire d’hommes. Il lui donnera l’occasion de montrer une supériorité sur lui. Avec un bel entrain, il fait un brin de ménage, puis se prépare avec soin.

La sonnerie retentit à 13 heures. Lise est là, toute souriante, un petit paquet enrubanné à la main. Elle a toujours un cadeau pour lui. Il l’embrasse avec une effusion où entre la reconnaissance anticipée. Il la conduit au salon en la protégeant de son bras, comme pour éloigner l’indéniable chaleur qui a envahi les lieux. D’ailleurs, à peine installée sur le canapé, elle remarque :
“ Il fait bien chaud chez toi. Ils ne chauffent pas encore, quand même ? ”
Elle a posé d’un air mystérieux son paquet enrubanné sur la table attenante au divan. Il ne pense même pas à s’exclamer, comme le veut la coutume :
“ Il ne fallait pas ! C’est trop gentil… ”
Il ne pense qu’à une chose : le four. Justement, sa remarque sur la chaleur est un hameçon. Il va y accrocher sans tarder son problème. Avec un sourire qu’il sent très faux, il se lance :
“ Pour faire chaud, il fait chaud… Figure-toi… ”
Lise l’écoute avec son expression de bienveillance coutumière. Elle l’interrompt juste pour avoir les compléments d’information utiles, que dans son trouble, il oublie de donner.
Puis elle se lève et propose d’aller voir.
“ Je te sors la notice ? demande Armand.
“ Je vais essayer sans. La pratique vaut mieux que leurs explications. Je comprends qu’ils t’aient embrouillé, mon chéri. ”
Il le sait, Lise prend toujours son parti. Elle le comprend. C’est la notice qui induit l’erreur et pas lui qui est incapable de la lire.
Quand ils sont dans la cuisine, Lise examine avec un air de compétence l’engin chauffant. Elle s’accroupit pour mieux scruter les boutons, puis tourne l’un d’eux avec l’assurance que donne la certitude d’être dans le vrai. Armand, de là où il est, croit deviner que c’est le bouton “ Arrêt ”. Et il est sûr d’avoir, lui aussi appuyé dessus. Mais il constate aussitôt que les trois voyants sont désormais éteints. Lui n’était jamais arrivé à en juguler plus d’un, le vert. Il écarquille les yeux pour se convaincre de l’indéniable réalité : sur l’écran de l’appareil, aucune lueur d’aucune couleur ne scintille plus.
Lise se relève et se tourne vers lui :
“ Je pense que ça va aller. Il fallait appuyer sur "arrêt", mon chéri ”.
Armand Mauduit, dans un souffle, articule :
“ Mais j’ai appuyé dessus ”.
“ Oui, mais tu as, en même temps ; actionné les autres. Voilà qui a dû annuler l’effet arrêt ”
“ C’était ça… Balbutie Armand Mauduit, toute honte bue.
“ Ca arrive, tu t’es peut-être énervé, il y a de quoi… Le four, ce n’est pas ton domaine ”.
Et elle ajoute avec cette cruauté que confère l’inconscience ou l’innocence :
“ Moi, si on me demandait de réparer une prise de courant… ”
Elle considère l’intérieur du four, à travers la vitre et déclare :
“ En tout cas, tu as un four impeccable. Pour être nettoyé, il est nettoyé ! Maintenant, il faut attendre qu’il refroidisse. ”
Sur un ton qu’il veut joyeux, le propriétaire du four qui refroidit annonce : “ On l’utilisera une autre fois. Aujourd’hui, je t’emmène au restaurant ! ”
Il l’entraîne au salon pour lui offrir l’apéritif. Il aperçoit alors sur la petite table le paquet qu’elle a amené. Elle a un sourire malicieux en le regardant défaire la ficelle de couleur qui entoure le paquet. Bientôt apparaît une boîte de chocolats. Armand M. ne prête pas immédiatement attention à la forme des friandises. Puis, en en prenant une, il se rend compte qu’elle reproduit un petit marteau. Il s’exclame : “ C’est drôlement bien imité ! ”
“ Regarde les autres, mon chéri… ”
Il découvre en fouillant dans la boîte que tous les chocolats sont en forme d’outils, clou, tournevis, clés à mollette. La ressemblance avec l’objet réel est étonnante. Armand M. manipule les chocolats, partagé entre la surprise et le doute.
Pourquoi a-t-elle choisi ce genre de bonbons ?
Il lève les yeux vers Lise. Elle sourit et il croit déceler sur ses lèvres une expression malicieuse. Il balbutie pour se donner une contenance : “ Où as-tu trouvé ça ? ”
“ C’est original, non ? J’ai pensé que cela te plairait… ”
Lui plaire, lui plaire… Que veut-elle dire par là ?
Mais il s’abstient de lui demander de plus amples précisions.
Le mystère ne s’éclaircit jamais. Armand Mauduit ne comprit pas plus ce qui s’était passé dans sa cuisine cette nuit-là qu’il ne parvint à déchiffrer le sens des paroles de Lise. Et continua à se demander s’il y avait une relation entre les deux phénomènes.

Anne Zelensky
Photo : Kiji, Russie par Toche

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