mardi 22 décembre 2009

Conte pour éclairer la nuit (H. Mousset)


Chère Marie-Claire,

Comment je vous ai retrouvée ? Mais par Internet, tout simplement. Je me suis souvenu du nom de votre petit magasin, et j'ai tapé : « Iridescences ». À ce que je vois, petit magasin est devenu grand. C’est un royaume que vous avez maintenant. Vos jolis petits luminaires, ces petits globes étincelants où la lumière palpitait comme un cœur, semblent avoir fait votre bonheur – en tout cas votre fortune. Qu’elle est loin, la petite rue de nos débuts. À ce qu’il paraît, tout a été rasé, reconstruit, c’est méconnaissable. Qu’importe, je n’y suis jamais retourné, même si j'ai gardé certains contacts. Comme les autres, j'ai pris le chèque du promoteur et je suis parti, plus au Nord. Ça se passe plutôt bien.

Vous souvenez-vous, Marie-Claire, du petit café du bout de la rue ? C’était notre quartier général, tant pour les relations professionnelles et humaines des uns et des autres que pour les affaires de cœur de quelques-uns. Ne niez pas, Marie-Claire, la vive attention que vous avez éveillée chez le clan masculin de la rue. Vous nous avez gracieusement mais superbement ignorés d'ailleurs. J'ai songé à vous offrir des verres de contact, tandis que d'autres ont manifesté leur dépit par diverses déviances.

Tenez, Pierrot, par exemple, celui qui avait toujours des douleurs à sa taxe professionnelle. Vous l’avez tellement rembarré qu'il s'est mis à se bourrer comme un coing pour attirer votre attention. Il y en a une qui doit vous bénir, c'est Isa, la petite fleuriste du 14, qui le voulait, son Pierrot. Vous l'avez poussé dans ses bras. À présent, Pierrot marche au Vichy-fraise, les affaires tournent, et Isa a ouvert une galerie d'art.

Mais cela, c’était la face Ouest du bar, par rapport à la machine à café. Il faut dire que nous allions peu à l’Est ! Et tout à fait à l'Est, nous voyions arriver tous les matins ce type gentil, mais solitaire et taciturne, qui avait transformé en bureau le magasin qui faisait l’angle de notre rue avec cette petite impasse bizarre qui s'achevait sur une grande maison aux entrées murées - en principe, car on la pensait squattée. Mais nul n'y allait voir !

Il était conseiller fiscal et, comme un ermite, il passait ses journées devant des dossiers et devant son PC. On se demandait d'ailleurs s'il avait une vie en-dehors des Impôts. Il est parti le dernier, et nous n'avons jamais plus entendu parler de lui. Un jour, pourtant, j’ai rencontré sa sœur qui m’a raconté ce qui s’était passé. J’espère que votre site est costaud et que je ne vais pas saturer votre courriel avec mon récit.

C’était le dernier Noël avant la démolition du pâté de maisons. Il n’y avait plus que lui sur place. Tout était vide, désert, muré. Il était plongé dans les comptes de ses clients. La nuit était claire, pas comme maintenant, où la débauche de kilowatts qui fait scintiller tours et grands magasins comme des joyaux sertis dans la parure de la nuit, ne m'empêche pas de ressentir comme une ambiance de temps de guerre lorsque je me promène en ville la nuit.

Mais comment donc firent-ils pour entrer, ces deux enfants, un petit garçon et une petite fille ? Diaphanes, ils le regardaient avec ce mélange de timidité et d’assurance des enfants qui savent ce qu’ils veulent, et qu’ils savent qu’ils l'auront.

« Donne-nous la T.V.A., toute la T.V.A. »

Abasourdi, il les regarda d'un air incrédule, et voulut d'abord prendre la chose comme une fantaisie :

« Et pourquoi pas la Taxe professionnelle, les enfants ? »

« Nous n’aimons pas la couleur des papiers. Ce vert, c‘est un peu glauque. »

« Dites-vous bien, les enfants, que le Trésor Public n’est pas un peintre impressionniste. »

Mais sans attendre davantage, les enfants allèrent à son PC, se mirent au clavier et à la souris, et les chiffres se mirent à danser la gigue. Et ils lui dirent : « maintenant, prends ton chéquier et la carte bleue, et suis-nous ». Pourquoi obtempéra-t-il ? Il le fit, en tout cas.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit du quartier. Pas loin : ils prirent l’impasse toute proche, et entrèrent dans la maison abandonnée par une échancrure ouverte dans les planches qui en condamnaient l'entrée. À l'étage, ils découvrirent un jeune couple dans un dénuement extrême. Ils venaient d'Europe de l'Est, et la jeune femme semblait bientôt devoir être mère. Chassés par le chômage, ils avaient fini leur course ici, éperdus et à bout d'espérance.

Bouleversé et incertain, il regarda les enfants, qui lui dirent simplement : « Prends la T.V.A. ». Une fois encore, il obtempéra, sans même plus se demander cette fois pourquoi il était devenu si docile. Bien vite, un médecin fut appelé, et la jeune femme fut admise en clinique. Il était temps : il lui naquit, en cette nuit de Noël, de beaux jumeaux, une fille et un garçon. Le jeune homme, quant à lui, fut installé bien au chaud dans un hôtel, payé à l'avance pour un mois, avec de quoi voir venir et chercher un travail.

Les enfants ne lui permirent pas de souffler. Laissant derrière eux le garçon qui, assommé de surprise et de bonheur, ne savait comment dire sa reconnaissance, ils firent le tour du quartier. Il n'y eut pas un SDF pour qui, cette nuit-là, Noël n'eut pas une douceur en réserve, sans oublier la jeune fille qui venait prendre son petit crème au bar tous les matins. Vous souvenez-vous ? Nous la soupçonnions de tapiner, et craignions qu’elle ne finisse un jour par tomber sous la coupe d'un « protecteur ». C’était en fait une étudiante qui s'imaginait pouvoir sans risques financer ainsi une partie de ses études. Une petite aide lui permit de régler des échéances urgentes, le temps également de réfléchir, de se détourner d'une vie à risques, et de ne pas perdre son ami, qu'elle aimait vraiment, et à qui elle n'avait rien dit.

Comme toujours, il y eut une nuit, et il y eut un matin. Mais ce fut une nuit extraordinaire pour le quartier ! À l’aube, les enfants lui sourirent avec une tendresse malicieuse, puis disparurent dans la muraille.

Resté seul au matin de Noël, il se demanda comment il allait expliquer à son Inspecteur des Impôts pourquoi sa comptabilité ressemblait à un lendemain de rave-party. Machinalement, il alluma son PC, et consulta la balance de ses comptes ... et n'en revint pas.

En bref : il était en crédit de TVA et son compte d'honoraires à recevoir avait augmenté. Et tout était juste, et fondé. Le Trésor lui remboursa son crédit en 15 jours. Quant à ses clients, ils se retrouvèrent eux aussi en crédit de TVA, ce qui les mit tellement en joie qu'ils réglèrent tous leurs notes d'honoraires avec une promptitude habituellement inconnue de l'espèce. Et pour couronner le tout, il reçut du promoteur une rallonge à ses indemnités d'expropriation. Il y avait des mois que le litige traînait en Appel, et nul n'y croyait plus.

Au total, il reçut trois fois sept fois ce qu'il avait donné. Peu après, il ferma son affaire et partit. Les bulldozers étaient à sa porte.

C’est à Marseille qu’il s’installa, auprès de sa sœur, qui y possédait, et y possède toujours, une entreprise qui semble fort bien marcher. Au début, il aida sa sœur à gérer l’entreprise, mais cela ne dura pas, car l’Expert-comptable de la société menaça de les laisser tomber. En effet, chaque jour de T.V.A., les collaborateurs du cabinet rentraient en pleurs, car notre ami refaisait toutes leurs déclarations et les soumettait à un interrogatoire digne d’une enquête criminelle de la police judiciaire. Il cessa donc de s’en mêler.

De toute façon, c’est alors qu’il tomba malade. Il fondait à vue d’œil, il devenait presque diaphane, mais il était rayonnant, à croire que sa substance était peu à peu remplacée par de la lumière.

Je rêve, Marie-Claire, de vous emmener avec moi à Marseille. Dites oui, je vous en prie... Nous monterons de bon matin à Notre-Dame de la Garde. Lorsque le soleil sort de derrière l'horizon, là-bas, derrière les îles, derrière le Château d'If, le manteau d'ombre qui couvre la mer, la rade, les collines, se retire, et la Ville pénètre peu à peu dans le Royaume de la Lumière. On n’a plus envie de redescendre quand on a vu cela de là-haut …

C’est ce qu’il voyait tous les matins, car il s'était installé sur la colline, et toutes les pièces de son appartement donnaient sur la mer. C’est là que sa sœur l’a trouvé sans vie un matin de Noël. Il souriait au soleil levant, à croire que le soleil et lui avaient fait un concours de lumière, à qui des deux rayonnerait le plus.

Ecoutez-moi bien, Marie-Claire, je le jure devant la ville, le soleil, le ciel, la terre et la mer. Ce matin-là, pour une fois : c'est le soleil qui a perdu.

A Marc et Verena Tenneroni.
Hervé Mousset

vendredi 11 décembre 2009

Affaires courantes ( Sandro)

La nuit tombait sur la rue. C'était une de ces soirées dont on n'arrive pas à décider si elles sont froides ou douces. La pluie tombait depuis le matin et par moments glissait vers la neige fondue. J'ai fini mon café serré, le huitième de la journée, dans cette brasserie où j'ai mes habitudes. La salle est bruyante et enfumée, mais entre les nuages, il y a des jolies filles qui font des éclaircies. À la table voisine, il y en avait une qui semblait attendre quelqu'un, mais on sentait qu'elle n'allait pas tarder à se lasser. Elle était tellement belle que le temps que je me demande ce que je préférais en elle, elle avait déjà remis son manteau, et m'a envoyé une gifle d'air froid par la porte à tambour.
Finalement, c'était une soirée froide.

C'était presque une bonne journée : je n'avais pas eu de cadavre sur les bras et n'avais eu à tuer personne aujourd'hui. En somme, les choses roulaient gentiment. Bientôt, ce serait la vraie nuit, où les rues deviennent oranges, avec le crissement des bas fumés de celles qui descendent des limousines devant les voituriers des restaurants de luxe. L'heure aussi où les bateaux-mouches éclairent durement les fenêtres des riches, sur les façades à qui il manque des dents, comme aux pauvres. En ville, dans ces moments là, il y a toujours des pigeons pour vous roucouler que tout cela n'a pas de sens. Pont Gallieni, ils étaient trois.

Ce sera bientôt Noël et la ville clignote de partout comme un feu rouge. Les gens vaquent à leurs achats en braillant et en gesticulant sur les trottoirs comme si leur vie en dépendait. Les bouchons battent leur plein mais de temps en temps, au milieu du bordel halluciné, on croise un petit vieux aux yeux vagues, un peu perdu avec son cabas vide, et qui compte ses pas pour rentrer dans son deux-pièces cuisine. Des espèces de visions diluées, des figurines mouillées déjà plus vraiment là, avec la faucheuse qui peut-être les attend pour les baiser à même le trottoir glissant.
Il y a aussi des adolescentes qui parlent comme des mitraillettes. Elles sont blondes. Elles rient. Moi, plus tellement.

Je suis remonté dans la vieille Safrane bleue marine, avec sa portière qui grince et qu'il faut claquer trois fois pour qu'elle ferme. Dans "la boite", il y a 10 ans, les Safrane, c'était pour les chefs. Dix ans et 250 000 Kms après, elles sont pour des gens comme moi. C'est peut être que je suis devenu chef, alors. Ou vieux.
Je roulais depuis cinq minutes quand la radio a grésillé un truc du genre "grabuge aux entrepôts désaffectés du 106 Quai de l'Avenir, un voisin aurait entendu des coups de feu". Appel à toutes les voitures disponibles.
Vu que j'étais tout près, j'ai dis "OK, on prend. Sur place dans cinq minutes".

J'ai dis "on prend", mais ce n'est pas mon secteur ni mes affaires, normalement. Mais à présent, tous les flicards de base sont pris sur les manif, les matches de foot et les alertes à la bombe, c'est dans l'air du temps. Plus grand monde pour les affaires à l'ancienne.
J'ai dis "on prend" parce que je suis censé faire équipe avec Steff ce soir. Mais il se fera opérer de la prostate dans trois jours, et il a voulu naviguer avec "une petite" une dernière fois, avant que le rideau ne se tire définitivement sur la grande marée. Il m'a demandé s'il pouvait s'éclipser deux ou trois heures. J'ai dit oui. Je comprends.
Je comprends tout, et c'est ce qui m'a fatigué plus vite que les autres, je pense.
Je l'ai déposé en ville, et tout à l'heure, j'appellerai sa femme pour dire qu'on a eu un macchabée qui va nous retenir un bon moment.

J'ai "mis le bleu" pour essayer de me frayer un passage dans la marée des cloportes endormis sur l'écran de leur GPS, et je suis arrivé aux anciens entrepôts en même temps qu'une rincée à effarer les écureuils.

J'ai attendu un moment au milieu des hallebardes qui ricochaient sur le toit de la voiture, le temps de regarder alentours si tout était normal. Ce faisant, j'ai croisé mon regard dans le rétroviseur.
Mes yeux mangés par la barbe de trois jours, mes yeux fatigués qui pourtant naviguent sans cesse, au bout de ma main qui tremble un peu d'avoir tant fait tinter les glaçons. J'ai des yeux de marin. Ça me donne l'air de savoir que tout va dans la mer, comme chantait Souchon.
Souchon, c'est le surnom que beaucoup me donnaient il y a quelques années.
Mais les gens disent parfois n'importe quoi.

Je suis descendu de voiture sans claquer la portière, en tenant mon Beretta dans la main droite, enveloppé dans un sac plastic de supermarché. Pas la peine de jouer les cow-boy et d'ameuter le quartier. Je travaille à l'ancienne, au vice.
Rentré dans l'entrepôt par une porte-fenêtre défoncée, j'ai avancé prudemment, par intermittence, en me mettant à couvert. De temps à autre, j'allumais ma mini lampe torche en la tenant loin du corps, pour ne pas offrir une cible trop facile. J'ai progressé peu à peu dans les immenses salles à l'abandon, figées dans leur état minéral, marchant parfois sur du verre brisé ou des détritus.
Mais il n'y avait ni bruit ni rien de suspect.
Finalement, au pied d'un immense métier à tisser, j'ai trouvé le corps d'un chien, un berger de type indéterminé, qui avait pris une décharge de chevrotines en plein poitrail. Le sang était frais et je tenais là l'explication du coup de feu. Sans doute des SDF qui s'abritent parfois ici, ou le chien d'un dealer faisant ses transactions .
J'ai sorti un mouchoir en papier de ma poche, et lui ai fermé les yeux. Ce n'était sans doute pas utile, mais ça fera pour les fois où je n'ai pas pu fermer ceux des hommes, avec le SAMU qui vient toujours gesticuler sur les cadavres pour ne pas donner l'impression d'être venu pour rien.
Mais même comme cela, ça ne me plaisait qu'à moitié.
J'ai retiré mon vieil imper vert d'eau, celui qui est plein de tâches diverses, et lui ai jeté sur le corps.
C'est ce que je dis toujours aux jeunes qui rentrent dans le métier: "les macchabées, vous ne pouvez pas les sauver et les assassins, vous ne les arrêterez pas souvent. Alors, soyez respectueux des cadavres, si c'est tout ce que vous pouvez faire".

Je me suis retrouvé à l'air libre en simple veste et il pleuvait toujours, mais il y a déjà longtemps que je ne sens plus rien.
J'ai allumé une tige, dans l'embrasure de la porte métallique de l'entrepôt. Oui, la pluie ne relâchait pas sa proie, elle bavait toujours sa rage et je lui ai soufflé ma fumée dans la figure. Ça nous fait un partout.
J'ai remarqué un chat noir perdu qui déambulait sur le trottoir. Il avait le poil collé par endroits, sur la colonne vertébrale, et avançait par bonds successifs de son arrière-train déhanché. Il avait du être blessé au bassin. Par deux fois, il a tourné vers moi son profil effilé, percé par deux yeux verts de panthère. C'est tout ce qu'il lui restait de sa grâce perdue.
Et puis il a sautillé en direction d'une ruelle, vers une poubelle, une autre, vers rien.

J'ai observé aussi un père Noël trempé qui regagnait sa vieille fourgonnette garée à cheval sur le trottoir. Il n'avait pas enlevé son déguisement, sans doute pour se protéger un peu de la pluie. Au moment de se jeter sur le siège, il a juste enlevé sa barbe et son bonnet. Et j'ai vu qu'il était noir, plus tout jeune, avec des cheveux crépus presque blancs, comme le vieil oncle des paquets de riz qui souhaitait bon appétit à ses amis. Il a démarré avec peine, pour figurer encore dans un magasin ou deux pour dix balles de l'heure.

Je suis remonté dans la Safrane, ai pris le micro en main pour annoncer à la radio "R.A.S, affaire réglée sur place". Mais au moment de le faire, je me suis aperçu que je ne connaissais pas le nom des entrepôts. J'ai levé les yeux, scruté à travers le pare-brise qui pleurait son collyre et j'ai lu à grand peine, sur des lettres noires dont la rouille coulait sur le mur :
"Ets Bonaventure. Découpe en gros".

Et c'est là, en voulant reprendre le micro en main, que l'étau de fer s'est resserré sur ma poitrine et dans mes mâchoires. J'ai pris la bouffée de chaleur comme une vague plus forte que les autres vous mouille la serviette au bord de la plage. La sueur m'est venue, suintant de partout, comme un ruisseau sous les pierres. J'écoutais mon cœur battant dans une dernière battue, et puis le truc m'a pété dans la tête. J'ai tout pris d'un coup, comme on boit la tasse. Ma tête à heurté le volant, j'ai vu km/h, tr/mn, oil, Airbag et puis plus rien. Cette chaleur poisseuse et liquide dans la tête, cette petite marée de sang, comme un robinet têtu qui fuit. Peut-être comme un accouchement.

Ça m'a fait penser à ma Maman, et j'ai voulu lui envoyer un message clos comme un hiver sous une couette, des mots pour ne rien dire, ou plutôt pour dire l'inverse, parce qu'ici ça devient urgent, il fait froid, il fait peur, il fait hasard.

Sur le Quai de l'Avenir, les bouchons sont à présent très importants, notamment au niveau du N° 106, où les véhicules doivent péniblement contourner une Safrane bleue aux vitres embuées qui empiète sur la chaussée. On voit, en colonne par trois, les files de ceux qui font semblant de se hâter vers quelque chose, quelqu'un, ou bien rien. Prisonniers de leur scarabée de tôle, on ne distingue que le rouge de leurs feux-stop. Le reste est déjà à la nuit. Ils se hâtent lentement, moutons sans berger.

Un jour, il faudra bien qu'ils crèvent aussi.

Sandro



À Philippe Baudoui

samedi 28 novembre 2009

Station service (Sandro)


On ne voit ni le ciel ni la terre, mais le vent continue de souffler son sable.
Poussé par un vent de biais, la canette a roulé sur la nationale délabrée, par à-coups, dans le tintement clair de son métal rouillé. Elle a traversé ce qui fut l'aire de la station service, hésité contre une pompe, rebondi contre le gonfleur au tuyau crevé, et a finalement effleuré un crotale lové sur la fosse à vidange. Mais il n'a pas même relevé la tête, ni fait entendre sa crécelle. Ici, les serpents s'en foutent. Ils sont comme nous, ils se foutent de tout. Ils attendent.

C'est le bruit agaçant de la canette rebondissant sur la cabine de la station-service qui m'a rappelé que j'avais soif. C’était l’après-midi d’un jour qui ne me verrait jamais vraiment là. Il y en a des jours comme ça, des jours qui partent avant même qu’on ait ouvert les yeux. Ici, il n'y a rien à manger, ou alors des trucs lyophilisés dans des distributeurs. Et aussi des fontaines d'eau fraîche qui survivent, on se demande bien comment et par qui elles sont réapprovisionnées. Mais je ne manque de rien depuis que je suis là.
Je ne compte pas, je n'escompte pas non plus. Un bon moment que je suis arrivé là, en voiture – ma vieille Volvo T5 – sur un filet de gaz. Plus d'essence dans le réservoir, la jauge qui clignotait rouge, et puis plus du tout.
Je croyais trouver de l'essence: j'en ricane encore et les autres avec moi. Les autres? Ce sont ceux qui sont arrivés avant moi dans ce bled. Jeff, Had, Emilio. Ils ont pris position dans ce qu'ils ont trouvé de disponible alentours: une carcasse de bus, une caravane, un mobil home.
Au moins, j'ai un coin à moi. A part ces satanés crotales qui sont planqués partout, on ne peut pas vraiment se plaindre.
Ce n’est pas ce que je croyais, c'est tout.

Aujourd’hui c’est lundi, ou quelque chose comme ça. Le soleil revient chaque jour semblable, comme un œuf sur le plat. Jaune par-dessus, tout de sable blanc autour. Il en arrive encore, des nouveaux, sur la nationale et en files serrées. Il en arrive tous les jours, vous pouvez me croire, et tout est à recommencer. Ils veulent un toit pour dormir, ils cherchent de l'essence, quelque chose à manger, des conseils pour se protéger des crotales.
Ils n'impriment rien, ils sont hirsutes, ébahis, en colère. Ils disent tous qu'ils ont un rendez-vous important, qu'ils doivent téléphoner d'urgence à quelqu'un, une quelqu'une, que c'est une question de vie ou de mort. Tu parles.

D'abord, ça veut dire qu'ils croient qu'il y a le téléphone, ce qui est déjà une erreur manifeste d'appréciation. Ensuite, ils estiment qu'il y aurait encore quelqu'un pour les écouter.
Les cons, faut laisser dire.
Ils demandent aussi immanquablement à quelle heure passe le bus pour aller en ville. Mais il n'y a pas de bus, c'est ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'y a pas de ville non plus, du moins à ma connaissance.
On discerne bien, la nuit, comme une lueur derrière la barre rocheuse. Certains disent que le soir, on distingue au sommet comme une immense statue de serpent. En airain. Eclairée par des spots aveuglants. Mais on ne peut raisonnablement pas appeler cela une ville non plus. Du reste, ceux qui ont essayé d'y aller n'en sont jamais revenus.

Les nouveaux, faut tout leur expliquer depuis le début, c'est épuisant. Et puis ils ont l'air murés dans leur nuit, c'est peine perdue. Il n'y a que ceux qui arrivent en ambulance, la potence au dessus de leurs bras maigres où pend une perfusion, qui semblent emprunts d'une certaine sagesse. Certains ont l'air au courant, ils hochent la tête d'un air entendu. Ils sont très pales, aussi blancs qu’une idée de brouillard. On les salue brièvement, on leur arrache leur perfusion et on leur dit que "ça va aller, maintenant".
Il subsiste parfois dans leurs yeux comme une lueur, peut être une révolte, mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et rentrer bien vite chez soi se mettre à l'abri. Oui, je me dis que c’est ça qu’il faut faire, et sans regret encore.
L'important, c'est de se conserver un espace de survie. C'est ce que je fais. Je suis bien dans ma station. Hormis les crotales. Ça, c'est tout de même une engeance, autant le dire tout de suite.

Il y en a partout, jour et nuit. Au début, je les tuais à coups de clef à vidange, ou avec ce qui me tombait sous la main. Mais c'est à refaire chaque jour qui passe. Leur morsure est horriblement douloureuse, mais bizarrement, on n'en meurt pas. Ça n'enfle pas non plus. C'est comme une clôture électrique pour les bovins, une punition qui viendrait, régulièrement et par surprise, nous rappeler qu'on a merdé. Et qu'il faudra payer pour ça. Quand on croit avoir eu son compte, on repasse à la caisse, et vite encore.

À la tombée du soir, c’est l’heure des fous. Ils arrivent sur la nationale, poussant leur caddies métalliques avec leurs maigres affaires, braillant et gesticulant dans le vent chargé du sable qui s’imprègne partout et fait crisser les dents. Immanquablement, l’un d’eux, un grand rouquin pâle comme une soucoupe, monte sur un fut d’huile moteur et cogne dessus avec une clef à molette. Puis il déclame : « Si vous continuez à nous en promettre sans nous en donner, à susciter toute cette abondance de misérables désirs, il vous en viendra d’autres, de plus en plus pauvres, ô mon bordel natal, et des moins arrangeants que moi. Voilà pourquoi vous crèverez tous.(1) ».

Et puis la nuit jette son manteau noir sur tout ça, les fous, les carcasses atroces des guimbardes ensablées, les crotales lovés sur les sièges défoncés, et on n’en parle plus jusqu’au soir suivant.

Je vais alors me coucher dans le hamac de la guérite de la station-service.
Il y a encore un vieux calendrier Texaco pour routiers affiché au mur, dont les couleurs virent au bleu sous l’effet du soleil. C’est une fille nue, qui écarte à trois doigts son string de satin blanc. Elle me regarde d’un œil torve.

Ça aussi, autant le dire, ça surprend au début. Il n'y a pas de femme, mais alors plus du tout. La novation, c'est que cela ne manque pas non plus. Plus de désir, quelques vagues souvenirs qui flottent, des nébuleuses de nécropole.
La nuit, on en voit bien quelques unes qui rappliquent dans les rêves, mais elles baignent en pleine étrangeté. Elles sont le plus souvent sanglées dans des maillots de satin violets, hissées sur des talons hauts et tiennent chacune en laisse un mouton. Et puis au matin elles s'en vont, belles, belles, bêle comme le jour.
Bref, il ne faut pas s'inquiéter pour ça.
Ce sont des histoires aussi délavées que les rêves d’un vieillard qui se parle de printemps, quand on était jeune, mais qu’aujourd’hui tout ce que jadis on avait devant soi, c’est passé derrière.

C’est ce qu’on se disait avec Had, mon voisin de la cafétéria d’en face. Un ancien, un vieux sage. Quand même, il est parti un soir, sur la route, avec son bâton de fortune.
Je l’aimais bien, Had, mais ici, il ne faut pas trop s’attacher. Sur son visage, il y avait une expression désolante, du genre dans la vie, non, moi je n’irai pas beaucoup plus loin que cela. Du genre « encore un coup comme ça et c’est une tête de vieux que je me paie ». C’est pour ça qu’il est parti pour voir la montagne et sa statue éclairée. Au bout de quelques jours, il a disparu, comme c’était son destin depuis le commencement, et il s’est abattu sur le désert comme une espèce d’automne.
Je ne sais pas si ces choses sont équitables ou non, mais c’est comme ça que ça s’est passé.
J’espère que la délivrance lui est venue comme le vent qui efface tout. Et avec elle l’emporte, lui et tout ce que cela voulait dire.
Had, son nom était Had. Qu’il aille directement là où c’est le mieux, celui-là.

Il y a aussi Emilio, arrivé à peu près en même temps que moi. Il dort dans son Alfa Roméo 166 sur le parking de ma station. Il est toujours dans son jus, comme il est venu. Son costume Valentino à présent plein de poussière, ses chemises Armani et ses lunettes de soleil assorties. Il m’inquiète un peu, Emilio, parce qu’il a beaucoup de mal à s’adapter. Le soir, il me parle interminablement de femmes, leur parfum, leur odeur, toute la gamme de leurs cris et gémissements, les positions qu’elles prenaient et qu’il mime avec ses mains. Il parle aussi sans cesse de ce qu’il a perdu, les saltimbocca alla romana, le Barolo, les farfalle al dente, le café ristretto et sa mousse marron clair bien fumante. C’est plein d’odeurs, ses histoires, mais ici ça n’aide pas.
Du coup, je l’écoute en silence, et je hoche gravement la tête en faisant celui qui comprend. Il n’y a que ça qu’on puisse faire sans se tromper dans ces cas là.

Un jour où j’avais quand même réussi à m’en débarrasser, je suis allé vers la fosse à vidange. J’ai glissé sur de l’huile, et me suis cogné le front sur le pont élévateur en métal. La douleur m’a sonné, et je me suis affalé sur le sol graisseux. Tout de suite, j’ai entendu la crécelle d’un crotale qui se trouvait là. Il avait replié son corps en anneaux et relevé le cou pour frapper. J’étais sonné, vaincu, et n’ai rien tenté pour fuir. Du reste, il aurait eu le temps de frapper avant que j’aie pu esquisser quoi que ce soit. J’attendais la morsure, une de plus… Contre toute attente, il s’est détendu peu à peu au bout d’un instant interminable, a reposé sa tête plate comme une pelle sur le sol, à vingt centimètres de mon visage. Je voyais distinctement sa langue fine et fourchue qui sortait par intermittence, et ses minces pupilles fendues comme une jupe. Et alors, très distinctement, en détachant ses mots, il a dit : « Vous avez de ces vies, quand même, c’est à chialer ».


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-Crédit photo: Troy Pava, site "Lost America".
-(1) Jean-Patrick Manchette in « L’affaire N’Gustro », page 246, Gallimard Carré Noir.

dimanche 15 novembre 2009

Le marin de Loire (Th. Bonnetat)


Chaque vacance de Toussaint, je pars en voyage.

J'explore la vaste terre de mon grand-père sur l'Ile en face de sa maison.
Elle est cachée entre la Mauve et la Loire, derrière un rideau de peupliers.
A ses côtés je suis Robinson Crusoë ou le Capitaine Hatteras.
On prend la plate qui file sur l'eau verte au dessus des remous sablonneux et hop c'est l'arrivée.
À chaque fois qu'il foule le carré de terre, c'est le Nouveau Monde qui se lève à lui.
Les grenouilles et la nature, un vol d'oiseaux et le vent surtout à la crête des bouleaux.
Alors, il déplie son couteau aiguisé à même la terre.
Et mastique l'oignon cru à tribord.

Lui, le silence et moi, tous les trois on se supporte ensemble.
On marche pareillement sans ouvrir la bouche, tendus au même secret.

Mais moi, je suis bien plus curieux et, un jour, je saurai.

Depuis longtemps déjà, je le fixe, au large de son bras droit et épais.
Ce drôle de dessin.
Je l'imagine et je voudrais bien le voir de plus près, toucher les traits du bout des doigts.
Le dessin prendrait relief et je le saisirais. Il deviendrait une chose que je n'ai vue nulle part.
Je l'ai sur le bout des lèvres cette question d'enfant et, à chaque fois, j'ai peur de secouer sa tranquillité, que je ne puisse plus l'accompagner dans cette ballade.
Je garde son silence.

"Grand-Père emmène moi..."
Je veux lui montrer que je ne suis pas un moussaillon de jardin agricole.
Mais bien le digne petit-fils d'un aventurier qui n'en parle jamais.

Dans sa cuisine, j'ai souvent mangé du regard le "Lamotte Piquet" accroché au dessus de la porte, à côté de la Comtoise.
Je l'ai mangé des dizaines et des dizaines de repas et me suis demandé comment labourer l'Océan.
Mais l'obscurité descendait toujours sur ses repas. Rien n'était prêt à se dire.
J'en ressortais affamé, privé de toutes les réponses à mes questions.
Quand on est petit, on voit bien que les Vieux essaient d'oublier l'histoire et le fil de l'histoire.
Ils effacent.
Mais là, il pouvait pas.
C'était marqué à l'encre indélébile.

Je faisais des esquisses, dessinais en vain sur des feuilles de brouillon vite cachées le tatouage de bleu de Chine et j'imaginais :
l'ancre qui disait la traversée de l'Atlantique,
le dragon pour l'escale en Chine ou le dos de la tortue pour la traversée de l'Equateur
Mais surtout c'est un trois-mâts toutes voiles dehors pour passer le Cap Horn que je gribouillais et reprenais sans cesse.
Il avait du faire un voyage au long cours.
C'est sûr. Le bateau ressortirait bien un jour pour naviguer dans la mémoire de Grand-Père.
Et là, il me raconterait.

À force, je devenais quand même impatient. Il devait bien savoir comment c'était un enfant, bien que cela aussi je me demandais s'il l'avait effacé. Oui, je me demandais s'il l'avait effacé.

C'est le dernier jour des vacances que le doute s'est installé.

J'ai d'abord cru que quelques pétales égarés étaient tombés sur son bras. Ce n'était pas le printemps pourtant.

Après le repas, il s'est endormi près de la cheminée, la manche retroussée.
C'était le moment d'aller, de plus près, voir.
Ne restait plus qu'à suivre le contour.
Sur la peau s'ouvrait, transpercée d'un poignard, une rose UNE ROSE ...ROUGE et... détaché, à l'encre noire, un prénom qui flottait H E L E N E.

J'ai vu bondir les deux yeux ronds de feu ma grand-mère, ses protège-nappes et ses chut-le-petit-écoute-aux-portes.

C'était la fin du voyage.

Fini le Tour du monde.
Se taire.
Pas bouger.
Se faire très, très léger.
En apnée.
Garder son souffle.
Au fond de la cale.

Secret défense.


Thérèse Bonnétat
-le 15 Novembre 2009-

vendredi 6 novembre 2009

Du coté de chez les ours ( D. Furtif )


Le lendemain, au matin d’une nuit agitée, mon ours de la nuit me ramena au rivage du lit. Je gardais les yeux fermés longtemps, déchiré par sa résolution de ne plus venir accompagner mes fièvres. Ne surtout pas se réveiller ! Tant que je dormirais il resterait là à mes côtés. Faire semblant, garder les yeux fermés ! Toute la nuit dans une barque plate qu’il dirigeait d’une longue perche nous avions devisé calmement, lourdement. J’entends encore sa voix grave imprononcée.
Un échange sans mot entre l’angoisse de mes craintes de l’inconnu, de la mort, et le grave de ses paroles rassurantes, ses « tu verras ». Peu à peu, avec précaution, en prenant garde, il ne masquait pas, pourtant, qu’il était effrayant d’apprendre la mort à qui en ignorait tout.
Tu es grand maintenant.
« Ta tatie est morte, son corps ne bouge plus. Le pays du tout- est- blanc est peuplé de gens qui ne bougent plus, ne parlent plus, ne chantent plus. »
— Parce qu’ils ont été pas sages ?
— Ne fais pas l’enfant, tu es grand maintenant.
— Mais pourquoi tu ne veux plus venir ?

Était-ce pour aider mon courage ? Il m’offrit en partant comme le pressentiment que la fièvre, peu à peu, me laisserait en paix. Enfin, un peu en paix. Si elle revenait, ce serait moins souvent. Je devrais passer mes nuits seul. Seul avec la douleur et le vide au cœur de son absence.
Il avait passé toute la nuit à me conduire sur le grand lac de brume qui couvrait la vallée le soir. Embarquant sur la rivière, installé tout à l’avant et lui tournant le dos, je n’avais, même en rêve, pas l’audace de le regarder. L’avais-je jamais fait ? Il m’avait offert un tour de rivière qui n’en finissait pas, du moulin là bas qui la faisait rire pour nous, au grand coude qui l’emportait derrière la forêt. Partant de la rive nous étions passés aux prés, insensiblement, comme dans les rêves et, de là, tout était permis, jusqu’au survol des maisons du village. Patiemment, glissant au milieu de tout ce blanc, il m’avait offert en intermède du chagrin pesant, le survol des maisons des amis du village. Je les avais salués avec des bouffées de joie fugaces, de rêve dans le rêve
« Eh, vous me voyez ?»
Et leurs sourires en bas me donnaient un moment la force d’admettre, quelques secondes, le terrible choc de la mort de Tatie joint au départ, à jamais, de mon compagnon des nuits brûlantes. Le voyage fut long, combien de fois se dirigea-t-il vers ma chambre, autant de fois que mes suppliques nous ramenèrent pour un tour supplémentaire dans cette barque plate.
Cette étrange barque plate qui n’avait rien d’incongru – il faut dire que je la connaissais tellement. Nous y voir assis lui et moi s’imposait sans question. C’est moi qui l’avais ramenée d’un caprice éveillé du dîner au plongeon du sommeil. Il en avait pris le commandement pour y faire ses adieux.



Quand il y avait un mort au village, un partage officiel des tâches décidé en Mairie avait fait la répartition : un cercueil au menuisier, un au charron. Plus tard je m’amuserais de ce charron qui jouait les « Charon ». Le cercueil ! Le cercueil c’était la fête, la rupture de la routine des jours. L’apprenti ou l’ouvrier allait rester là, à la maison, à diner avec nous, puis il travaillerait de nuit aux cotés du père jusqu’au matin où on le retrouverait au petit déjeuner. Il fallait faire vite à l’heureux temps du sans-frigo. Le cercueil prêt, en voiture dans la camionnette jusqu’au domicile du défunt… et là, en un monde sans croque-mort, mon père et son apprenti, tout frais de ses 14 ans, assistaient aux derniers instants des familles avant la mise en bière par leurs soins… Des scènes épiques nous revenaient et faisaient notre bonheur à la table familiale durant ces années. Cinquante ans plus tard nous les contons encore quand le hasard veut que nous rencontrions :
Une famille vient de perdre sa grand-mère.
— Oui Lucette me l’as dit à l’école, elle vient de mourir. Tu vas lui faire un beau cercueil papa à la grand-mère de ma copine ?
— Bien sur mon chéri, on va même lui en faire un grand !
Le père, la mère, la sœur ainée étaient tous des géants. Va pour un cercueil de géant…
La mémé de Lucette gardait la chambre depuis tellement longtemps que papa ne l’avait jamais vue.
— Bonjour M’sieurs Dames, vot’mémé elle fait dans les combien ?
Facile à dire à table, pour faire rire les enfants, mais face à une famille en pleurs…
Alors ce fut un cercueil XXL.
Ils trouvèrent la vieille dans la chambre qu’elle occupait sans la quitter depuis des mois. C’est là qu’on lui portait ses repas et qu’on lui faisait le semblant de toilette en usage en ce temps-là. Ils eurent bien du mal à faire passer le cercueil dans l’escalier étroit en colimaçon. Mon père et l’arpète faisaient sortir la famille et installaient le corps. Là l’usage voulait qu’on accorde aux parents quelques instants de recueillement, aux proches, aux voisins… Puis fermeture et direction église puis cimetière.
Certaines familles insistaient pour que le défunt emmène avec lui un objet, une montre voire un livre de messe. C’est même au cours de ces moments où un vieillard particulièrement ignoble était sur le départ, que sa femme, une punaise boxant dans la même catégorie, insistait pour mettre ça, et ça et encore autre chose devant mon père stoïque et le curé qui regardait sa montre. Le gendre de la maison s’approche de mon père résigné :
(à voix basse avec un sérieux de porte de prison, devant toute la famille éplorée)
— M’sieur Marin ?
— Ouiiiiii…
— Vous auriez pas encore un peu de place ?
— Mais certainement, en glissant là,… sur le coté.
— Pourriez pas mettre la vieille avec ?

Quand on a besoin de travailler pour vivre, on traverse des moments difficiles.

Mais ce jour là ce ne fut pas les Atrides à l’enterrement, mais bien pire pour mon père… :

La Mémé des géants était une quasi-naine, un tout petit bout de bonne femme. Gêné le paternel ! Réclamer des coussins à des gens qui pleurent et qui vous regardent de travers ?
On la mit en boite et, direction la porte.
Aïe ! La caisse vide séparée de son couvercle était bien passée à l’aller mais pour le retour, même en descendant, macache !

Il fallut aller dans la grange chercher des cordes. Où elles sont ces fichues cordes ? Qu’est-ce qu’il a dit le fils tout à l’heure ? Va lui faire répéter.
Une corde à chaque bout, on approche le cercueil de la fenêtre et mauvaise idée…Une extrémité sur l’appui de la fenêtre et l’autre au sol.
Chhiiiii Flochhh, Mémé descend pôle sud
On la bascule à l’extérieur
Chiiii Flochhh, pôle nord
On essaie autant que possible de la descendre jusqu’au sol bien à l’horizontale. Mais dans l’encadrement de la fenêtre, on se gêne. Jusqu’au sol, les horribles glissements. Le chargement dans la camionnette. Il paraît que même à l’entrée du caveau…

Les enterrements jusqu’à Tatie c’était ainsi. De grands éclats de rire à table, chez les cousins, à l’atelier, une de nos rares connivences joyeuses.

Ces cercueils, il fallait bien les faire avant d’y mettre les mémés trop petites

Invariablement les évènements se déroulaient de la même manière, au dialogue près.
Nous sommes là, mon frère et moi dans l’atelier à leur tourner autour. Choisir les bois. Le chêne à l’odeur forte pour les riches et le noyer « seulement pour les pauvres »… Il fallait voir les contorsions gênées de certains fils ou gendres venant réclamer « le noyer-c’est-bien-aussi-quand-même ». Une véritable épreuve dans ce monde où le qu’en-dira-t-on ne nous épargnait pas nous-mêmes, nous, les pas paysans.
Plus le cercueil prenait forme plus nous étions excités… Il se dressait là, sur l’établi, comme un appel cent fois relancé à notre esprit inventif.
Et hop, nous sautions dedans et armés d’un bout de planche nous simulions un bateau. Car le cercueil en bois sombre et sérieux représentait un merveilleux bateau pour les barreurs de rivières et les aspirants navigateurs.
Dis papa tu nous fais un cercueil yeueuueeu ?
Sans perdre de temps nous y jouions aux billes dans un jeu où pas une ne pouvait se permettre ses habituelles frasques déplaisantes : s’écarter et se perdre dans les lames du plancher voire dessous, et alors là…
Le rituel voulait qu’une fois fini, Papa se couche dedans et qu’on appelle ma mère.
Affolement simulé qui se terminait par une baffe parce que « y en avait marre de ces jeux idiots »

Ce jeu finissait souvent ainsi. Du rire comme un ilot perdu au milieu de la crainte perpétuelle des baffes insoupçonnables. Les enfants savent quand c’est l’heure des baffes. Certains vivent sans la connaître parce qu’elles sont absentes, elles et leurs frontières. Pour moi elles étaient mouvantes et indétectables, le réel avait parfois sa chance mais il était si inconstant !

C’était donc ça la vie : des éclats de rires qui finissent en baffes et les cercueil-barques au tombeau !

De l’enterrement de Tatie mon archive incomplète ne débute qu’au cimetière. La concentration familiale préalable, le petit manteau qui râpait le cou, les souliers cirés qui faisaient mal aux pieds, rien ne m’est resté.
Ça commence par cette même impossible question : Papa fait-il exprès de faire des grimaces pour me faire sourire ? Je ne le guettais pas, mais juste un peu devant, dans le désarroi des cris et des gémissements déclenchés dans le cortège des femmes en noir, alors que dix mètres plus tôt……
Que fallait-il dire ?
Que fallait-il être ?
Les mêmes gestes de se masquer la tête, les yeux, la bouche, cette tentative de prendre une attitude, le renoncement immédiat, et ça recommence les gestes avec les bras… La rencontre d’un supposé chagrin qui n’a pas le temps de s’installer que déjà le désamour de sa sœur le rappelle à l’ordre. Etait-ce là la raison de ce choc entre sentiments opposés au confluent des attitudes ? La cohorte des femmes en noir ne trouvait aucune grâce à mes yeux.
J’appris.
Je retrouvais cette gesticulation plusieurs fois : à la Toussaint suivante et l’année d’après à l’anniversaire de la mort. Le même jeu théâtral qui en devenait chaque fois plus grimace, de plus en plus réduit, voire à peine esquissé.

Vingt ans plus tard, au fond d’un lit d’hôpital où je m’en allais un peu inopinément et pourtant si fatalement, je reconnus l’acteur à l’ébauche de son geste qu’il rangea très vite au placard des accessoires inutiles. Je nageais dans le sang, celui que je perdais et celui que l’on me donnait. Il n’y avait pas de quoi faire tant de frais.
Je me retrouvais pourtant, fidèle à mes anciennes ombres, dans un océan de blanc – à l’hôpital – et la grande affaire c’était ce ruisseau de sang qui me quittait et celui qui, avec peine, venait combler le vide. Dans la brume enfiévrée d’une nuit ou était-ce un jour, mon vieil ami l’Ours me revint. Son retour après tout ce temps me donna cette sérénité qui contrastait tant avec les yeux rougis de l’infirmière qui m’avait veillé toute la nuit, poussant avec le doigt, durant des heures, le sang que la perfusion était incapable de faire pénétrer dans ce corps qui s’en allait, tranquille.
Tranquille, je me rappelais la scène du cimetière, ce sommet atteint 20 ans plus tôt, après les cris, les protestations de douleur trop grande et les mouchoirs rentrés dans les sacs aussitôt remontés dans les voitures. Le claquement des fermoirs des sacs, le claquement de la règle en bois de la Dame du cathé plus tard pour nous faire asseoir, lever, à genoux, la même ferveur profonde. Le repas nous attendait, « fallait pas faire attendre quand on est chez les gens ». Les usages en cette occasion me furent appris par maman Reine selon sa méthode habituelle. J’étais resté un peu à l’écart dans l’allée désertée, effaré et désorienté. Le vrai chagrin m’avait pris là, alors que son comparse factice avait quitté les autres devant les impératifs de l’oie à mettre au four.
C’était donc ça !
Parents, cousins, proches ou moins, reprirent des couleurs avec l’apéritif. Le repas fut énorme comme d’habitude. Au bout de la table les enfants complètement oubliés et Globule qui n’en perdait pas une. Il ramena de ces heures le souvenir d’une discussion animée à la limite de la dispute sur les mérites comparés de l’huile de table Huilor et de la Lesieur. Reine se fit remarquer par cette phrase impérissable.
« Vous pouvez dire ce que vous voulez mais moi je garde la Lesieur » La malveillance de Globule lui fit retenir à jamais ces mots. L’était méchant comme une teigne Globule !

Donatien Furtif

dimanche 1 novembre 2009

La conspiration (A. Zelensky)


Armand Mauduit vient d’emménager. Ce soir, il est assis dans sa nouvelle cuisine. Il a terminé son dîner, confortablement assis à sa table de cuisine. En tournant légèrement sa tête sur la gauche, il peut apercevoir la ligne continue que forment la cuisinière avec son four, le lave-vaisselle, le lave-linge et l’évier.
L’ancien propriétaire lui a laissé une cuisine entièrement équipée. Les appareils sont dans un état neuf, même s’ils datent de quelques années. Il a même hérité de la cafetière électrique qui est placée au bout de la table. Armand Mauduit est plutôt utilisateur de cafetière italienne. Mais pourquoi ne pas essayer une autre voie d’accès à ce breuvage noir auquel il voue une affection particulière ? Ceci étant, et avec toute l’impartialité voulue, la comparaison tourne, selon lui, à l’avantage incontestable de la manière italienne.
Mais peu sectaire, il alterne : quand il est pressé, il privilégie l’électrique, quand il a le temps, il revient à sa cafetière dont le sifflement est depuis toujours annonce de plaisir.

Demain, dimanche, Lise vient déjeuner. Il a opté pour un poulet rôti avec des pommes de terre également rôties. Il évoque avec satisfaction le volatile dodu, fermier, qui trône désormais dans son réfrigérateur. Dans la foulée, se présentent à son esprit les autres provisions faites cet après-midi même. Le congélateur est garni, sans excès. Armand M. n’aime pas entasser.

En se levant pour aller vers le lave-vaisselle, où il va ranger sa vaisselle du soir - qui rejoindra celle de la veille - son regard tombe sur le four. Il se souvient alors que l’ancien propriétaire lui a signalé qu’il n’avait pas eu le temps de le nettoyer. Non qu’il fut sale, avait-il précisé. Il ne cuisinait pas beaucoup. Mais tout de même… En tout cas, il y avait un système d’auto nettoyage.
Armand se souvient donc qu’il va falloir mettre ce soir même en route l’auto nettoyage pour que le four soit prêt le lendemain à recevoir le poulet rôti et ses pommes de terre. Il est vrai que le four n’est pas vraiment encrassé. Il l’a examiné. Mais cuire un poulet dans un four qui a servi à un autre, qui conserve la trace de graisses et de projections alimentaires étrangères… Bien sûr, un poulet - ou un rôti - reste un poulet, quelle que soit la personne qui le met à cuire. Quoique… La qualité du volatile - fermier ou pas - les ingrédients choisis pour relever le goût, le degré de cuisson peuvent être révélateurs de la personne.
Quoiqu’il en soit, il n’a pas envie de confier son poulet à un four sali par un autre. Mais comme il a attendu le dernier moment, c’est ce soir-même qu’il doit procéder à l’auto nettoyage.

La première chose à faire est de consulter la notice du four. Tout est soigneusement rangé dans le tiroir du meuble long, près de la porte. Armand M. feuillette le livret et trouve la partie consacrée au nettoyage. Il la lit attentivement. Les explications paraissent simples. Mais A. M. sait que le passage à l’acte se révèle souvent problématique. Aussi préfère-t-il récapituler plusieurs fois les différentes opérations à accomplir avant de se lancer. Le choix se présente entre deux formules : l’auto nettoyage immédiat ou différé. La deuxième formule est plus économique, mais dure plus longtemps. Nulle part, il n’est mentionné combien de temps. Armand Mauduit ne s’étonne plus : il y a toujours dans ces notices d’emploi, des blancs, comme si leur auteur proposait une devinette - à moins que ce soit un piège - aux utilisateurs. Faisons confiance, se dit-il. Ils doivent savoir de quoi il retourne. Il opte pour l’option formule différée, qui dépense moins d’électricité. L’opération se fait en consommation lente et le four doit chauffer moins.

Armand Mauduit appuie donc sur les boutons désignés. Il a bien retenu que les trois voyants concernés - vert, orange, et rouge - doivent s’éteindre l’un après l’autre. Ce sera signe que tout va bien. Une sorte de ronronnement se fait bientôt entendre. La chose se présente bien.
Dans la foulée de ces manœuvres techniques, notre heureux propriétaire décide de mettre en marche sa machine à laver la vaisselle. Il n’a jamais eu auparavant ce genre d’appareil. Il vit depuis des années, en général seul et n’en a pas ressenti le besoin.
Mais le progrès lui offre là son confort. Pourquoi le bouder ? Après avoir rempli des liquides idoines les orifices de la machine, il la met en route. Et voilà que le bourdonnement cyclique de la machine réservée à la vaisselle s’ajoute au ronronnement de celle dont la fonction est de cuire.
Il ne manquait plus que le crachotement de la cafetière électrique et le vrombissement de l’appareil à laver le linge pour offrir à ses oreilles un quatuor de musique concrète de cuisine. Mais il a déjà fait une machine le matin et ne boit pas de café le soir. N’empêche : il se surprend à contempler avec une certaine tendresse ces appareils qui allègent sa vie des tâches ingrates.
Après un dernier regard à son petit monde technique en action, il éteint la lumière de la cuisine et rejoint sa chambre, l’esprit tranquille. Il s’endort sur la vision d’un four vierge de toute salissure, prêt à recevoir le poulet dominical.

Dans la nuit, il se réveille, comme souvent, pour aller aux toilettes. Il essaye de ruser avec le besoin de faire pipi. Mais il est bientôt obligé de se lever. Il sait qu’il mettra ensuite du temps à se rendormir. En revenant des toilettes, il a une sensation inhabituelle de chaleur. Elle vient indubitablement de la cuisine. Il s’y dirige et dans le noir, distingue la lueur des voyants du four. Il s’étonne : il croit se souvenir qu’ils devraient être éteints. Mais quelle heure est-il ? Un coup d’œil à sa montre le renseigne : deux heures du matin. Un bref calcul mental le confirme dans l’évidence : il a dû mettre le four en auto nettoyage vers 22 heures. Il devrait être largement nettoyé. Or deux voyants sur trois, l’orange et le rouge sont toujours allumés. Et il fait dans cette cuisine une chaleur de… four.

Il hausse les épaules, agacé contre lui-même de cette blague hors de propos qu’il se fait à lui-même. Il sait une chose : s’il veut avoir une chance de se rendormir, il lui faut fuir cet endroit. Sans bien réfléchir, mû par une sorte d’instinct, il va vers le tableau électrique et abaisse la manette correspondant à la cuisine, en se félicitant au passage, d’avoir inscrit au-dessous de chaque manette, la pièce de la maison correspondante. Il n’ose pas imaginer son humeur, s’il avait dû en pleine nuit, faire des essais pour repérer la bonne manette.

Une fois dans son lit, il essaye de ne pas s’interroger sur les raisons pour lesquelles, quatre heures après le déclenchement du nettoyage, deux voyants sur trois sont encore en alerte. Quelle erreur a-t-il commise ? Il récapitule, malgré lui, les différents gestes qu’il a accomplis pour aboutir à l’auto nettoiement. Autonettoyant, pas auto nettoiement ! Pas si sûr… Quel mot emploie-t-on ? Comment s’en souvenir ? Là n’est pas le problème ! Mais s’il n’arrive même pas à savoir si on dit autonettoyant ou auto nettoiement, comment serait-il capable de savoir ce qu’il a fait avec ces foutus boutons ! Sans notice et dans le noir. Oui, mais avec la notice, ce n’est pas mieux. Il l’a suivi au pied de la lettre, cette notice et voilà où il en est.

Il s’exhorte au calme, respire profondément. Pour se changer les idées, il pense à Lise qui va venir le lendemain. Las ! il est ramené au four, puisqu’il l’a invitée à déjeuner et que pour déjeuner… Il a le sentiment d’être cerné, quoiqu’il pense. Il disparaît sous les draps. L’aile du désespoir l’aurait effleuré, si une pensée ne s’était alors présentée, salvatrice. Il a coupé l’électricité ! Ce satané four ne fera pas la loi ! Tu veux chauffer à tort et à travers ? Eh bien, c’est tout de même moi qui décide ici. Un sourire qu’il imagine narquois détend ses lèvres.
Puis il est étreint de nostalgie en évoquant son ancien four qu’il a abandonné en déménageant. Il ne faisait pas tant d’histoires, celui-là. On le nettoyait à la main, tout simplement. Avec du produit, ou même avec une éponge et un grattoir. L’image de sa vieille cuisinière flotte devant ses yeux. Qu’est-elle devenue ? Avec cette manie du neuf, personne n’a dû en vouloir et elle a fini à la casse. Il s’endort sur un sentiment poignant de regret.

Il se réveille tard et de mauvaise humeur. Il a la bouche pâteuse et un désir irrépressible de café. Une fois dans la cuisine, il va vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur “ in ”, il se souvient, en constatant qu’il ne passe pas au rouge, du courant coupé. En bougonnant, il va vers le tableau électrique et remet l’électricité. Quand il revient dans la cuisine, il manque glisser sur le sol, dont il constate qu’il est en effet mouillé. Que se passe-il encore ? Il baisse les yeux : une flaque d’eau s’étale devant la porte du réfrigérateur.
Le courant étant coupé, il a coulé. Dans un mouvement brusque, Armand Mauduit ouvre l’appareil où la température est à peine fraîche. Il se souvient des provisions dans le congélateur. Il n’y a pas une minute à perdre. Il faut transvaser en bas ce qu’il y a en haut. Un produit décongelé ne doit jamais recongeler… Et tout est décongelé. Il entreprend de vider le congélateur et de caser dans le réfrigérateur son contenu. Il se félicite au passage de ne pas l’avoir rempli exagérément.

Mais l’effort accompli à jeun l’épuise. Il a plus que jamais besoin de café. Il se traîne vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur le “ in ”, un drôle de bruit se fait entendre. Une sensation timide de chaleur monte. Armand Mauduit, comme à regret, se tourne vers le four, sans y croire. Mais oui, les trois voyants sont rallumés, l’auto nettoyage est reparti comme si de rien n’était.

Armand Mauduit s’étonne lui-même de ne pas sombrer dans une forme aiguë de désespoir ou de ne pas se laisser aller à une rage destructrice. Une hébétude, due en partie au manque, le manque de café, le protège bien heureusement des excès auxquels la situation aurait pu le mener. Il est mû par une idée fixe : boire son café. Il cherche une tasse. Mais elles sont dans la machine à laver la vaisselle. Il force un peu pour débloquer la porte de l’engin, tout en se disant que prendre une tasse lavée sur l’égouttoir de l’évier lui aurait coûté moins d’effort. Quand le couvercle se rabat, il aperçoit au fond de la machine une nappe d’eau savonneuse. Elle ne s’est pas écoulée comme elle aurait dû. Armand Mauduit passe instinctivement un doigt sur la première assiette qui se présente, et sait déjà qu’elle sera aussi grasse que lorsqu’il l’a placée là, la veille ou l’avant-veille. Il reproduit le même geste sur un autre couvert, avec la conscience claire qu’il obtiendra le même résultat.

Encore à l’abri derrière son matelas d’hébétude, il sort une tasse, un couteau et une cuillère et les rince soigneusement sous l’eau du robinet, renouant avec un geste traditionnel, sinon ancestral, puisque l’eau courante n’a pas toujours existé. Et il ne peut s’empêcher de penser :
“ C’est tellement plus simple de laver la vaisselle au robinet ”.
Et puis on entend dans l’air déjà chaud de la cuisine ce cri :
“ Mais qu’est ce que j’en ai à foutre de son lave-vaisselle ! ”
Un peu soulagé par cet éclat bien compréhensible, notre homme emporte ses couverts au salon. Il n’est pas question qu’il déjeune dans cette cuisine, où la chaleur monte inexorable, où le bourdonnement du four se conjugue au crachotement de la cafetière dans un duo qu’il ne trouve plus musical, mais infernal. Encore une chance que le lave vaisselle se soit tu.

Quand il revient à la cafetière, une autre déconvenue l’attend, tant il est vrai qu’un malheur n’arrive jamais seul. Il cherche en vain son cher liquide noir dans le récipient habilité à le recevoir. Celui-ci est résolument vide. L’eau est restée en haut, là où il l’a versée tout à l’heure. La poudre dans le filtre es t sèche, vierge de toute humidité. Pourtant le bouton est bien sur la position “ in ”, le voyant allumé. Mais plus autre aucun bruit ne sort de la machine. Il s’acharne sur le bouton, l’éteint, le rallume. Il bouscule même la machine, retrouvant la rage de l’enfant qui tape sur l’objet résistant.

Alors là, c’est trop. Il se laisse tomber sur une chaise. Les larmes lui montent aux yeux. Son regard erre, pathétique, sur cette cuisine ou hier encore, il trônait, heureux, fier de contempler l’alignement de ses appareils. Et puis l’envie lancinante de café le reprend et le sauve d’un abattement qui aurait pu le conduire à de graves extrémités.
Il se lève, mû par une interrogation.
“ Y a-t-il du nescafé ? ”
Il s’arrache à son siège et bondit vers le placard. Fouille fébrilement. Et au fond, dissimulé par les autres provisions usuelles, sa main rencontre la surface de la boite haute. Quand il l’extrait, il lit “ Ricoré ”. Peu importe ! Pourvu qu’il ait l’illusion de sentir couler dans son gosier asséché le liquide chaud et noir. L’imagination fera le reste.
Quand il fait chauffer de l’eau, il s’étonne presque de voir le gaz s’allumer. Avec le gaz de ville, il n’y a pas de mauvaises surprises. Pas comme ces plaques électriques qui mettent un temps fou à se mettre en train. Heureusement la cuisine en est indemne.
Il emporte la casserole avec son eau frémissante vers le salon, non sans jeter un regard mauvais au four. Il ne peut plus tolérer la vision de l’appareil en pleine action chauffante. Il se brûle dès la première gorgée, tant est grande sa hâte d’avaler son pseudo café. Il fait la grimace, quand le goût du breuvage de substitution atteint ses papilles. Le rapport avec le café est lointain. Il mâchonne une tranche de pain sans beurre. Il n’a pas le courage d’affronter son réfrigérateur, encombré de victuailles dont il ne sait pas comment il va arriver à les consommer dans les temps requis.

Sa tasse vidée, il se sent un peu ragaillardi. Non sans regret, il se lève pour se diriger vers la cuisine. Il cherche la notice du four qu’il a rangé la veille. Un sentiment d’auto compassion l’étreint. Pauvre de lui, s’il avait su, en classant le maudit livret… Mais il reconnaît par la même occasion la sagesse de la Providence - il n’est pas croyant - qui nous laisse dans l’ignorance - bienheureuse - de l’avenir qui nous attend. Oui, mais s’il avait prévu que ce four lui causerait tant de déboires, peut être aurait-il lu la notice avec encore plus d’attention, sans doute aurait-il évité le pire…
“ À quoi bon se poser toutes ses questions ? ” se dit-il en s’agenouillant devant l’appareil de tous ses tourments, pour mieux examiner les boutons, la notice à la main. Les voyants orange et rouge sont dons allumés, mais le vert est éteint. L’opération est donc en bonne voie. Armand Mauduit décide de tenter l’impossible : passer de l’auto nettoyage différé à l’auto immédiat. L’idée l’effleure que c’est là un risque, mais il est tellement excédé par cette chaleur qui envahit sa cuisine qu’il n’est pas vraiment capable de raisonner. Cette éventualité, le passage d’un programme à l’autre, n’est nulle part évoquée.
“ Ça ne m’étonne pas, c’est tellement bête, une machine. Si au moins ça faisait toujours ce qu’on lui commande… ”
Des images de robots déchaînés assaillent son esprit. Mais il passe outre. En lui se réveille la volonté de maîtrise, ce vieux réflexe humain dont l’origine se perd aux confins de nos origines. Il ne sera pas dit que l’objet, sa créature, lui résiste.
Il se met à tourner un bouton. Puis un autre. Et voilà que le voyant vert se rallume. Alors Armand Mauduit est pris d’une rage qui vient du plus profond de son cerveau, qui le ramène aux premiers temps hominiens. Il appuie frénétiquement sur tous les boutons, secoue le four, se relève pour mieux taper dessus avec ses pieds alternativement.
Et puis, il s’écroule par terre. Et constate qu’il est assis dans une flaque d’eau. Il met un moment à comprendre qu’elle ne provient plus du réfrigérateur - il l’a épongé tout à l’heure - mais probablement du lave-vaisselle. Il se souvient de la mare savonneuse aperçue au fond de l’appareil : elle a du s’écouler à l’extérieur… Le derrière mouillé, il se relève, raide comme un de ces robots qu’il évoquait, il y a un moment. Muni d’une serpillière, il éponge le sol qui, à quelque chose malheur est bon, séchera vite.
Le feu aux joues, il se redresse et pense à l’heure. Déjà 11 heures. Lise doit venir à 12h30. Il se précipite sur le téléphone.
“ Lise, écoute, j’ai pensé qu’on pourrait aller au restaurant, ça ferait une sortie… ”

On suit sur le visage d’Armand Mauduit les péripéties de sa conversation avec Lise, heureusement étonnée de ce changement de programme, elle n’y voit aucun inconvénient et sera là à l’heure dite. Puis, sur les invites de son interlocuteur - elle peut vraiment prendre son temps, c’est dimanche - elle accepte sans difficulté de retarder d’une demi-heure sa venue.
Lise ne fait pas d’histoire. Elle n’est peut être pas une beauté, elle n’est pas d’une intelligence hors du commun, mais elle est n’est pas contrariante. Armand Mauduit se félicite de sa chance. Les femmes sont devenues si difficiles… Enfin c’est ce qu’il entend dire. Il est toujours bien tombé, lui, il a le flair. Dès qu’une emmerdeuse croise par là, il la repère et évite la collision.
Une fois le combiné reposé, satisfait du délai obtenu, il se réfugie dans son lit. Les couvertures rabattues jusqu’au sommet de son crâne, il ferme les yeux, met des boules Quies, et tente de se placer en interruption volontaire de conscience. Il installe un vigile mental qui traque toute pensée inopportune et la déloge instantanément.

Cette mesure de salut public intérieure donne des résultats modestes. Après un court répit, les questions s’enchaînent. Que va-t-il faire ? La loge du gardien est fermée. Aucun dépanneur ne travaille le dimanche. Et puis quelle honte… Même par rapport à Lise. Que va-t-elle penser d’un homme incapable de s’y retrouver dans les boutons d’un four ? Elle qui lui fait souvent compliment sur sa force - quand il débouche une bouteille. C’est bien la seule chose du répertoire - traditionnellement dévolu à l’homme - à laquelle elle ne soit pas réfractaire.
Lise le croit apte à déjouer tous les pièges que présente la plomberie, l’électricité et le percement des murs, les trois mamelles du savoir domestique attribué à la gent masculine. Si elle savait que lorsqu’il a un clou à planter, c’est plutôt sur sa main que le marteau a tendance à atterrir. Quant à la perceuse si chère à ses confrères, il en a une hantise absolue, tant est panique sa peur de la voir se retourner contre lui.
S’il veut conserver l’amour de Lise, mieux vaut ne pas évoquer l’histoire du four. Mais quand même, se dit-il : elle ne me connaît pas au fond. Est-ce bien moi qu’elle aime ou une image de moi ? N’est-ce pas l’occasion de confronter l’image à la réalité ?
Le risque est de perdre son aura auprès de Lise, d’encourager le ridicule, peu favorable, à ce que l’on dit, aux sentiments amoureux. Quoique… Les femmes ont toujours un cœur de mère prêt à s’attendrir devant les faiblesses d’un homme, dans lequel elle retrouve le petit garçon qu’elles ont eu ou auront.
De toute façon, elle va bien s’apercevoir de la chaleur qui règne dans la cuisine et gagne l’appartement entier. Elle voudra l’assister dans la préparation de l’apéritif, elle le suivra à la cuisine… Alors, une illumination éclaire tout à coup l’esprit traqué d’Armand M. Une première image se présente : sa mère penchée sur un four, puis une autre : Lise enfournant un plat dans l’appareil… L’association se fait tout naturellement : four, femmes. Qui fait la cuisine ? Qui met à cuire les préparations ? Comment n’y a-t-il pas pensé ? Lise doit évidemment savoir comment nettoyer et auto-nettoyer un four. Il pousse un immense soupir de soulagement qui libère toute la tension de cette affreuse matinée. Il lui dira :
“ Figure-toi que… Mais moi, en appareils ménagers, je ne m’y connais pas. Toi, je suis sûr que c’est un eu d’enfant. Tu fais si bien la cuisine. ”
L’honneur sera sauf. Elle ne pourra pas se moquer de lui. Le four n’est pas une affaire d’hommes. Il lui donnera l’occasion de montrer une supériorité sur lui. Avec un bel entrain, il fait un brin de ménage, puis se prépare avec soin.

La sonnerie retentit à 13 heures. Lise est là, toute souriante, un petit paquet enrubanné à la main. Elle a toujours un cadeau pour lui. Il l’embrasse avec une effusion où entre la reconnaissance anticipée. Il la conduit au salon en la protégeant de son bras, comme pour éloigner l’indéniable chaleur qui a envahi les lieux. D’ailleurs, à peine installée sur le canapé, elle remarque :
“ Il fait bien chaud chez toi. Ils ne chauffent pas encore, quand même ? ”
Elle a posé d’un air mystérieux son paquet enrubanné sur la table attenante au divan. Il ne pense même pas à s’exclamer, comme le veut la coutume :
“ Il ne fallait pas ! C’est trop gentil… ”
Il ne pense qu’à une chose : le four. Justement, sa remarque sur la chaleur est un hameçon. Il va y accrocher sans tarder son problème. Avec un sourire qu’il sent très faux, il se lance :
“ Pour faire chaud, il fait chaud… Figure-toi… ”
Lise l’écoute avec son expression de bienveillance coutumière. Elle l’interrompt juste pour avoir les compléments d’information utiles, que dans son trouble, il oublie de donner.
Puis elle se lève et propose d’aller voir.
“ Je te sors la notice ? demande Armand.
“ Je vais essayer sans. La pratique vaut mieux que leurs explications. Je comprends qu’ils t’aient embrouillé, mon chéri. ”
Il le sait, Lise prend toujours son parti. Elle le comprend. C’est la notice qui induit l’erreur et pas lui qui est incapable de la lire.
Quand ils sont dans la cuisine, Lise examine avec un air de compétence l’engin chauffant. Elle s’accroupit pour mieux scruter les boutons, puis tourne l’un d’eux avec l’assurance que donne la certitude d’être dans le vrai. Armand, de là où il est, croit deviner que c’est le bouton “ Arrêt ”. Et il est sûr d’avoir, lui aussi appuyé dessus. Mais il constate aussitôt que les trois voyants sont désormais éteints. Lui n’était jamais arrivé à en juguler plus d’un, le vert. Il écarquille les yeux pour se convaincre de l’indéniable réalité : sur l’écran de l’appareil, aucune lueur d’aucune couleur ne scintille plus.
Lise se relève et se tourne vers lui :
“ Je pense que ça va aller. Il fallait appuyer sur "arrêt", mon chéri ”.
Armand Mauduit, dans un souffle, articule :
“ Mais j’ai appuyé dessus ”.
“ Oui, mais tu as, en même temps ; actionné les autres. Voilà qui a dû annuler l’effet arrêt ”
“ C’était ça… Balbutie Armand Mauduit, toute honte bue.
“ Ca arrive, tu t’es peut-être énervé, il y a de quoi… Le four, ce n’est pas ton domaine ”.
Et elle ajoute avec cette cruauté que confère l’inconscience ou l’innocence :
“ Moi, si on me demandait de réparer une prise de courant… ”
Elle considère l’intérieur du four, à travers la vitre et déclare :
“ En tout cas, tu as un four impeccable. Pour être nettoyé, il est nettoyé ! Maintenant, il faut attendre qu’il refroidisse. ”
Sur un ton qu’il veut joyeux, le propriétaire du four qui refroidit annonce : “ On l’utilisera une autre fois. Aujourd’hui, je t’emmène au restaurant ! ”
Il l’entraîne au salon pour lui offrir l’apéritif. Il aperçoit alors sur la petite table le paquet qu’elle a amené. Elle a un sourire malicieux en le regardant défaire la ficelle de couleur qui entoure le paquet. Bientôt apparaît une boîte de chocolats. Armand M. ne prête pas immédiatement attention à la forme des friandises. Puis, en en prenant une, il se rend compte qu’elle reproduit un petit marteau. Il s’exclame : “ C’est drôlement bien imité ! ”
“ Regarde les autres, mon chéri… ”
Il découvre en fouillant dans la boîte que tous les chocolats sont en forme d’outils, clou, tournevis, clés à mollette. La ressemblance avec l’objet réel est étonnante. Armand M. manipule les chocolats, partagé entre la surprise et le doute.
Pourquoi a-t-elle choisi ce genre de bonbons ?
Il lève les yeux vers Lise. Elle sourit et il croit déceler sur ses lèvres une expression malicieuse. Il balbutie pour se donner une contenance : “ Où as-tu trouvé ça ? ”
“ C’est original, non ? J’ai pensé que cela te plairait… ”
Lui plaire, lui plaire… Que veut-elle dire par là ?
Mais il s’abstient de lui demander de plus amples précisions.
Le mystère ne s’éclaircit jamais. Armand Mauduit ne comprit pas plus ce qui s’était passé dans sa cuisine cette nuit-là qu’il ne parvint à déchiffrer le sens des paroles de Lise. Et continua à se demander s’il y avait une relation entre les deux phénomènes.

Anne Zelensky

mardi 27 octobre 2009

Les ours blancs ( D.Furtif)

Encore une fois ils m’avaient accompagné jusqu’à l’oreiller du réveil… Des ours blancs.
Quand la fièvre qui les avait appelés s’évanouissait, ils disparaissaient avec elle dans la grotte brûlante où je les retrouvais chaque fois. Des ours blancs dans la fièvre rouge ?

La fièvre, ce compagnon d’enfance. Une balade à vélo un peu trop rapide, un arrêt à l’ombre un peu trop long et ça y était. Une trop longue lecture le dos à une fenêtre ouverte. La fatigue, si fréquente, pour un enfant si malingre. Tout était cause. La fièvre partait comme une fusée. Des champs, de la rivière, de l’école… Je la ramenais un jour du grenier où j’avais découvert, au milieu des livres interdits stockés par le locataire précédent, une bande dessinée en un volume épais. Au fond du délire de la nuit suivante des ours blancs échappés d’une histoire fantastique étaient venus peupler mes cauchemars. Fièvres à répétition, cauchemars à répétition, les ours blancs aidés par mes réveils instantanés devinrent les habitués de ma petite enfance. Ils m’accompagnaient parfois jusqu’à la maternelle et la grande école où j’emmenais ma « température ». Pas question qu’en plus on me prive d’école.
Les greniers ! Nous autres, les enfants, menions sans trêve une lutte incessante pour imposer notre suzeraineté sur un territoire que les grands nous contestaient à coup d’interdictions, de conseils affectueux et de taloches impuissantes. À chaque fois ils nous rappelaient les échelles démembrées, les planchers vermoulus, les outils tranchants en oubliant les malles ou autres merveilles mises là pour qu’elles ne soient pas ailleurs, sous nos mains ou sous nos yeux. Des fenêtres nues riches d’éventuelles chutes, les courants d’air et leurs rhumes à profusion. La grande fraternité des adultes ne manquait pas d’invention pour nous interdire d’aller là où justement nous voulions aller
— Parce qu’ils nous l’interdisaient. !
Légers comme l’air, qu’avions-nous à craindre des planchers incertains ?
Il ne nous fallait pas un grand génie ni une noire perversion pour pressentir la vraie raison. D’étranges questions, des regards soupçonneux. De quelle obscure ou inexprimable faute s’inquiétaient-ils sans dire ? Leur inimaginable manque de sérieux dans les conversations « sous nos oreilles » nous avaient appris très jeunes ce qu’ils craignaient. Ils craignaient que nous n’utilisions les greniers à des activités auxquelles ils n’avaient pas encore renoncé et que, pour certains, ils actualisaient encore dès qu’une occasion se présentait. Nous n’en connaissions pas les très exacts contours mais nous aspirions à leurs enivrants mystères Nous n’y apprîmes pas le mépris des grands, mais très jeunes, l’affaire des greniers nous enseigna à quel point la grande confrérie des parents adultes, ces vieillards de trente ans, maniait le double langage. Les Dieux étaient faillibles.

Nous ne nous y adonnions pas tout le temps, loin de là mais, par une pulsion cyclique, le touche-pipi devenait l’activité principale et l’unique obsession de la grande tribu fraternelle des enfants. Répondant à des règles strictes et non écrites, n’importe où selon la coutume, les enfants s’installaient là où ils le voulaient. Filles ou garçons usaient de ce droit imprescriptible. Sans cri et sans caprice, elles veillaient tout autant que nous à assurer leur part du combat dans la reconquête de l’espace toujours interdit des granges et greniers. Pour cela elles ne manquaient pas d’imagination ni d’astuce rouée. En attendant les grandes manœuvres elles jouaient à la dinette, appelée chez nous « jouer à la mère et à la fille ». Ce mot leur venait des mères. En tenaient-elles aussi les dérives ? Sans aucun doute, mais il nous faudra bien des années pour l’apprendre. Le jeu : une variante de l’universel « vivre comme les grands », se déroulait en préparations de repas fictifs à base de morceaux de tiges ou de faïences cassées dans de petites assiettes en plastique introduisant le ver de la représentation réaliste dans l’imaginaire des conditionnels.
« On dirait que je serais la fille » L’intonation chantante faisait partie du rite.
« Ah non c’est déjà moi qui ai fait la mère l’autre fois ».
Peu à peu les repas prenaient un caractère plus authentique au grand dam des parents qui constataient les razzias dans le placard de la cuisine. Au beau temps des garde-mangers il n’y avait pas de frigo donc aucun dessert lacté et les boudoirs régnaient dans un monopole incontesté au royaume des biscuits. Pas question de toucher au fromage du père. Trop risqué. Quelques figues sèches, du sucre en morceaux voire des grains de café…
« On dirait que ce serait la viande » À la façon des récitations mal dites.
Des fleurs, du papier, nous avalions tout…
De réalisme en réalisme….Un acteur essentiel du jeu était convié. On le convoquait en général quand les gaufrettes remplaçaient les bouts de tuiles cassées. Mon frère avait le chic : plus jeune ou plus rassurant il était le Père dans tous les jeux. Très important le père, quand le thème du jeu est la vie et son simulacre scandé par la production répétitive des repas.
On met la table, on sert le repas, on mange, on gronde celui ou celle qui fait l’enfant, puis on range et… On refait un repas….Ce qui n’avait que peu d’intérêt devenait central.
« On dirait qu’on serait la nuit »
La nuit, se coucher, mettre des couvertures, s’étendre côte à côte.
À ce moment les garçons tenus à l’écart étaient par le plus grand des hasards tout près, à portée de voix. Il en fallait du « hasard » pour, du creux de la rivière où nous bâtissions notre éternel barrage de sable, nous retrouver à portée de voix ou de regard. Il en fallait du hasard pour que les couples de papas-mamans se constituent à toute vitesse et que les repas factices soient expédiés pour passer aux : « On dirait qu’on serait la nuit » Les greniers jouaient alors leur rôle véritable.
Que de « crimes » furent commis au nom de la dinette !

Au contraire des filles toujours occupées à leur rite fortement connoté, nous, les gars, avions d’autres épopées Arriver à bloquer un jour cette fichue rivière avec le sable que le courant laissait sur une rive. Le matériau était abondant et, trouvé dans le lit, n’appartenait à personne. Les débuts étaient prometteurs. C’était une simple question de vitesse : avancer les travaux de construction plus vite que l’eau ne les emportait. Facile…À cinq ou six, avec nos tabliers pour benne nous progressions sans épargner notre peine. Le malheur voulait que plus nous entamions la largeur du cours, plus le lit devenait profond vers l’autre rive et plus le courant devenait puissant et rapide. Et…Adieu digue, barrage et lac rêvé, la nature reprenait ses droits. Ce n’était en rien une raison de renoncer. Jour après jour, semaine après semaine, seul le mauvais temps pouvait nous interrompre, pas l’échec. La pluie ou les paysans et leurs inévitables vaches. Ces vaches-là avaient l’habitude bornée de venir boire à l’endroit exact de notre banc de sable, et ça depuis des générations de vaches…On aurait dit que ces animaux dictaient leur loi aux hommes. Comme si leurs propriétaires ne pouvaient pas les conduire ailleurs pour boire comme des vaches.
À dire vrai quand on y regardait de plus près un bon kilomètre et un petit bois séparaient cette pente douce sableuse donnant jusqu’à l’eau de son identique, mais sur l’autre rive. Quand la nature elle-même joue à contrecarrer les projets de l’humanité future!
Alors, comme on ne pouvait pas piquer tous les jours les revolvers et ceinturons de cowboy des américains du village. Surtout quand ces américains étaient des américaines. Dans ce cas on attendait le GI suivant en souhaitant très fort qu’il ait des garçons. Après la semaine de l’arc qui, cassé, nous conduisait au jour de l’épée. « Vous allez vous faire mal, jetez moi tout de suite ces bâtons ! » Les mânes de Roland notre voisin hurlaient sous l’injure.
__Pfff Durandal un bâton !__ nous passions aux cabanes.
Des caisses, des cageots, des bidons, des journaux, des piquets et des planches…. On n’imagine pas de nos jours un monde sans plastique. Sans sac, toile, bâche plastique. Rien, de rien mais vraiment rien….Nous avions bien les sacs en toile de jute mais les paysans semblaient y tenir encore plus qu’à leur vache. Des histoires de patates et de topinambours. Pffff !
Aussi, en cette pénurie, la planche même pourrie devenait-elle une denrée précieuse. Combien de trous dans les haies, bouchés à la hâte par un bout de planche depuis des années, retrouvèrent-ils leur indépendance ? Combien de murs d’appentis et bassecours, de parc à gorets devinrent-ils « intermittents » ? Il y avait de quoi enrager : un fils de menuisier démuni en planches. Une fois cette pseudo-maison à peu près terminée, dans un simulacre de rendez vous de chantier, les filles étaient conviées. Pas besoin d’aller les chercher. Elles étaient là. À coup de vieux rideaux et de vieilles robes elles venaient terminer l’édifice. Non pas dans ses parties les plus techniques et audacieuses de piquets-piliers portants, de manche de pelle-poutre ou d’appui sur l’arbre mais, plutôt, versant aménagement intérieur. Elles s’appliquaient en vérité à obturer les grands vides laissés sur les cotés dévoilant pour qui viendrait à passer tout ce qui se déroulerait à l’intérieur.
Et c’était reparti pour la dinette.
L’espace entre la maison et la route souffrait d’une étroitesse qui nous renvoyait de l’autre coté dans le pré. Ronces pour les mûres, pruniers sauvages, espace pour le ballon, arbre pour la lecture. Bien caché dans le feuillage j’avais enfin la paix, maman ne me voyait pas. Sinon, elle avait le génie d’organiser mes « en te promenant » ou mes « t’es là à rien faire ». Elle en faisait de même avec mon père. Combien de fois l’ai-je vue interrompre un assemblage minutieux ou un placage à chaud pour lui tenir la bassine du linge à étendre… Une seule loi dans une journée : réduire au maximum les occasions de se retrouver dans son espace… Sinon elle vous occupait. Un risque collatéral demeurait pourtant. Ne vous voyant pas depuis longtemps elle était toute surprise de vous croiser inopinément au détour d’un de vos manques de vigilance :
« Oh tu m’as fait peur » et paf ! Une baffe, elle était rassurée.
Dans le pré une vingtaine de mètres opposaient une distance plus longue que ses bras entre elle et moi. La cabane en construction se heurtait à ses obstacles habituels le manque de planches et « tout ce bazar-on-n’est-pas-chez-les-romanichels-tu-vas-me-nettoyer-tout-ça !». Pourtant, là, en face dans l’atelier, depuis des années, de longues planches larges et légères nous narguaient, toujours au même endroit, dans le même coin, inutiles et gênantes.
« Dis papa je peux les prendre les planches ?»
La répétition de ma requête reçut une réponse construite par bribes sur des années.
— Non
—….
— Parce que
—…
— Elles sont à Vadon
— Mais euhh ?

C’était un menuisier, l’ancien locataire de l’atelier. Ces traits, tracés sur les planches, un plan unique d’un avion qu’il voulait construire.
Il a disparu un jour et on l’a retrouvé bien plus tard , dans les Pyrénées, bouffé par les ours !

— Mais nous ? Ici, on est chez nous, donc c’est à nous les planches puisqu’il est… par les Ours.
— On sait pas, il a peut-être de la famille…
Mais alors Papa quand t’es mort, les ours ils te gardent. ?

Pour les planches c’était non. C’était non.Ce fut non pendant des années. Je les revis un soir, bien plus tard, dans une flambée de la déroute familiale. Nous n’étions que locataires. Chez moi qui n’était pas chez nous…
Un cataclysme vint offrir l’occasion de tous les éclaircissements.

Dans un monde où les images étaient si rares, la mort trouva sa première représentation imaginaire : c’était un monde de glace, de montagne, et d’ours blancs. Impressionnant, étrange mais pas effrayant. Ne les ayant jamais connus, j’y rangeais mes grands-pères sans chagrin ni douleur. Les ours étaient si souvent à mes cotés. Banals au point qu’un jour je transgressai l’interdit en capturant les planches à Vadon ; fallait-il que la pulsion « cabanatoire » soit pressante !


Etait-ce des cris ou sa respiration essoufflée ? On ne savait. Du fond de la maison on l’entendait crier dehors. Il fallait courir et foncer chez elle jusqu’à sa cour, entrer, traverser la pièce étroite où les deux hommes mangeaient et empoigner la bakélite noire. « Allo ! » Alors il fallait être intelligent et activer sa mémoire, pas le temps de faire répéter à l’autre au bout du fil et pas les moyens de le rappeler .Et puis ça aurait dérangé.
« C’est pas bien de déranger le monde ».
C’était un cadeau des Dieux – des ours ? La dame du téléphone avait obtenu toute cette magie de poteaux et de fils, que l’on suivait en allant à l’école, en même temps que l’appareil parce qu’elle était veuve de guerre. Veuve de guerre ? C’est plus de trente ans après Verdun, en même temps que deux ou trois autres silhouettes noires de la commune qu’on lui avait installé.
« Pschhh Pschhhhh »
Si j’en avais connu alors, j’aurais adoré son bruit de locomotive pour franchir les quelques mètres entre sa maison et la nôtre. Neuf fois sur dix c’était un appel de ma grand-mère. La grand-mère de Paris, la grand-mère cadeaux, la grand-mère gâteaux. Quand elle nous arrivait, c’était câlins délices et fables. Le singe, la guenon et la noix et toute la kyrielle de La Fontaine et de Perrault. Elle me laissa ce cadeau de connaître des fables avant la maternelle. Le téléphone nous disait soit qu’elle venait, soit qu’elle envoyait des cadeaux. Un jour même, elle nous expédia à Mérignac recevoir d’énormes paquets qu’elle nous envoyait d’Angleterre.
« Mais c’est quoi l’Angleterre ? »
Des gâteaux, un vélo neuf pour moi, l’Angleterre ! Rien à voir avec mon autre grand-mère qui ne venait jamais, elle, sauf pour faire pleurer maman. Je ne comprenais pas pourquoi le téléphone n’était pas venu jusqu’à chez nous alors que mes deux grands pères étaient morts. Il fallut profiter d’un moment de patience de ma mère pour comprendre que LA guerre omniprésente dans les conversations quotidiennes du village, de la famille, puis de l’école avait été une chose étrange qui s’était déroulée en deux fois, la première et la seconde. Les deux hommes avaient choisi de mourir « avant la guerre » période assez précise que ma mère retrouvant sa verve habituelle m’enseigna par une gifle excédée. « Non ! Avant la guerre c’est avant la deuxième ! »

Ce jour là, comme d’habitude, je bâtissais une cabane dans le pré en face de l’autre côté de la route, mon autre terrain de jeu. Sur cette route, les autos étaient si rares qu’on pouvait y jouer sans être dérangé et quand il en arrivait une, nous avions largement le temps de nous pousser. Un seul problème, mon chien qui ne me quittait jamais, étant sourd et un peu miro… Un jour d’été, un jour de vadrouille à vélo, je n’étais pas là. Une charrette me le ramena, celle du voisin que le chien accompagnait les jours d’école. L’homme et le chien s’adoraient. Assez casanier par nature, l’animal aimait le suivre dans les vignes du coteau derrière, dans les prairies des bas du bord de la rivière et les forêts du plateau d’en face. Il n’avait de cesse qu’il lui passe son caprice le plus obstiné : porter un outil dans sa gueule. Le tombereau avançait au pas du vieux cheval et fier comme un cerf, la pioche ou la serpe dans la gueule comme un trophée, le chien escadronnait tout autour. Mille fois il lui fit le même tour pendable : il lui égarait son outil et le vieil homme piquait des colères noires. « Tu vas me le dire où tu l’as mis sacré vain dieu ? » Il avait bien essayé de lui refiler un quelconque piquet mais le chien n’en voulait pas et continuait ses agaceries jusqu’à ce qu’il ait eu gain de cause. La serpe réapparaissait souvent quand il rentrait dîner, sur le seuil de sa maison.
Ce jour là, affairé à ma cabane, sous la haute surveillance de mon chien, je l’avais entendue descendre…pfff Pschhh pppfff Pschhh pffff .
— « Monsieur Marin monsieur Marin ! C’est votre… On aurait dit qu’il l’attendait : il bondit et franchit les cinquante mètres sans toucher le sol…Votre maman ! »

Chouette c’est Mémé ! La construction ne m’accapare pas suffisamment pour m’empêcher de guetter le retour de Papa. L’impatience allonge ce temps trop lent pour moi. Le voilà qui revient. Bizarre, comment sait-il que je suis là ? A-t-il reconnu à travers les feuilles les fameuses planches interdites ? On dirait qu’il fait des grimaces avec ses drôles de gestes : un mélange de bras sur la tête comme pour se protéger des coups, de main sur la bouche ou sur les yeux. « C’est pas possible ….C’est pas possible »
Maman sur le seuil
— « Ma sœur est morte »
Tatie est morte ? Tatie la douce, la belle qui sent bon ? La maman de ma petite cousine qui vit à Paris avec Mémé ?
Et Papa qui se fâchait toujours avec Tatie. Il ne se fâcherait plus maintenant qu’elle était partie là-bas avec son père qu’elle avait à peine connu et Vadon, là haut, loin dans les montagnes. Morte à vingt six ans. C’est quoi vingt six ans ?
Pendant que la maison s’emplissait de gémissements incompréhensibles. Quelle sorte de douleur pouvaient-ils bien ressentir ? Mon frère désemparé sortit et me rejoignit. Ensemble nous remirent les planches de Vadon à leur place…
J’avais fâché les Ours. Ils allaient m’apprendre la mort.

Donatien Furtif

vendredi 23 octobre 2009

L'homme de pierre terrassé (Th. Bonnetat)

Dans la lumière solaire, celle qui confond la pierre grise émaillée de blanc au ciel bleu immaculé,l'homme gît écartelé.
Les jambes de glaise à terre.
A son lit de tombe, quatre femmes se tiennent hiératiques, des pleureuses toutes de dignité vêtue.

Quatre femmes verticales au tombé du drapé....

À l' imaginer, enserrée dans sa désespérance, l'une d'elles se patine du tuffeau dont on fait les craies.
Du blanc craie à raconter les blancs de l'existence sur le tableau noir d'une vie terrassée.
"Allons z'enfants de la Patrie"
Ils se tiennent, collés, de dos, les enfants, alignés du gris bleu écolier, un gris bleu de peine déjà.
Et regardent.

Figés.
En rang

La pierre grave, imprime et confronte le temps dans la teneur du silence.

Au milieu, entre les femmes et les enfants, ce monceau de gravats, cailloux et masses, les restes des dégâts, les miettes éparpillées réunies à jamais ou pour toujours dans le gris uniforme, étal de ce géant brut et immobile qui portait le nom d'homme.

Il est parti comme un aigle par une tempête de pluie verglaçante, il est parti au Nord du pays. Puis il a marché toutes ailes déployées, s'est enfoncé au coeur des terres à la faveur des trouées. S'est frayé une autre façon de fouler le monde, sans langage ni pensée.
Sur la carte, des notations de voyage, des traces griffonnées, seul , en vue du bataillon.
La guerre que ça a été au chant de la mort ! Jamais il ne pourra la raconter. Ils ont brûlé la terre, l'ont retourné de cendres à chaque tranchée, ont mêlé les corps calcinés. Dans les ruines, ils ont couru dans l'enfer, éparpillés.

Un jour quelqu'un qui n'était plus quelqu'un , a tiré , les yeux fous, l'a abattu.

D'un coup.

Aujourd'hui, à l'ombre des branches sombres, étoilées, on se demande qui cultive encore le parterre de fleurs sur le sol de marbre.

Les femmes sont chapeautées d'une élégance de fête.
Elles captent la lumière, le sacré et le sacrifice.
Ce sont elles qui irradient sur les jours qui s'étirent, gardiennes des stèles imaginaires, des ruines recomposées.
Ce sont elles qui écriront l'histoire de l'homme, de la guerre et des oubliés.
Celle des vaincus.

Il n'y a que le silence de la pierre pour seule prière.


Thérèse Bonnétat - le 23 Octobre 2009 - Au monument aux morts de Lodève ( sculpté par Paul Dardé)



Les monuments aux morts pacifistes de Paul Dardé

mardi 13 octobre 2009

Et Mémé ? (F. Spassky)

Les vacances promettaient d’être mémorables. On s'était décidé à «faire l’Espagne», le cours de la peseta permettant d’envisager, même pour la classe ouvrière, des vacances de nabab.

La décision avait été lente à mûrir.
Lucien s’était fait expliquer par José, son collègue d’usine, les horaires bizarres, les frites à l’huile d’olive, les tapas, les sandwiches à la tortilla et le mystérieux « Sereno ! » que l'on appelait en ville, le soir, pour se faire ouvrir la porte de l'immeuble.
Au cours des soirées d’hiver, dans la fumée des gitanes-maïs et les vapeurs de prune, des habitués avaient mis en garde contre le soleil, la sévérité de la Guardia civil, la virulence du moustique local, l’état lamentable des routes et l’orgueil des machos espagnols. Et on avait discuté de l’opportunité d’aller voir une corrida «cruelle, mais où le toro a sa chance…».

On commença par l’achat d’une caravane.

Le choix fut long et minutieux. Sur le conseil d’amis déjà équipés, on opta pour un modèle plutôt petit mais avec deux couchages, un double et un simple. Il fallait une chambre pour Mémé, elle serait du voyage cette fois, on n’avait réussi à la caser nulle part.
Lucien avait monté lui-même le système d’attelage et avait été chercher la caravane une semaine avant le départ. Le concierge avait donné l’autorisation exceptionnelle de la garer dans la cour de l’immeuble de Billancourt.
Amis et voisins vinrent visiter, prodiguant conseils et recommandations ; certaines commères critiquèrent l’exiguïté. « Laisse dire, Gigi, on les verrait à tirer une grosse roulotte sur les routes espagnoles… » disait Lucien.
Gilberte prit possession des lieux, entassant vaisselle, ustensiles de cuisine, literie et provisions, acheta des pots de géranium « contre les moustiques » et cousit des rideaux multicolores. Annie, l’aînée, une brunette molle de 17 ans coiffée d'une choucroute à la B.B. gazouilla, en prenant des poses, que c’était « sensass ». Jojo, gamin au teint pâle, au regard torve et aux oreilles décollées, déclara du haut de ses dix ans que la caravane était « super-chouette ». Même Mémé, plutôt méfiante devant de telles extravagances technologiques, après en avoir fait le tour et essayé son lit, admit que «c’était coquet».

On chargea le reste du matériel la veille du départ, les vélos, les parasols, les bouées, les denrées périssables. Et tout ce petit monde, exténué par une année de labeur et de miasmes industriels prit, le 31 juillet à trois heures du matin, la direction d’un camping près d’Alicante. José avait retenu pour eux, en espagnol, il y a deux mois, un emplacement idéal : pas loin des sanitaires, près de la plage et à l’ombre.

La route dans la journée fut infernale, sous un soleil de plomb, avec des embouteillages monstrueux à partir d’Orange. La caravane, pourtant toute neuve, creva un pneu vers Narbonne. Lucien maudit la malchance, entreprit de changer la roue sur le bas-côté. Jojo trouva le moyen de jouer aux billes avec les écrous et l’on mit une demi-heure à les retrouver à grand renfort de baffes paternelles agrémentées de quelques contributions maternelles. Mémé commençait à trouver le temps long et se plaignait de ses rhumatismes tandis que la grande contribuait encore à énerver tout le monde à faire hurler son transistor.

On n’arriva à la frontière qu’en début de soirée et il fallut encore perdre une heure à passer la douane. Première sensation de perte d’équilibre, premier contact avec les chapeaux ridicules en cuir verni de la Guardia civil et un je-ne-sais-quoi dans leur dureté et leur nombre qui, d’entrée, faisait sentir la main pesante du franquisme.
On s’était arrêtés pour changer de l’argent. Premières conversions des prix en pesetas. On regardait avec étonnement ces pièces étranges dont certaines étaient trouées et ces billets en mauvais papier… On lisait les inscriptions : « Ça ressemble quand même un peu au français avec des « a » à la fin, on se débrouillera… ».
Lucien et Gilberte, qui avait son permis, se relayaient au volant tous les deux cents kilomètres. On arriva tellement tard dans la nuit que le camping était fermé et, comme d’autres, on prit la queue devant la barrière close. Puis on s’entassa comme on put à cinq dans la caravane pour quelques très courtes heures de sommeil.

Le lendemain, aux premières heures, on prit possession des lieux. On déplia l’auvent de la caravane, on planta les tentes des jeunes et fit la connaissance des voisins, presque tous français. On régla quelques problèmes d’intendance et on se précipita à la plage mettre à cuire au soleil les corps fatigués .
Les parents sonnés par le voyage s’écroulaient sur le sable après avoir calé Mémé sous un parasol. Annie, toute à ses effets de bikini, (même que Lucien avait trouvé «qu’elle aurait pu, tout de même, se mettre quelque chose d’un peu plus grand qu’un confetti sur le cul, surtout en Espagne…» ) commença à observer les garçons, envisageant sérieusement de perdre son pucelage à l’occasion de ces premières vacances exotiques.
Le Jojo, nullement fatigué, passait son temps à hurler, à asperger d’eau et de sable sa sœur et les parents jusqu’au moment où il se fit engueuler en version originale par un étranger énorme, rouge comme un incendie, d’une nationalité que l’on ne sut déterminer précisément sur l’instant. Tellement il était baraqué, que même Lucien, qui n’avait pourtant rien d’un avorton, décida de laisser passer l’affront fait à la France et rapatria Jojo à coups de pieds aux fesses dans le giron familial.

Annie ne mit pas plus de deux jours à parvenir à ses fins dans les bras d’un voisin français, « étudiant en psychologie ». Dilettante à la poitrine creuse mais beau parleur, il réussit à l’entraîner nuitamment dans son étroite tente canadienne sans avoir besoin d'insister au-delà du strict minimum établi par les convenances.
Mais le jeune homme en question, tout mal fichu qu’il était, n’en était pas à son coup d’essai. Et s’il n’était pas une flèche dans ses études, en revanche, faisait preuve pour la chose d’un incontestable talent qui mit «la grande» dans des états dont elle ne soupçonnait nullement l’existence. Les confidences des copines qui avaient déjà vu le loup n’avaient été, en effet, que modérément enthousiastes. Aussi, devant cette révélation inattendue, devint-elle très assidue à la fréquentation nocturne et clandestine de son infatigable amoureux.

Jojo, lui, s’acoquina avec une bande de garnements tout aussi plurinationale qu’insupportable qui passait son temps à commettre des coups pendables à l’intérieur du camping. Au début ils se contentèrent de bêtises assez innocentes comme arroser au tuyau ceux qui faisaient la vaisselle dans les sanitaires ou cacher les vêtements des femmes qui prenaient leur douche. Mais le hasard voulut qu’à l’occasion d’une de leurs espiègleries ils tombent sur le géant auquel Jojo avait déjà eu affaire à la plage, et contre lequel le gamin avait gardé une rancune tenace en souvenir des coups de pieds aux fesses qu’il avait pris par son père à cause de lui. L’homme en question, un Finlandais dont la peau avait viré à l’écarlate sous l’effet du soleil, qui était là en vacances avec sa femme et ses deux gosses aux cheveux tellement blonds qu’il étaient blancs, devint leur souffre-douleur.
Une fois, ils déposèrent des étrons devant sa tente, une autre, en défirent les sardines pendant la sieste si bien qu’elle s’écroula sur ses occupants. Plus grave, ils y mirent un jour le feu et ce fut miracle s’il n’y eut pas un accident sérieux. La direction du camping s'en mêla, intima l’ordre aux parents de tenir leurs gosses sous peine d’expulsion, des taloches en toutes les langues furent distribuées et le calme revint quelques temps.

Vaille que vaille toute la famille prit donc ses habitudes vacancières au camping de la Siesta : Mémé se levait la première et trottinait en robe de chambre jusqu’à la réception pour y chercher des croissants espagnols énormes et caoutchouteux. Elle préparait le café, ce qui réveillait généralement Lucien et Gilberte. Jojo, tout ébouriffé, surgissait rapidement ensuite.
La demoiselle (enfin, l’ex- ) n’émergeait que vers midi avec des cernes sous les yeux alors qu’on revenait déjà une première fois de la plage. « Je trouve qu'elle a une allure de papier mâché », disait la mère, pendant que Mémé souriait en douce : comme toutes les personnes âgées, elle avait le sommeil très léger et savait parfaitement à quoi s’en tenir au sujet de la mine de sa petite-fille.
Tous les soirs s’organisaient des transhumances apéritives, les invitations se lançaient, se rendaient et se relançaient.
Les parties de pétanque démarraient immédiatement après le repas, une fois terminées les négociations sur les tours de vaisselle. On refaisait ensuite le monde et on arrosait les victoires jusque tard dans la nuit.

Mais un matin, au bout du neuvième jour, il arriva ceci :

« — Papa, y’a Mémé qui est morte… »
La dextre paternelle jaillit des profondeurs du couchage parental pour s’abattre en une gifle retentissante sur la nuque de Jojo en pyjama. C’est que des réveils comme ça, après les litres de sangria d’hier soir, eux-mêmes mouillés de pastis, fallait pas emmerder l’homme…
— Mais c’est vrai ! reprit le gamin pleurant à moitié, Mémé elle bouge plus, elle respire plus !
La mère réveillée à son tour se redressa mollement dans le lit :
— Oh ça va, Jojo ! T’es pas drôle, quelle heure il est ?
— Mais maman, je te jure, elle respire plus et elle est bizarre, j’ai peur…
— Eh, t’entend ça, Lucien ? Va voir ! C’est ta mère après tout…
Seul un grognement indistinct répondit à Gilberte.
«Bon j’y vais. Reste là mon Jojo… »

La mère revint bouleversée :
— Lucien, lève-toi. Je crois que c’est grave… Le petit a raison… »

Ce fut un choc pour la famille. C’est que Mémé, elle était vieille mais en bonne santé apparemment… En plus, on l’aimait bien : toujours de bonne humeur, gentille, adorant ses petits-enfants.
On alla réveiller la grande qui, la première, fondit en larmes. Larmes qui se communiquèrent à tout le monde durant de longues minutes. On restait là à renifler et à aller voir de temps à autres si, dès fois, la Mémé elle ne s’était pas juste endormie très profondément…
Au bout d’un moment Gilberte revint sur terre :
— Je vais à la réception pour savoir ce qu’il faut faire. On n’a même pas appelé un médecin, dit-elle en se remettant à pleurer.
— Chuuut, Gilberte, on va t’entendre. Attends. Reste-là, faut réfléchir…
— Mais…
— Reste-là, je te dis ! Les enfants, retournez dans vos tentes, il faut que je cause à votre mère !
Annie, cette fois prit Jojo avec elle dans sa tente pour tenter de le calmer.
— Gigi, faut qu’on rentre immédiatement à Billancourt, dit Lucien…
— Mais, ta mère ?
— Ben justement : tu imagines les emmerdements si on déclare son décès en Espagne ? Si ça se trouve ils exigeront qu’elle soit enterrée ici. Et comment on va faire pour venir la voir à la Toussaint ?
Gilberte se remit à pleurer de plus belle.
— Allons, allons, calme-toi. Bois un coup, dit-il en lui versant un verre de pastis pur. Et en supposant même qu’ils acceptent que le corps soit rapatrié en France, tu as une idée de ce que ça va coûter ?
— Ils vont peut-être nous soupçonner de l’avoir assassinée ?…
— Ben ouais, on peut rester bloqués ici des années… Avec ce qu’on raconte sur les prisons de Franco… Faut réfléchir…

Ils réfléchirent tellement qu’ils arrivèrent à la conclusion que le seul moyen était de cacher Mémé à l’intérieur de la caravane, de partir immédiatement et de passer la frontière de nuit en priant le bon Dieu pour qu’on ne découvre pas le macabre transport. On espérait une présence policière plus faible et un trafic fluide. Une fois en France, on rentrerait dare-dare à Billancourt, on s’arrangerait pour arriver la nuit et on transporterait en cachette le cadavre dans son lit. Puis on déclarerait le décès.

Ni Lucien ni Gilberte n’avaient la moindre idée des rigidités cadavériques et des procédés dont dispose la science pour déterminer la date d’un décès, mais ils croyaient que leur plan pourrait marcher. De toute manière ils n’en voyaient aucun autre possible.
Restaient les gosses. Et puis les voisins de camping. Faudrait trouver une excuse. Et pourquoi pas, justement un décès dans la famille ?

On briffa les enfants. Jojo était trop bouleversé pour protester, mais la grande, passée la première émotion, la trouva mauvaise. Elle avait pris goût au radada avec son étudiant et, obligée de suspendre comme ça, en plein vol, son éducation à la chose, ça lui mettait comme des regrets, des sentiments d'inachevé…
Gilberte fut chargée de répandre l’excuse du deuil familial qu’on aurait appris tôt ce matin en téléphonant en France depuis une cabine. Bobard qu’elle servit aussi bien à la réception qu’aux voisins, pendant que le reste de la famille pliait frénétiquement les tentes et le matériel de camping.
On parvint à prendre la route vers midi. On avait laissé Mémé dans son lit sous ses draps en recouvrant de linge et de vêtements divers.

Un peu avant minuit, au bout de près de 700 kilomètres de routes espagnoles à peine carrossables, la tension à l’intérieur de la voiture familiale devint maximale. Il avait été d’abord décidé que ce serait Gilberte qui conduirait pour passer la douane, mais au fur et à mesure que l’on se rapprochait, sa nervosité augmentait au point que Lucien dut prendre le volant ,mais lui-même finit par ne pas en mener large. Si Annie, partagée entre la tristesse et des rêveries inavouables se tenait à peu près correctement, en revanche Jojo qui s’était réveillé après un long somme devenait de plus en plus hystérique, pleurant et hurlant, ce qui augmentait encore le stress des parents.
Fort opportunément, à la sortie d’un virage, la vue du poste-frontière de la Junquera et de la file de véhicules qui attendaient leur tour lui coupa littéralement la chique, il en oublia pratiquement de respirer. Un silence épais s’installa dans la 403.
Le douanier fit arrêter la voiture, réclama les documentos du véhicule et les pièces d’identités, jeta un regard soupçonneux sur les occupants et fit ouvrir la caravane ; d’un coup de torche rapide et circulaire il vérifia qu’elle était vide de toute présence humaine, rendit les papiers aux occupants tétanisés dans la voiture et fit signe de rouler.
La douane française fut plus rapide encore : n’ayant « rien à déclarer » ils passèrent sans incident.

Enfin les nerfs purent se relâcher. On reprit le voyage sur de vraies routes françaises et on se mit en quête d’un café ouvert pour se remettre de ses émotions.
À la pique du jour on trouva un « routier » qui ne fermait jamais. On gara la voiture et sa caravane sur le parking.
Gilberte, Lucien, Annie et Jojo pénétrèrent dans l’établissement. Le moral était déjà meilleur. Encore une dizaine d’heures de route et on serait presque tirés d’affaire. On pourrait s’occuper de faire son deuil, enterrer Mémé, enfin, tout ce qui est normal en ces cas-là…
Un petit déjeuner ordinaire s’avérant insuffisant, on commanda des croque-monsieur, des œufs, de la nourriture solide. Gilberte qui devait prendre le volant avala deux cafés serrés supplémentaires. Jojo revint doucement à la vie devant une portion de frites, Lucien s'accorda quelques verres de blanc en sus de son omelette et la grande réclama un deuxième sandwich saucisson-beurre.
C’est donc tout ragaillardis que les membres encore vivants de la famille sortirent du café-restaurant « Au routier qui veille », sur la nationale 9, en ce petit matin déjà très doux du 10 août 1961.
Après quelques dizaines de pas en direction de leur attelage, ils s’arrêtèrent incrédules, bouches bées, immobiles, serrés les uns contre les autres devant le spectacle incroyable de leur 403 amputée de sa caravane qui venait visiblement d’être volée.
Cela dura quelques longues minutes et c’est Jojo qui finit par dire :

« Mais… et Mémé ? »

Frederic Spassky.
Photo : Kiji, Russie par Toche

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