mardi 12 janvier 2010

Vertige du store vénitien (Sandro)


Finalement, c'aurait du être une belle journée.
Je poussai la porte cochère de l'hôtel particulier de la rue Piccini, dans le 16 eme arrondissement.
Une caricature de gorille m'amena, après les contrôles d'usage, dans une salle d'attente aux stores vénitiens qui sentait le médecin généraliste qui n'a pas les moyens. Moquette bordeaux usée, quelques revues d'il y a plus d'un an. Puis on m'appela. Je passai dans une autre pièce, non sans avoir croisé d'autres gorilles. Un vrai zoo.
Puis la porte d'un bureau moins défraîchi que les autres. Et, assis derrière un secrétaire de bois blanc, Bernstein. La cinquantaine flasque, un peu chauve, le teint trop pale mangé par une mauvaise barbe. Il avait une chemise jaune sale qui allait assez bien avec ses ongles.
J'ai décidé aussitôt que je ne l'aimais pas. Il m'examinait de bas en haut. Puis l'inverse. Enfin, il fit un geste, qui devait signifier que j'étais autorisé à m'asseoir dans une bergère qui avait du être jaune, elle aussi.
En réaction, j'allumai une Gitane Internationale et soufflai loin la fumée, jusqu'à lui.
Il sourit. Un sourire sale, je l'ai remarqué.

— On est venu chercher son argent, Monsieur Ferretti?
Haussement d'épaules.

— 30 000 euros pour un type comme vous, c'est peu. Vous n'avez pas de gros besoins?
— J'ai de très gros besoins, au contraire. Voilà pourquoi je suis bon marché. On n'achètera jamais ce que je veux.
Je m'écoutais dire n'importe quoi. Parfois ça repose, comme une musique douce en arrière-fond.

— Et c'est quoi, ce que vous voulez? La nuit sans lune?
Nouveau mouvement d'épaules.
Bernstein hochait la tête, mimant celui qui comprend.

—"Quand on a bien regardé la vie, il n'y a que le suicide ou Dieu", lâcha-t-il sentencieusement.

Puis, après un temps, comme pour s'excuser:
— Je crois que c'est de Camus.
— Montherlant, lâchai-je en soufflant la fumée de ma Gitane plus fort que je ne l'aurais voulu.
Il commençait à m'énerver. C'est dangereux quand je m'énerve. Ma mère vous le dirait.
— Pardon?
— Montherlant, c'est de Montherlant.
— Ah oui?
— Oui, d'ailleurs, il en est mort, dis-je sèchement.
Il m'énervait. J'avais tort. Les cons, faut laisser dire. La seule chose qui m'importait, c'est qu'il me donne mon argent, de préférence assez vite. Pourtant, je sentais que ce serait long.
— Vous savez quel est votre problème? Enfin, quand on fait votre métier, je veux dire….
Je secouai la tête.
— Vous voulez que je vous le dise?
— Si je ne peux pas l'éviter, dis-je, fatigué.
— Vous êtes un penseur, c'est ça votre problème.
— Un panseur? Pourquoi, vous avez des blessures? risquai-je, amusé.
Mais il ne comprit pas le jeu de mot. Un con, je l'ai déjà dit.
Puis son visage blanc et sale s'illumina lentement d'un sourire. Il était en voie de comprendre. Ce qu'il y avait d'intéressant avec ce type, c'est qu'on pouvait suivre le trajet de la pensée sur sa figure. Trajet lent, malaisé, puis, de temps en temps, la victoire de l'intelligence sur la matière. Un vrai combat.

— Et vous, qu'en pensez-vous, Monsieur le penseur, reprit Bernstein, décidément philosophe.
— Je ne pense plus, ça m'évite de penser faux.
— Oui, oui, d'accord, reprit-il en se regorgeant dans sa graisse. Dites, vous êtes amoureux, ou quoi?
— Ne dites pas de gros mots, ai-je lâché sobrement.
Il daigna sourire, et puis, soudainement:
— Les métiers de cons, ça rend con.
Et devant mon absence de réaction, il ajouta :
— Je suis de ceux qui pensent qu'un tueur à gages est nécessairement un con. C'est pour ça que je les emploie.
— Vous êtes de ceux qui pensent et qui ne devraient pas, ai-je dit doucement en me levant vers lui.

Aussitôt il eut peur, car ses yeux virevoltèrent à la recherche d'un objet ou de quelqu'un, alors qu'à l'évidence, il n'y avait rien. J'aime bien lire la peur dans les yeux des gens. Ça aussi, il faudrait que ça me passe.
Alors, j'ai mis ma main sous mon blazer, par réflexe, tout en respirant à fond pour me calmer. Je crois que c'est là qu'il prit vraiment peur, car il sortit d'un tiroir une enveloppe de papier bleu d'où émergeaient des billets de 500 euros.
J'ai pris l'enveloppe de la main qui n'était pas dans le blazer et je crois que j'ai souri, ce qui est rare chez moi, beaucoup vous le diront.
Puis, en tournant les talons, j'entendis:
— Ferretti, on m'avait dit que vous étiez un anormal. Je confirmerai.

J'ai mimé une révérence, mettant un genou bas, et puis, une fois relevé, je lui ai montré un doigt.
C'est en sortant de l'hôtel particulier que je me suis dit que c'aurait du être une belle journée.
J'avais mon argent, je n'avais eu à tuer personne aujourd'hui. En somme, les choses roulaient gentiment.
Et pourtant, j'étais calme, mais vaguement écoeuré.
Dehors l'avenue Foch me paraissait sucrée, fade, avec son odeur de gazon coupé. Une sorte de miniature suisse. Je ne sais pas si ça vous fait cela. Moi, oui.


Au loin, j'ai vu un Toyota qui ressemblait tellement à un pick-up de la fourrière que c'en était un. Et puis j'ai vu, sur les roulettes, la Mercedes que j'avais louée le matin. Double file… Je n'ai même pas eu envie de courir. De toutes façons, la voiture est louée au nom de l'organisation, elle la récupérera.

— Vous avez des problèmes?

Je me suis retourné pour voir d'où provenait la voix claire. J'étais devant la terrasse du Madrigal, sur les Champs-Elysées. La voix provenait d'une femme, qui tout de suite, me parut belle. Trente ans. Tailleur gris sombre moulant, chemisier de soie blanc cassé, bas fumés à couture. Ce genre, quoi. Le genre sexy-classe. Je ne sais pas vous, mais moi, j'aime bien.

— Vous avez des problèmes, répéta-t-elle, amusée.
— Je n'appelle pas ça des problèmes, ai-je répondu, sec.

Elle était assise à la terrasse. D'un geste, elle m'invita à la rejoindre. Du moins, c'est ce que j'ai compris.
— Oui, je comprends…
Le problème des gens qui vous disent "je comprends", c'est qu'en général, ils ne comprennent rien à ce que vous venez de dire. C'était le cas, je crois.

Elle était blonde, avait les yeux verts, le genre executive-woman qui a lu tout Cosmopolitan, c'est-à-dire qu'on sentait qu'elle avait des théories sur l'éjaculation précoce, les SICAV obligataires, mais aussi sur le loup safrané en papillote. J'évitai donc prudemment ces trois sujets. Elle me souriait avec légèreté. Je n'ai pas prêté attention à la légèreté, seulement au sourire.
C'était un de ces moments où l'on sent distinctement qu'on fait une erreur mais où l'on décide de la commettre quand même.
Je crois qu'elle s'appelait Audrey, et après vingt minutes passées autour d'un gin tonic, j'ai compris que c'était une femme branchée, c'est-à-dire qu'elle prenait les choses graves à la légère, et les choses légères avec gravité. Je décidais de faire dans le grave, vu que c'est ce qui me vient le plus naturellement.

— C'est parce que tu ne crois plus en rien, me disait-elle (les gens branchés ont ceci de commun avec les paysans qu'avec eux, on se fait tutoyer au bout de cinq minutes).Tu es un desperado. Un cow-boy triste.
Je l'ai regardée. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Comme l'espoir est un contenu vide, dont personne n'a su me donner une définition satisfaisante, je ne crois pas non plus au désespoir.
Espoir, désespoir, ce sont des notions de midinettes qui viennent d'apprendre que leurs vacances aux Seychelles avec Charles tombent à l'eau. Et moi, je n'aime pas l'eau. Je n'aime pas m'apitoyer non plus.
Je voulais juste l'emmener chez moi pour que la vraie navigation commence. Je le fis. Elle commença. Crissement de la soie. Descente dans les dessous chic. Respiration forte, petits cris. La vague avance, recule. Répit. Légère éclaircie sur une nuque dégagée. Et puis les mots qui ne s'appartiennent plus, "non, pas là…je t'en prie…". Et puis l'orage qui monte, le taureau fâché, "tiens, prends…"

Il devait être vingt-trois heures, et ses longues jambes circulaient autour de mon frigo.
— Tu prends quelque chose?
Sa voix redevenue claire. Je notais des ridules près des yeux. Pattes d'oie. Ne pas s'émouvoir avec ça, bon sang, c'est connu.
— Tu prends quelque chose?
— Non. Mais toi tu prends le large. Tu es sensuelle, mais sans suite.

"C'est de Gainsbourg", dis-je après un temps, pour m'excuser un peu.
Elle prit le choc de face, un sourcil levé de surprise. Je la regardais s'agiter à ramasser ses affaires. Pour se donner une contenance, elle avait rallumé son portable, qu'elle avait daigné couper lorsque nous étions au lit. Signe évident d'intérêt pour ma personne de la part d'une executive woman. Elle composait sans cesse des numéros, qui apparemment restaient sans suite, eux aussi.

Au moment de claquer la porte, elle dit simplement:
— Je n'aimerais pas habiter dans ta tête. C'est pourri, là-dedans.
Et, ce disant, elle se tapotait le crâne. J'ai hoché la tête en souriant et soufflé loin la fumée de ma Gitane, vers le plafond. Le geste a failli me faire dire "alors, heureuse?", mais je me suis retenu. Ça ne sert à rien d'humilier les gens gratuitement.

Puis il y eu le claquement de la porte, dont l'onde de choc a failli décrocher du mur une photo de Cartier-Bresson que j'aime beaucoup.
Enfin seul , comme on dit dans les films de série B. La cigarette aux lèvres, je suis allé à la baie vitrée, sans écarter les stores vénitiens, parce que je n'en ai pas. Dehors, il n'y avait pas un seul bus de touristes.
J'habite près de la Porte Maillot, là où les touristes japonais font demi-tour, parce qu'après, il n'y a plus rien à voir.


Sandro


Crédit photo: Levi Wedel

2 commentaires:

  1. Du style, dépouillé mais travaillé.
    De la noirceur, la vraie, celle du dedans.
    Dommage que je ne sois plus dans l'édition.
    Kris

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  2. Comme dirait Ellroy, c'est pourtant Porte Maillot que commence la vallée des merveilles.
    Savent pas ce qu'ils perdent.

    DF

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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