samedi 8 août 2009

Les boulangères du matin (D. Furtif )



Au soir de la vie, à l’heure des inventaires, bien plus que les fautes, les Ménades du souvenir vous reprochent sans pitié les mièvreries et les manques d’audace.

Ce matin là, du moteur, des tôles aux roues, des bras immobiles au corps avachi, du regard fixe à tous les organes, le plus endormi de l'ensemble homme-machine était bien le cerveau. Plus engourdi plus inerte, on n'aurait pu trouver. Et si cela n'avait été que physique! C'est moralement que le tableau était le plus affligeant.
Le commis-voyageur avait pourtant toutes les raisons de vibrer à l'exaltation de son jeune âge. Vingt-cinq ans, une santé sans faille, une femme qui travaille, un enfant de 3 mois. Tout va bien, mais il ne s'en réjouit pas. Le service militaire vient de se rappeler à sa mémoire, il va falloir recommencer à vivre avec cette crainte... Il ne s'en émeut même pas... Minéral et absent, il n'est pas. Pourtant, voyager dans cette campagne d'été dans l'alternance des couloirs d'ombre des sous bois et les éblouissements de soleil des trouées des champs, il aurait pu vibrer un peu ! Rien. Il n'est pas là.
Et c'est comme ça tous les jours de cet été. Ni les scènes de la veille au soir, l'agitation du lit nocturne, les rires de son bébé au matin... rien ne vient agiter l'encéphalogramme plat de sa somnolence. Ni aigreur ni renoncement, une absence savamment bâtie par des années d'entraînement à repousser la douleur.
Le mal qu'il a eu à se bâtir cette cuirasse. Va pas l'enlever pour un matin de soleil !

Son travail... quel mot ! Parcourir la campagne de tout le département découpée en secteurs par jour de la semaine. Vendre des glaces en été! Même pas vendre, prendre les commandes. Il devait y avoir eu des besognes plus rébarbatives.
Les crèmes glacées, en bûches, en vacherin, en bâtonnets, au début des années 70 sont encore un produit mythique, symbole de fêtes, de réjouissances, de sous-entendus graveleux qui font rosir les filles et sourire les femmes averties. Ce sont des évocations d'enfance capricieuse mais aussi de salles obscures de cinéma, théâtres des amours qui se cherchent. D'entractes aux bals de campagne. De regards provocateurs à distance. Être celui qui ramène régulièrement l'idée des « esquimaux » aura de lourdes conséquences pour le commis-voyageur.
Où va-t-il donc ce boeuf niais? Indifférent, à peine courtois. Il va, tout en haut du département, rejoindre les épicières, les charcutières, les bistrotières, les tenancières de camping, les restauratrices, les buralistes qui l'attendent. Les hommes ? Eh bien... non ou sauf exception. Ils n'aiment pas ça. Ils ont l'impression de trucs pas sérieux, futiles ; s'occuper d'un commerce d'un produit pour enfants, au tout début des années 70, n'est pas encore entré dans les mœurs. Enfin pas au fond de ma campagne... Alors c'est le rayon de leurs femmes.
Le voyageur, elles l'attendent, pour lui elles se penchent, et elles serrent la main, et elles sont en retard et s'excusent... Peine perdue, l'organe inerte ne les voit pas. Il a ses feuilles de commande à remplir. Il joue sans raison les hommes pressés. Les sourires de l’accueil, les cheveux comme par hasard recoiffés, le rouge rafraîchi, il ne voit rien.
Un jour....
Le soleil brillait en vain, maintenant plus fort, l'obscurité des nefs de forêts était encore plus sombre quand au détour d'un virage l'éblouissant vitrail d'une clairière. L'inerte commis eut une réaction, bien malgré lui il leva le pied. Le changement d'allure perturba sans doute un échange chimique au niveau le plus profond. Un chevreuil, là, tout près devant, dansait sa traversée à vingt mètres, pas plus. Dans un bouleversement cataclysmique le commis voyageur pensa :
Ouh là j'aurais pu lui rentrer dedans !
On ne se méfie jamais assez, une idée entraînant l'autre, il en eut une deuxième :
Vain Dieu qu'c'est beau !

Trop tard, l'irrémédiable était accompli. Le barrage était rompu. Il se mit à regarder, à regarder encore et à rêver. La machine inerte déplissait ses membranes comme un papillon. Il redevenait un homme. Comme il lui restait une dizaine de km à parcourir encore, il abusa de ces instants pour évoquer ces prochaines visitées.

C'est vrai que je ne vois que des femmes. Comme elles ont l'air de s'ennuyer...Y en a des tartes, mais il y en a des jolies. Les plus belles sont bien les boulangères, et les plus gentilles aussi. D'ailleurs celle que je vais voir, là, tout de suite, m'a retenu la jambe la semaine dernière pour me confier combien elle s'ennuyait au fond de son village. Pour me parler de son mariage et oser me dire que si elle avait su...
« Et vous qu'est-ce que vous faites ? », « Étudiant ! Ah, c'est pas la même vie ! » «Vous étiez Parisien avant de venir à Poitiers... alors vous ne fréquentez que des jeunes...»
Elle devait avoir trente ans, belle, le corsage tendu, elle m'avouait son ennui au fond de son village.
Il y en avait plein des boulangères. Des corsages légers, tendus comme des voiles attendant les grandes partances et les engouffrements tempétueux. Ces femmes qui avaient choisi d'épouser un commerçant, cran social au dessus de l'ouvrier et du paysan hors-jeu d'avance me confiaient sans gêne leurs soupirs.
Quelles poignées de mains insistantes !
Quels regards profonds ! Quelles inclinaisons pour des « je vais vous la remplir votre feuille »…
Quelles hésitations… Quels silences… Quelles... « Et à votre avis qu'est-ce qui est le plus bon ? moi je ne connais pas » « Vous avez déjà goûté? » Le commis-voyageur, était là pour elles, mais pour dix minutes seulement. Alors elles inventaient des oublis, me laissaient partir pour me rattraper sur le seuil ou déjà au volant. Leurs maris dormant, elles avaient toutes les assurances et les hardiesses. « Et votre petit nom c'est quoi? », « Bonjour Joël, je vous attendais avant d'aller faire le ménage dans ma chambre... »
Le monde, la vie, le destin sont souvent révoltants d'injustices mais l'homme qui laisse passer la vie... Il n'y a pas de mot pour dire l'infamie du navrant commis-voyageur ignorant l'appel de la boulangère.
L'hiver revint Joël retourna à son règne minéral. Sa passivité si savamment construite résista encore une dizaine d'années avant que le hasard voulant, il fut expulsé de sa routine végétative... Le plus grand coup de bol de sa vie... La vie quoi !

Quarante ans passèrent avec leur lot de bousculades, d’abîmes et d'envolées... Rien ne manqua.
Un jour de cet automne de la vie, il fut envoyé par sa compagne accomplir une des taches traditionnelles du mari du dimanche matin.
— Chéri tu voudras bien aller chercher le pain ?
Sans blague!
Un dimanche matin plein de soleil les toits brillaient encore de la brume de la nuit. Vain dieu qu'c'est beau !
La sensation retrouvée le catapulta dans ses souvenirs mais 'histoire ne se répète pas.
Regarde-toi dans la vitrine. Eh ! Tu t'es vu ? ? ?

Y étant entré 30 ans plus tôt, du temps de l'ancien propriétaire, il connaît parfaitement la boutique. Là, derrière les portes battantes, c'est la grande pièce cimentée toujours propre où le boulanger fait son pain. D'ailleurs, c'est bien derrière ces portes qu'on entend des rires et des gloussements. Sympa, ce sont des rires de femme, de femme heureuse. C'est sans énervement, avec attendrissement que Joël entend les rires bondir jusqu'à lui, puis s'éteindre, pour être brusquement remplacés par le grincement alerte des portes :
— Bonjour monsieur qu'est-ce que ce sera ?
Une petite blonde pâle et souriante saisit le pain que je lui demande et se retourne vers la machine à trancher. Comme elle est menue dans son jean’s noir. Comme on voit bien les deux larges mains de farine qu'elle porte aux fesses. Pas un mot de trop pour le vieillard libidineux qui se raconte tout seul ses histoires d'occasions perdues....
Les boulangères de nos jours ont leur rêve à domicile depuis les fours modernes et la mécanisation abusive. Sale temps pour les chats de gouttière.

Les semaines passèrent, ma boulangère toujours aussi réservée perdit l'habitude d'arborer ses marques de farine... Pour qui rêvait-elle donc désormais? Internet a tué les voyageurs.
Les affaires marchent, ils ont une jeune vendeuse désormais. J'ai cru voir des traces de farine....


Donatien Furtif

3 commentaires:

  1. Nous tenons à préciser que l'expression "Vain Dieu", n'est pas une coquille ou une faute d'orthographe négligée, mais une expression dûment validée et déposée de D. Furtif. L'administration de ce blog en décline toute responsabilité

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  2. Pfff!
    Polythéisme = vingt dieux
    Christianisme = vint Dieu
    Athéisme = Vain Dieu

    Motion de synthèse du congrès de Reims = Vains Dieux

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  3. En Bourgogne nous disons "vin Dieu", avec une prononciation proche. En roulant les r, bien entendu.

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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