jeudi 13 mai 2010

Racistes (F. Spassky)

Cela arriva par une de ces banales soirées tropicales qui, comme leur nom l’indique, n’ont lieu que sous les tropiques et uniquement à la nuit tombée.

Monsieur et Madame Grandemanche, coopérants français en mission au Gabon, prenaient le frais à l’intérieur de leur maison en écoutant de la musique classique, toutes portes et fenêtres ouvertes. Le boy avait terminé son service, ils étaient seuls.
Pile au moment où le concerto s’arrêta, un singe apparut dans la lumière de leur terrasse, un chimpanzé adulte qui portait au cou un collier dont pendait une chaîne cassée, que l’animal faisait tourner dans la main.
Ebloui par la lumière, il s’arrêta un instant sur le pas de la porte et entra dans le salon. Puis il se mit à essayer systématiquement les fauteuils libres, allant de l’un à l’autre en se dandinant.
Inutile de dire que Monsieur et Madame Grandemanche étaient terrorisés. Ils avaient entendu des histoires effrayantes sur ces singes à la morsure redoutable et à la force colossale. Celui-ci était peut-être apprivoisé, en tous cas il appartenait à quelqu’un si l’on se fiait à son collier et sa chaîne. Paralysés de peur, ils eurent toutefois la présence d’esprit de ne pas hurler ni faire de geste brusque.
L’animal, heureusement, ne semblait pas agressif ; il avait fini par choisir de s’installer dans le canapé en rotin et continuait de regarder partout en clignant des yeux. Un moment il décolla du mur un tableau au-dessus de lui pour voir s’il y avait quelque chose derrière puis, son examen l’ayant satisfait, il croisa les bras et déclara d’une voix forte : « Je me taperais bien une bière.. »

Sur le moment, Monsieur et Madame Grandemanche crurent à une hallucination, mais le singe répéta distinctement  : « Je me taperais bien une petite bière..  »
Monsieur, en train d’imaginer une stratégie qui lui aurait permis sans effrayer l’animal d’accéder au téléphone pour appeler la gendarmerie, en oublia tout…
— Mais… Vous parlez ?
— Ben oui, je parle : vous n’auriez pas une bière, des fois  ?
— Mais..  Un chimpanzé ne parle pas ! Comment se fait-il… ?
— C’est comme ça : j’en ai marre de faire le singe, à force cela devient pénible ; alors, cette bière, vous en avez  ?
— Euh, non désolés, balbutia Madame, mais du coca-cola…
— Ah non, je ne bois pas de cette saloperie chimique !…Une Suze, alors? J’aime bien la Suze, je finissait les verres chez mon maître.
— Oui, je crois, dit-elle en se levant pour aller le préparer.

Comme elle passait devant le singe, celui-ci la détailla avec insistance:
— Dites, vous ne seriez pas intéressée à copuler avec un chimpanzé dans la force de l’âge, dès fois ?
— Je vous prie, un peu de respect monsieur… euh…le singe… !
— Casimir… Mon dernier maître m’appelait Casimir. Un vrai con : à chaque fois qu’il avait des invités il me fallait faire le chimpanzé, manger des bananes, faire « hou – hou » en se grattant les aisselles, grimper aux arbres, pffff…
— Mais enfin, que font alors les singes?
— Ben comme tout le monde, ils mangent, ils dorment, ils cherchent de la nourriture, ils copulent, ils se chamaillent. Mais ils ne font pas « hou-hou », en se ventilant sous les bras sauf quand on leur demande.
— Votre Suze…
— Merci ma petite guenon , dit-il à Madame Grandemanche lorsqu’elle posa avec beaucoup d’appréhension le verre devant lui, vous êtes sûre, pour le chimpanzé dans la force de l’âge ?
— Euh… non merci Monsieur Casimir.
— Bon, bon, c’est dommage. Mais vous avez tort : vous n’avez pas idée de ce que l’on peut faire avec quatre mains et quand on est pourvu d’un os pénien…
— (…)
— Au fait, si je suis venu vers votre maison, c’est à cause  de la musique. Le n° 1 de Rachmaninov, c’est bien, mais soit dit sans vous offenser, le N°2 lui est bien supérieur…
— Parce que, en plus, vous, vous vous y connaissez en musique classique ?
— Ben, oui pourquoi ? Mais vous avez de la chance de ne pas être obligés de vivre tout le temps en Afrique ! Ce qu’ils m’emmerdent les Gabonais avec leur musique de sauvages… Boum, badaboum, tam tam… De la daube…
— Mais … euh… Tous les singes sont comme vous ?
— C’est-à-dire ?
— Ils parlent, ils écoutent de la musique classique, tout ça, quoi ?….
— Pfff… Evidemment ! Enfin, sans doute. On n’en parle pas entre nous…
— Mais alors, pourquoi le cachent-ils ?
— C’est ça le problème : si on veut la paix, faut faire le singe. Imaginez, ils découvriraient qu’on est intelligents, que feraient-ils à votre avis ?
— Je ne sais pas…
— Ben voyons, ils nous enverraient bosser à l’usine. À la chaîne ! Vous imaginez  le nombre de boulons qu’on peut visser avec quatre mains travaillant en même temps ? Ils nous obligeraient à faire les marioles en haut des échafaudages, creuser au fond des mines…merci bien !
— Mais alors pourquoi faites vous ce .. euh… ce outing ?
— J’ai décidé de m’élever dans l’échelle sociale. Déjà chez les singes-singes j’étais en quelque sorte un type supérieur, un chef. Mais quand ces enfoirés d’humains – sauf votre respect – ont réussi à me capturer,  j’ai compris qu’il faudrait que je franchisse le pas. Question de considération et de standing, en quelque sorte.
— Et comment allez-vous faire ?
— Déjà, c’est sûr, faut que je m’accouple avec une humaine. Avoir une humaine comme femelle, c’est classe. Les nôtres sont capricieuses, sentent mauvais, n’ont pas de nichons, n’ont aucune idée de la bonne cuisine et, franchement, pour la conversation….
— (…)
— Pour votre dame, là, j’étais sérieux tout à l’heure… Elle ferait une bonne action. Vous êtes  peut-être polygame ?
— Non, non, monogame…
— Une fille, peut-être, pour que je lui fasse un enfant ?
— Oui, elle est restée en France, mais non, grand Dieu, quelle horreur !
— Pourquoi, elle aime pas les poilus ?
— Non, ce n’est pas ça, mais enfin… ce n’est pas possible…Vous n’êtes pas de la même espèce !
— Oui, je comprends. Mais j’ai l’intention de m’assimiler complètement, n’ayez crainte : je vais mettre des habits, apprendre la Marseillaise, faire ma crotte où il faut, tout ça…. J’ai déjà essayé des vêtements de mon dernier maître, c’était  trop grand, mais avec des retouches… Les chaussures, par contre, là, ça craint. Vous pensez que je pourrais me faire faire des chaussures spéciales ?
— Peut-être à partir de gants épais ? dit Madame.
— Oualà…. À partir de gants ! Elle est pas idiote, hein, votre femelle !
— Mais, enfin, pourquoi ne voulez-vous pas rester avec les singes ? reprit Monsieur, vous serez malheureux au milieu des humains !
— Vous rigolez ou quoi : vous avez déjà fréquenté des gorilles ?
— Euh, non…
— Plus cons, y a pas… Susceptibles en plus. Et pas un gramme de délicatesse, des brutes, quoi…Le genre à écouter du rap…ou à faire CRS...
— Les gorilles ? mais il n’y en a presque plus !
— Peut-être, mais qu’est-ce que vous croyez, qu’il n’y a que ça comme singes ? Et les babouins ? Non mais, vous avez vu la gueule qu’ils ont ? Et les macaques alors, par exemple ?… Z’avez jamais eu des macaques comme voisins, ça se voit  !
— Pourquoi ?
— Ils gueulent toute la journée, viennent en bande vous piquer vos affaires, vous caillassent au passage… Ils sont insupportables.
— Et les bonobos ?
— Ouaip, les bonobos… De vrais salauds, ceux-là…  Ils essaient de vous faire croire à une intelligence de singe, mais  façon singe : des social-traîtres… Faut vous méfier d’eux, un jour ils vous foutront un bordel sans nom, vous n’allez pas comprendre ce qui vous arrive… Déjà, le sida, à votre avis, qui l’a transmis chez vous ?
— Noooon ?
— Ben si. Y a plein de pédés  chez les bonobos… Non, finalement je me verrais plutôt mieux vivre au milieu des humains. Mais libre, normal, quoi… J’en ai marre des serpents, des éléphants et des phacochères.  Tenez, les gnous, par exemple – rien que le nom, hein ?– si vous saviez comme ils sont stupides…  Il n’y a rien à en tirer. Vous approchez un peu, pffft… ils foutent le camp ! Comment voulez-vous nouer des relations durables ? Et une girafe, vous vous imaginez causer à une girafe ? rien que pour la regarder dans les yeux faut grimer dans un arbre… Et je vous dis pas les crocodiles !… Pour eux vous êtes juste un casse-croûte. Non, franchement, la jungle, c’est pas top…
— Vous voulez donc vivre comme nous ?
Yeah, man ! Mon rêve, c’est une petite femelle blonde, un bain moussant et du café avec des tartines… Et une bière fraîche de temps en temps.
— Parce que vous buvez aussi du café ?
— Et pourquoi pas ?…  Dites, vous pensez qu’en montrant que je sais parler et que je suis intelligent je pourrais avoir des papiers ?
— Des papiers ?
— Ben oui, des papiers d’homme-singe, une carte d’identité, un titre de séjour…Je pourrais prendre un nom bien français : Casimir Chain... ou Casimir Panzé, qu'en pensez-vous ?
— Euh… Ici, je ne sais pas, mais en France avec les lois Sarkozy, à mon avis…
— Ouais, je sais. Ce Sarkozy-là, ce n’est pas un bon toubab… Il est contre l’immigration venant d’Afrique. Et son Portefeux, là, pareil... Mais remarquez, je suis pas musulman, et en plus je pourrais lui rendre des services…
— Des services ?
— Ouais. « Conseiller spécial du Président en animaux »… Vous n’y connaissez rien : quand je pense qu’il y a des abrutis chez vous pour vouloir protéger les lions ou les éléphants… Tu parles ! De la saloperie tout ça. Faut juste garder les vaches, les moutons et les chimpanzés, c’est tout…Le reste c'est que du nuisible...
— Euh… cela m’étonnerait qu’il soit intéressé. Brigitte Bardot, peut-être… Franchement vous feriez mieux de rester au Gabon… Mais dites, et si vous retourniez maintenant chez votre maître et que vous lui expliquiez ?
— Pas question…
— Et d’abord, c’était qui votre maître ?
— Le docteur N’Gotto. Vous savez pourquoi il a des singes en captivité ? Il a raté son examen, il a jamais été chirurgien et il s’entraîne sur des singes… Je vous conseille pas de vous faire opérer par lui !
— Ah ? Est-ce possible ? Vous venez de chez Abdoulaye N’Gotto ?
— Si je vous le dis… Demandez-lui un jour ses diplômes… Vous voyez bien, une vie de singe, dès fois, ça a des inconvénients…
— Hum, voulez-vous que je lui téléphone, pour lui expliquer ? plaider votre cause ? je dois avoir son numéro personnel quelque part…
— Pfff… M’étonnerait que ça serve à quelque chose…
— Laissez-moi essayer…

Monsieur Grandemanche se leva, sortit un instant de la pièce, mais revint avec un fusil de chasse chargé. Il tira deux cartouches presque à bout portant sur le singe. Puis il décrocha le téléphone et appela le docteur N‘Gotto :

— Dis-moi Abdoulaye, faut que t’arrêtes tes conneries, là… Oui, ton programme de stimulation de cerveaux de chimpanzés… Ca leur donne des idées : y en a un qui s’était  échappé de chez toi, il voulait de la bière, une carte d’identité et, en plus, il envisageait sérieusement de sauter Monique… Viens chercher son cadavre.

Un singe qui parle ! Et puis quoi encore ?… Songea-t-il, en raccrochant le téléphone.

Frederic Spassky



dimanche 9 mai 2010

Du rififi au bout d’une corde (Ranta)


« Pierres...pierres ! ! ! »
J’ai juste le temps de rentrer la tête dans mes épaules et d’essayer de me coller un peu plus à la paroi, comme si cela pouvait servir à quelque chose, que déjà le fracas assourdissant se fait entendre. Furtivement, sur ma droite, je vois passer deux gros blocs qui en rebondissant se brisent en plusieurs morceaux... Des pierres ?  Ben tiens, la montagne, oui !
J’ai eu chaud, c’est pas passé loin : quelques mètres à côté... Ma première chute de pierres, mon baptême. J’irais pas jusqu’à dire que ça se fête, mais je sais maintenant ce que l’on ressent : rien, on ne ressent rien ; on n’a pas le temps : soit on est sur la trajectoire, soit on ne l’est pas. Les « dangers objectifs » on appelle ça, tu parles...

— « Eh oh, ça va là haut ? ....( Pour toute réponse un grognement de l’auteur de l’éboulement).  Moi ça va, merci de demander… »
Et ce con qui ne répond toujours pas. Je me risque prudemment à jeter un œil, il n’y a plus de danger mais une peur rétroactive se fait sentir, pour constater qu’une des cordes, la jaune, est sectionnée. Ennuyeux ça, une des deux cordes coupée, amputée d’une vingtaine de mètres ; pas vraiment un problème, mais tout de même… La corde de charge aussi est sectionnée, celle qui hissait le, "son" sac. Et le sac est quelque part dans les éboulis du pierrier, cent quarante, cent cinquante mètres plus bas. J’en aurais presque un sourire. Parce que l’histoire du sac, c’est une pierre d’achoppement entre nous : Môssieu a décidé qu’il ne porterait pas son sac et qu’il faudrait le hisser, avec comme argument : « Etant donné que je suis là pour me faire plaisir, il est hors de question que je grimpe lesté comme un baudet, tu comprends…question de principe »  m’a dit-il en au pied de la paroi en sortant une cordelette de son sac, destinée à le hisser.
—Non, non.... La corde va se coincer à un moment ou à un autre ; sans compter le temps que l’on va perdre à hisser le sac à chaque relais ! »
 J’ai beau tenter de le raisonner, je commence même à me fâcher, Monsieur n’en démord pas... Alors va pour une corde de charge, va pour perdre du temps et bien entendu, comme prévu, elle s’est déjà coincée trois fois.... Trois fois où il a fallu redescendre pour la dégager.
 Donc je jette un œil, et je vois que le bloc au dessus du relais a disparu....et pour cause, c’est celui qui vient de me frôler. En fait, apparemment, il y avait deux blocs... Ce con a réussi à virer deux blocs d’une centaine de kilo chacun, comme ça, juste en se hissant dessus.... Il n’a même pas cherché à savoir s’ils étaient en équilibre instable ou solidement solidaires de la paroi. Et surtout, la présence de ces blocs à un relais est l’ultime confirmation – depuis la traversée de la précédente longueur, j’en ai la quasi certitude – que l’on est pas dans la bonne voie : à aucun moment je n’ai lu, dans le topo décrivant la progression de l’escalade, qu’il était question de blocs instables à un relais ; une traversée d’une trentaine de mètres sous un surplomb c’est franchement le genre de truc qu’on oublie pas d’écrire dans un topo ou alors l’auteur l’a rédigé un jour où il s’est trompé dans sa cueillette de champignons.
«  —Vaché ! »
Enfin, il me parle. Vaché, ça signifie je suis auto-assuré ; une vache  c’est une sangle qui passe dans le baudrier et au bout de laquelle se trouve un mousqueton.
— Ok, je monte, la jaune est coupée, serre-moi sur la rouge.
— Non, je descends  ( comment ça il descend ? pour faire quoi ?).  Libère la rouge, je pose un rappel avec.
— Non, je monte.
— Je ne t’assure pas, libère la rouge j’te dis !
 Il ne m’assure pas, il ne veut pas m’assurer ce con ! Le pire c’est que je n’ai pas de doute, je n’ai pas le choix.
« Mon sac, faut récupérer mon sac, j’ai mon appareil photo dedans ».
— M’ouais, ton appareil : oh, pour ce qu’il doit en rester, hein ?... Et puis on va pas redescendre, la traversée dans l’autre sens faut pas y compter, on a qu’un choix c’est sortir par le haut.
— Fais comme tu veux, moi je redescends.

 Ce mec commence vraiment à me les briser. J’aurais dû me méfier, bien fait pour moi. Pourtant, il avait l’air sympa et compétent. J’avais fait sa connaissance un an plus tôt, dans les gorges du Verdon. On avait échangé nos adresses lorsqu’on avait constaté qu’on habitait la même région . Oh, bien sûr, on avait fait deux ou trois voies ensemble pour se tester, parlé de nos réalisations et de nos souhaits d’escalades, en bref on s’était apprivoisés. Tout ça pour dire que le jour où il m’avait sollicité pour cette escalade, j’avais dit oui sans hésiter.

 Faut dire que grimper c’est pas simple, j’entends par là organiser une ascension, surtout pour moi, parce que la "grimpe", en ce qui me concerne, ce n’est que deux, trois mois dans l’année. Le reste du temps je ne peux pas, mon autre sport, à raison de quatre entraînements par semaine me prend tout mon temps. Alors une fois qu’on a éliminé ce qu’on voudrait bien mais qu’on ne peut point –question de niveau– il reste à trouver des partenaires qui ont les mêmes envies. Et ça, ce n’est pas toujours facile.
 Et moi, cette voie elle me tenait à cœur. C’est que ce n’est pas n’importe quelle course, c’est le grand René Desmaison en personne qui l’a ouverte ;  alors marcher dans les traces du grand René, même si c’est une voie de difficulté modeste… Son seul défaut c’est qu’elle n’est pas fréquentée : d’une part car elle n’a rien d’extraordinaire et d’autre part car elle est loin de tout, il faut compter une bonne journée pour seulement arriver à son pied. Mais pour moi elle a une grande qualité : c’est une « Desmaison » abordable par un grimpeur moyen.
 Desmaison, gosse, je me suis nourri de ses récits. Moi, le garçonnet de la vallée je m’étais bricolé un baudrier avec des lanières en cuir, j’avais même peint Lafuma dessus ;  comme corde une ficelle, une poupée ou un ours en peluche faisaient office de « clients », une binette en guise de piolet, un marteau de maçon, des clous et des limes pour pitons, sans oublier le sac en toile de jute et une vieille couverture pour tout duvet, et le casque… celui de mon arrière grand père, celui de la guerre de quatorze ; trop grand le casque, son bord me tombait toujours sur le nez. Le théâtre de mes « exploits » : le vieux noyer au fond du jardin de mes grand parents. Des voies j’en ai ouvert des centaines sur son tronc, dans ses branches : la Ravanel et la Mummery, les courtes, les droites, la Walker, la Grand Dru... Je les ai toutes répétées, à tel point que j’ai fini par transformer son tronc en passoire avec mes clous et mes limes.
Je sens que l’on ne va pas tarder, que je ne vais pas tarder à me fâcher pour de bon…

 Déjà hier après-midi au refuge... Refuge, enfin plutôt hôtel-restaurant. Il est quelques dizaines de mètres en contrebas de l’arrivée du télésiège. C’est Pierre, le patron.  Je l’ai connu l’année où j’ai fait le "perchman" dans la station pour me payer mes études. Comme tous les employés je prenais mes repas, (avantages en nature), et mes bières, sur mes deniers personnel, chez lui. Ça laisse des traces, ça crée des liens, cinq mois à consciencieusement dépenser sa paie en bibine dans un troquet. M’enfin, Pierre a l’air content de me revoir. Faut dire que j’ai un peu "bossé" chez lui, la contenance des fûts de bière étant inversement proportionnelle à celle de mon porte monnaie ; et qui paie ses dette s’enrichit… même si c’est avec de l’huile de coude !
 Sauf que Pierre, il n’a pas trop apprécié mon acolyte – mon alcoolique enfumé, c’est plus juste comme qualificatif.
Ça a commencé sur la terrasse : Môssieu c’est roulé un tarpé... C’est fun le tarpé.... Ça fait le mec cool... Et avec ses grandes boucles brunes, ses yeux bleus délavés qui regardent sans voir, des yeux qui naviguent dans le lointain, le regard de celui qui a dépassé les basses contingences de notre monde, mon toto avait toute la panoplie du piège à cons et à connes.
Bon, le Pierrot il en avait vu d’autres. Pensez donc, en station ! mais là, à la terrasse bondée de son bistrot, en plein Juillet, ça commençait moyen en guise de présentations. Là où il m’a soufflé, c’est lorsqu’il a commandé une bouteille de Crépy à quatre heures de l’après-midi. Puis une seconde une heure après, un petit tarpé de derrière les fagots en plus et Toto c’est transformé en ce qu’il est : un Tartarin des cimes... Et des oreilles pour écouter ses tartarinades ça n’a pas manqué : allons donc, en plein juillet un auditoire néophyte il n’y a qu’à se baisser pour en ramasser un… À tel point qu’à la troisième bouteille j’ai retrouvé le local de la plonge, local familier comme je l’ai déjà expliqué. Mieux valait, pour rien cette fois, laver les assiettes, les gamelles et faire des pluches que de subir plus longtemps la honte que sa présence m’imposait.

« —  Fais comme tu veux, moi je redescends chercher mon sac ».

 Ce mec est malade. La traversée que l’on vient d’effectuer est infranchissable dans l’autre sens, sauf à pitonner et à passer en "artif" et encore –  et de toute façon on n’a pas d’étriers, alors...
 Alors c’est simple : j’ai cinq ou six pitons, cinq coinceurs et une dizaine de dégaines ; avec ma corde je vais me faire une boucle d’environ dix mètres en guise d’auto-assurance et je vais continuer tout seul. Ça va me prendre du temps, monter en bout de boucle tout en posant pitons et coinceurs, me détacher, poser une corde fixe, descendre les récupérer ces pitons, coinceurs et dégaines, remonter en me hissant sur la corde, refaire ma boucle et ainsi de suite, de dix mètres en dix mètres… Je ne serai pas sorti de la voie ce soir, je suis parti pour un bivouac... Bast, en juillet les nuits ne sont pas froides, et puis il ne faut pas que je commence à penser à ça… Non, l’urgent c’est de me souvenir. De me souvenir de ce que je sais de cette paroi.
 Je ne suis pas dans la bonne voie, et il y a trois autres voies ici. J’en élimine une de suite, elle est sur l’éperon sud-ouest, bien à l’écart. Reste les deux autres. Allons : dans laquelle se trouve la traversée à la neuvième longueur sous un surplomb ? C’est marrant mais c’est toujours lorsqu’il faut se souvenir que rien ne vient....Ça me ramène à l’école, au tableau noir, à chercher combien font neuf fois sept...et les poésies...et les conjugaisons...aïe, aïe pense pas à ça.
 Ma blouse grise, l’odeur de la craie, les pupitres avec leurs encriers et le maître...Comment il s’appelait déjà ? Je revois son visage, sa règle qui m’a laissé de douloureux souvenirs au bout des doigts ; mais son nom ? non, rien, rien de rien... Ah oui : M. Marchand je crois bien... Ses moustaches en guidon de vélo et sa blouse bleu marine pleine de tâches. Il venait à vélo à l’école, un vieux biclou qu’il rangeait toujours contre le marronnier juste devant le préau ; même qu’un jour on lui avait crevé les pneus avec des épingles à nourrice et qu’on c’était fait prendre bien sûr... Merde ! ! ! pense pas à ça bon Dieu, la voie, rappelle toi ce que tu as lu à son sujet ! Rien, pas de souvenir....neuf fois sept ? heu....
 Et puis je culpabilise : laisser le Toto tout seul dans la traversée... Merde... Non, tant pis, quand on est con on est con : tout ça pour un appareil photo qui ne doit plus en avoir que le nom... Oh, oh, doit y avoir son hasch dans le sac aussi...Ça doit être ça, le hasch, ouais c’est ça, il veut récupérer son shit....quelle buse ce mec !
 Bon, et René, il ferait quoi René, il en penserait quoi ? René, il éclaterait de rire et il dirait : « En montagne on reste pas immobile, on monte ou on descend, mais on reste pas à gober les mouches, à bober à la lune... » Bien, vas-y... Oui mais... Y’a pas de « oui mais »...grimpe ! ! ! Oui mais le Toto tout seul dans la traversée... D’ailleurs il a commencé, ça pitonne sec par là-bas.
En réalité j’ai autant la trouille de continuer seul que je me culpabilise ; et si ça se trouve je ne culpabilise même pas du tout, j’ai juste besoin d’un prétexte pour le rejoindre... Et puis ça me revient, ça y est je me souviens, je me rappelle de tout, de tout ce que j’ai lu sur cette paroi : il n’y a pas de traversée sous un surplomb !...Alors... alors je suis en train de faire une première à mon insu ? une vraie, pas une dans le noyer de mon enfance ?
 J’ouvre une voie, moi... Dom... et tout seul qui plus est ! Une première en solitaire – enfin en partie, mais tout de même –  le saint Graal du grimpeur... Je vais avoir mon nom accolé à une voie, mon nom gravé au firmament des plus grands de l’alpinisme...
T’énerve pas mon gars, faut d’abord la sortir « ta » voie, parce qu’autrement ton nom gravé ce sera sur une pierre tombale que tu l'auras. Oh, oh... mais je vais trouver quoi plus haut ? parce que...c’est quand même pas bien normal qu’il n’y ait pas de voie ici, depuis le temps que j’entends que tout ce qui a pu être fait l’a été...
Zut et rezut, l’angoisse revient. "En montagne on reste pas immobile, on monte ou on descend". Oui c’est ça, merci René, j’y vais. Et qu’il se démerde seul le Toto : tout ça pour un bout de shit !...Et puis la gloire ça se partage pas, deux coqs dans un poulailler ça en fait un de trop. Plus besoin de prétexte, c’est : en avant toute…
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 Encore un lacet à droite et je sortirai de la forêt, de là je verrai l’hôtel de Pierre. Je marche en sifflotant, j’ai le cœur léger, j’ai déjà un nom pour ma voie, un nom à la con, c’est tendance, ce sera « le goret suspendu », en hommage à Toto... Il sera bien obligé de savoir que ça s’adresse à lui une fois que j’aurai raconté. Et puis mon topo, je l’ai déjà écrit, il est dans ma tête… Enfin, les neuf premières longueurs j’ai un peu de mal à me souvenir, mais les dix autres... Ah....les dix autres !... Peut-être même un article dans « Montagne magazine » ? Sûrement même ! Allons, dix-neuf longueurs cotée TD (très difficile) ça se claironne, au diable la modestie.
Tiens, Pierre est en terrasse, il balaye. Il me regarde, met une main au dessus de ses yeux pour mieux voir, hésite et puis se décide à marcher à ma rencontre. Je sifflote toujours, je vais la jouer modeste.
— Ben....qu’est-ce tu fais là ?  je croyais que tu étais redescendu ; du moins c’est ce que m’a dit ton pote.
—  Hein… mais tu parles de quoi Pierre ? »
—  Ben, ton pote...Il m’a dit que tu avais renoncé au pied de la voie, que tu te sentais pas, que tu étais redescendu droit dans le pierrier et que tu avais dû suivre la cascade pour rejoindre le parking. Du coup il a grimpé tout seul et il affirme avoir ouvert une nouvelle voie, une ED (extrêmement difficile) »
 Mon pote, comme il dit, il est en terrasse, une bouteille de Crépy devant lui son auditoire autour. En me voyant il se lève, vient vers moi en ouvrant grand ses bras et me dit :
« Sacrée journée, hein ?…»
 Et ça : sacré coup de boule hein ?... Toto est allongé et pisse le sang. Moi aussi je pisse le sang, je me suis ouvert le front sur ses dents. Mais putain, que ça fait du bien.

Ranta
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lundi 3 mai 2010

Une passante considérable (Sandro)


Il faisait chaud, trop chaud pour la saison.
Je crois bien que c'était un temps déraisonnable, comme le reste.
J'ai jeté un dernier coup d'œil circulaire à mon salon, un peu vieilli, un peu tapé.
Ce fut un chouette salon  design et art moderne, avec la table basse et la bibliothèque en verre dépoli entrelacé de fer forgé vert de gris. Une fleur artificielle violette en cristal, des choses comme cela. Du vieux moderne. Un disque d'Alain Bashung jeté sur le canapé, un ouvrage de Beckett encore ouvert. "Oh, les beaux jours", ça s'appelle. Aux éditions de Minuit. Ca ne s'invente pas. Il y a aussi des factures qui s'amoncellent et des radios pulmonaires entassées sous un vieux numéro des Inrockuptibles.

J'ai claqué la porte de l'appartement derrière moi et ça ne m'a rien fait de spécial.
Rien du tout, je vous dis.

Dans l'ascenseur, je me suis jeté un coup d’œil de travers dans le miroir, comme on en lance à ceux qu'on suspecte de préparer un mauvais coup.
J'ai mis un blouson léger de toile grise. Je sais pourquoi je porte celui-là et pas un autre, mais ça ne vous regarde pas.
Sur mon crâne glabre, j'ai vissé une casquette de cuir, qui me donne un air à mi-chemin entre Ticky Holgado et Hanna Schygulla dans "Lili Marleen". J'ai également des sourcils à la Nosferatu, c'est-à-dire que je n'en ai plus.

Et je suis sorti dans la rue, où j'ai tout pris de face comme le nageur imprudent boit la tasse: la chaleur de ce mois d'avril déraisonnable, les klaxons des voitures, les pétarades des scooters, les piétons qui courraient comme des fourmis après on ne sait quoi.

Je me suis dirigé vers le Parc Monceau par la rue de Prony.

Le lieu était plein comme un œuf et bruissait de piaillements divers, hommes, femmes, enfants et oiseaux entremêlés dans un concert anarchique et illisible. Par moments, tout de même, les rouges-gorges semblaient l'emporter sur le grincement des trottinettes.

J'ai marché doucement - car je transpire vite en ce moment - à la recherche d'un banc libre.
Je l'ai finalement trouvé, à l'ombre d'un kiosque à musique.
Dans ma poche intérieure, il y a une enveloppe blanche et vide. Au début, je voulais écrire une lettre, mais je me suis vite rendu compte que je n'avais plus grand monde à qui écrire. Les amis, la famille, j'ai trop marché derrière leur boite, avec parfois même pas de vent pour agiter les fleurs.
Alors non, pas de lettre.

J'ai laissé couler un peu de temps, en comptant jusqu'à cent . C'est mon cache-cache à moi, un jeu de hasard sans casino. A cinquante contre un, on perd. A cinquante, j'ai sorti de ma poche le sac plastic que m'a donné Tony. C'est un ami, Tony, même si nous ne nous donnons pas l'accolade pour un rien. Je sais que certains le tiennent pour quantité négligeable, mais moi je sais qu'on se comprend sans se parler, et c'est ce qui m'importe.

Hier soir, il est venu prendre un café chez moi, en s'excusant de ne pas pouvoir rester. En partant, il a juste déposé un sac plastic sur la table basse en murmurant : "le truc que tu m'avais demandé".
Puis il est parti en mimant le salut militaire américain, du moins une version libre un peu stylisée, parce qu'il faut bien dire que Tony, c'est un artiste.
Et voilà, le sac et son contenu sont à présent dans mes mains moites sur ce banc vermoulu, je regarde autour de moi avec l'air de celui à qui on ne la fait pas derrière mes lunettes de soleil. Pendant que mes yeux fixent un massif de rhododendrons, mes doigts déchiffrent la crosse du revolver, lisent les renflements du barillet, suivent le canon et son cran de mire final.
Bien sur ce n'est pas très sérieux de faire ça au parc Monceau, avec tous ces gosses qui jouent, mais est-ce que la vie m'a pris au sérieux, moi?

Je comptais toujours. A soixante six, elle est rentrée dans mon champ de vision, évidente et improbable .
Une jeune femme très brune avec une robe trop blanche qui faisait mal aux yeux, fine comme liane, déliée et souple. Un visage indéchiffrable, un corps flou.

Elle a ondulé au ralenti, comme les rideaux bougent lorsqu'on laisse la fenêtre ouverte.

Elle a avisé un bref instant un banc où se bousculaient des enfants aux doigts chocolatés et à la frimousse barbouillée de confiture.
Puis elle a vaguement porté le regard vers un couple de vieux qui prenait le soleil, avec des yeux octogonaux de lézards brésiliens. Mais elle s'est ravisée.

Et enfin, de guerre lasse, elle a conduit ses pas vers mon banc. Ses pas que j'ai compté. Quatre.
Puis trois, deux, un et elle était devant moi, palpable comme un coup de poing, avec une moue vaguement écœurée, un peu lasse.

Elle m'a inspectée de bas en haut, puis l'inverse.
Résignée, elle s'est assise à mes cotés, après un regard furtif à l'état de propreté du banc, jaugeant son impact potentiel sur sa robe de popeline blanche.

Elle s'est posée comme seuls les chats le font, en souplesse et de travers, après avoir fait le tour de l'endroit.
C'était une féline, c'est sûr. J'ai presque senti la griffure.

Je tentais de respirer calmement, en décomposant bien le mouvement, comme un bon maître-nageur l'enseigne à ceux qui vont se noyer.

J'avais toujours la main fermée comme une huître sur la crosse du Ruger, une main un peu moite à présent, avec mon geste figé dans le mouvement comme un patineur gelé sur la glace des ralentis télévisuels. Plus moyen de lâcher ce truc, la raison de tout cela. Je n'entendais plus de bruits, plus rien, même pas raison.

J'étais résolument muet, comme le sont les douleurs ou les fous qui ont renoncé à dire ce qui leur arrive. Du temps a coulé, je ne saurais dire combien, ça fuyait comme une baignoire folle qui déborde.

Et contre toute attente, c'est elle qui a parlé.
Sans tourner la tête, les yeux droit devant.
Elle a dit tranquillement :

-"Il fait chaud pour un lundi".

J'ai hoché gravement la tête, en mimant celui qui comprend. Cette phrase m'apparut d'une profondeur et d'une pertinence incontestables, mâtinée d'un humour qui ne souffrait aucune réplique.
C'est tout ce qu'elle a dit. Et puis elle s'est levée, s'est éloignée en ondulant de la croupe et de la robe, ses minces mollets bronzés luttant pour ne pas tordre ses talons hauts sur le gravier inégal.

"Il fait chaud pour un lundi". C'est tout ce qu'elle a dit, mais il est vrai qu'il n'y avait rien d'autre à dire.

Ce fut une passante considérable.

J'ai avisé mon sac plastic, je l'ai fourré sous mon blouson et me suis levé à mon tour, lentement et sans trop y croire.
Je me suis regardé marcher dans le parc vers les grilles de la sortie.
Je sais que je reviendrai demain.
A la fraîche.



                                                                                                       Sandro

Photo : Kiji, Russie par Toche

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