lundi 18 janvier 2010

La soliste (Fergus)


La soliste avait des grands pieds. Je m’en étais aperçu dès qu’elle était entrée en scène, malgré la longue robe noire de concert qui lui tombait sur les chevilles. Sur le coup, ça m’avait amusé, et puis j’avais détaillé son visage d’adolescente brune au regard vif, ses bras charnus, son cou orné d’un scarabée de vermeil, ses mains de virtuose aux ongles fuchsia. La fille, une jeune polonaise en tournée avec une formation universitaire de Cracovie, était plutôt mignonne, et pas du tout impressionnée, malgré son jeune âge – dix-sept ans à peine –, de s’attaquer au redoutable concerto pour violon de Brahms. À sa place, j’aurais été mort de trouille, incapable de sortir le moindre son harmonieux de mon instrument. Il est vrai que j’ai toujours été émotif.
Pris par le concert, j’avais oublié cette histoire de pieds pour me concentrer sur la musique.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le concert. Ce jour-là, un vendredi, j’avais quitté mon atelier d’ébénisterie un peu plus tôt que d’habitude pour suivre à la télé un match de Coupe de la Ligue : Toulouse-Auxerre. J’adore le foot. Je l’ai moi-même pratiqué durant de longues années, chez les jeunes tout d’abord, puis dans une équipe de district, avant qu’un arrachement des ligaments croisés du genou droit ne me contraigne à abandonner mon sport favori.
J’étais confortablement installé dans mon fauteuil avec une boîte de Heineken lorsque, peu avant 18 h 30, la sonnette avait retenti. Les Toulousains venaient d’obtenir un coup franc bien placé, légèrement sur la droite des buts adverses. Les yeux rivés sur l’écran, je n’avais pas bougé d’un poil. La sonnette avait retenti à nouveau, beaucoup plus insistante. Le coup franc tiré, j’étais allé ouvrir en pestant contre l’importun, bien décidé à l’éconduire, à moins qu’il ne s’agisse d’une superbe nana, genre Monica Belluci ou Pénélope Cruz. Comme je le pressentais, il n’y avait pas plus de Monica que de Pénélope sur le seuil de mon appartement, mais un grand blond dégingandé frisant la quarantaine. Deux pas derrière lui se tenait un jeune mec de type méridional à la mâchoire puissante. Le grand blond me présentait une carte barrée de tricolore.
─ Capitaine Lagadec. Et voici le lieutenant Angelkovic. Je vous prie de bien vouloir nous suivre, monsieur Bizien.
─ Mais… je… Que se passe-t-il ?
Un hurlement de joie, soutenu par les accents graves d’une corne de brume et les accords approximatifs d’une trompette, envahit la pièce : le score venait d’être ouvert.
─ Désolé pour votre match, monsieur Bizien, mais nous avons absolument besoin de votre témoignage. Veuillez nous suivre à l’Hôtel de Police.
─ Je présume que je n’ai pas le choix ?
─ Je crains que non.
Quatre heures plus tard, privé de ma ceinture et de mes lacets, j’étais placé en garde à vue dans une cellule grillagée. Le cauchemar commençait.

Penchée sur ses notes, la juge d’instruction pianotait d’un doigt nerveux le rebord de son sous-main. Il régnait dans le bureau un silence de plomb, seulement troublé par la ventilation du micro-ordinateur de la greffière. La magistrate se rejeta en arrière dans son fauteuil.
─ Bien, dit-elle en triturant son stylo, récapitulons : Le dimanche 5 juin, en fin de matinée, un couple de promeneurs découvre près de la fontaine Saint-Ivy, au lieu-dit Le Stang, le corps d’une jeune fille de 16 ans, Aurélie Jézéquel. Ses vêtements en désordre et sa culotte déchirée paraissent accréditer la thèse d’une agression à caractère sexuel. La victime n’a pas été violée. Au cours de la lutte qui l’a opposée à son agresseur, elle semble avoir été projetée contre la fontaine où sa tête a violemment heurté un angle de granit. Il est résulté du choc un enfoncement de l’os pariétal droit. La malheureuse ne s’en relèvera pas. D’après le médecin légiste, le décès est intervenu dans la soirée du samedi aux environs de 22 heures.
─ Tout cela est bien triste, mais…
─ Vous parlerez lorsque je vous donnerai la parole, Maître, dit sèchement la juge.
Mon avocat se tassa sur sa chaise en grommelant. La magistrate reprit la parole :
─ Commence alors une enquête difficile, faute de preuve matérielle et de témoin direct. Un point est toutefois établi avec certitude par les gendarmes : à l’heure de l’agression, une voiture bleue, de marque indéterminée mais étrangère à la commune, est aperçue en différents lieux par trois personnes du voisinage. Cette voiture roule à faible allure sur la petite route qui mène à la fontaine Saint-Ivy. Elle est conduite par un homme brun pouvant avoir entre trente et quarante ans. Je vous rappelle, monsieur Bizien, que vous possédez une Ford Mondéo bleue – bleu cosmos très précisément –, que vous êtes brun et que avez fêté vos trente-sept ans le mois dernier. Jusque là, je vous concède que ça ne fait pas de vous un meurtrier…
─ Je ne vous le fait pas dire, madame la juge ! s’exclama mon avocat en ouvrant les mains dans un geste théâtral.
─ Certes, mais tout se complique, Maître Carval, lorsqu’on découvre parmi la vingtaine d’objets collectés aux abords de la fontaine un petit porte-clés aux armes de la ville de Dubrovnik dont l’enquête démontrera qu’il a été offert à votre client par son neveu Tanguy au retour d’un voyage en Croatie avec ses parents. Ce porte-clés est accablant, monsieur Bizien : il prouve que vous connaissiez la fontaine Saint-Ivy. Dans un premier temps, vous le niez, avant d’admettre l’évidence. Vous arguez alors d’une visite effectuée au cours du mois de mai à la chapelle Saint-Michel dont vous souhaitiez voir, pour un projet professionnel, les… les…
─ Les entraits sculptés, madame la juge, et plus précisément les engoulants.
─ En effet, monsieur Bizien, les engoulants. La visite effectuée, vous faites quelques pas dans le sous-bois jusqu’à la fontaine Saint-Ivy, toute proche de la chapelle Saint-Michel. C’est alors, dites-vous, que vous perdez par mégarde le porte-clés de votre neveu. Malheureusement pour vous, il ne sera trouvé là qu’après le meurtre d’Aurélie. Ajouté à la voiture bleue et à la description du suspect, ça commence à faire beaucoup. Et ce n’est pas fini car les policiers découvrent, en enquêtant dans votre entourage, qu’à plusieurs reprises, notamment lors de banquets, vous avez importuné, et pas seulement verbalement, des jeunes filles…
─ J’avais bu.
─ Ivre ou pas, et bien qu’il n’y ait pas eu dépôt de plainte, il ressort de ces agissements, confirmés par votre ex-concubine, que vous avez toujours eu un goût très marqué pour ce qu’elle nomme « la chair fraîche »…
─ Accusation de femme jalouse, lança Maître Carval en levant les bras au ciel.
Indifférente à l’interruption, la juge poursuivit :
─ Je ne vous cache pas, monsieur Bizien, que l’ensemble de ces éléments constitue un dossier à charge d’autant plus accablant que vous êtes incapable de fournir un alibi pour la soirée du 4 juin. Vous affirmez avoir assisté ce jour-là à un concert classique à la cathédrale, autrement dit à soixante kilomètres du lieu du drame. Je ne demande qu’à vous croire. Hélas ! pour vous, personne ne se souvient vous avoir vu : ni les deux femmes préposées à la caisse, ni les spectateurs qui ont pu être entendus suite à l’appel à témoins…
─ Bon sang, je vous répète que j’y étais, madame la juge ; j’étais assis au 5e rang à gauche, juste à côté d’un gros pilier. Je me suis même levé deux ou trois minutes durant la pause, entre la symphonie de Wranitzky et le concerto de Brahms, pour chasser les fourmis de ma jambe gauche.
─ En supposant que cela soit vrai, comment expliquez-vous que personne ne vous ait remarqué dans une assistance pourtant clairsemée ?
─ Mais je n’en sais rien, madame la juge. Si ce n’est que c’était une assemblée de vieux. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis mis un peu à l’écart. Je déteste être mélangé aux vieux, ça me fiche le bourdon. Ajoutez à ça que j’ai un physique tout ce qu’il y a d’ordinaire, le genre de type qui passe toujours inaperçu, quoi qu’il fasse et où qu’il aille.
─ Eh oui, c’est bien là le problème. Cela dit, vous n’êtes pas non plus très observateur, monsieur Bizien. En un peu plus d’une heure et demie, vous n’avez pas remarqué le moindre spectateur, pas noté le plus petit détail susceptible d’accréditer votre version…
─ Mon client a été interpellé trois semaines plus tard, madame la juge ! En trois semaines, le souvenir des détails s’estompe très vite.
─ Il n’empêche que cette amnésie est regrettable, Maître Carval. Car enfin, tout ce dont votre client se souvient tient en deux choses : le scarabée de la jeune soliste et la présence d’une altiste asiatique dans la formation polonaise. L’ennui, c’est que l’altiste et son faciès oriental étaient très visibles sur l’affiche du concert. Et plus encore la violoniste dont le buste, imprimé en médaillon, montre parfaitement le scarabée. Je vous rappelle, Maître, que l’affiche a été placardée un peu partout dans le département plus de deux semaines avant le concert ; votre client a largement eu le temps de s’en imprégner… Monsieur Bizien, n’avez-vous vraiment aucun autre souvenir de cette soirée, et notamment des musiciens puisqu’il semble que vous n’ayez pas prêté la moindre attention au public ?
─ Qu’est-ce que voulez que je vous dise ? Je me suis repassé cent fois le film du concert dans ma tête. Il en ressort qu’un flûtiste avait les cheveux en bataille et que la soliste avait des grands pieds. La belle affaire. Pour le reste, j’ai beau fouiller mes souvenirs jusqu’à la migraine, aucun incident notable ne me revient en mémoire.
─ Désolée pour vous, monsieur Bizien, mais il va falloir fouiller encore. Je vous donne une dernière chance de me prouver de manière indiscutable que vous étiez à la cathédrale le soir du concert. Vous disposez de trois jours. Passé ce délai, je signerai l’ordonnance de renvoi devant la Cour d’Assises du chef de meurtre précédé de tentative de viol sur la personne d’Aurélie Jézéquel.

Je vécus trois nuits d’enfer à la maison d’arrêt. Trois nuits de cauchemar, peuplées de parties civiles haineuses, de magistrats impitoyables, de jurés aux yeux injectés de colère, pointant sur moi un doigt vengeur. Trois nuits d’horreur où le spectre de la victime venait, après de longues séances de tortures, me trancher la tête d’un coup de sabre avec une extrême jubilation.
J’avais le teint pâle et les yeux cernés en pénétrant dans le bureau de la juge. Libéré des menottes, je pris place en face d’elle, Maître Carval à mes côtés. Fidèle à elle-même, la magistrate était impassible. Dans quelques instants, la greffière allait me donner lecture de l’acte de renvoi. J’étais résigné : on ne lutte pas contre la fatalité ! C’est alors que les choses prirent un tour inattendu.
─ Pourriez-vous me décrire le vêtement que vous portiez le soir du concert, monsieur Bizien ?
Interloqué par la question, je mis quelques secondes à répondre.
─ Je… je crois que c’était un polo de coton… Oui, c’est bien ça, un polo avec des rayures verticales rouges et noires.
─ J’ai là, monsieur Bizien, les témoignages des musiciens obtenus dans le cadre d’une commission rogatoire en Pologne. Au vu de votre photo, aucun d’entre eux ne se souvient de vous. À une exception près : l’un des deux clarinettistes, Jerzy Boniek, déclare avoir observé quelqu’un de ressemblant à proximité d’une colonne. Le musicien, peu sûr de lui concernant le visage, est en revanche formel sur le vêtement : l’homme portait une chemisette rayée verticalement de rouge et de noir. À la question : « En êtes-vous absolument certain ? », monsieur Boniek répond : « C’est même à cause de ça que j’ai remarqué cette personne : ce sont les couleurs du club de foot de mon village natal, près de Katowice. »
J’étais abasourdi, incapable d’émettre le moindre son. Un léger tremblement agitait mes mains. Naturellement, mon avocat se précipita dans la brèche :
─ Eh bien, voilà qui change tout, madame la juge.
─ C’est également mon avis, Maître Carval, d’autant plus que l’histoire des pieds de la soliste me turlupinait. J’ai donc fait procéder à une vérification. Le résultat est arrivé de Cracovie par fax il y a moins de deux heures : Milena Zelenkova, la jeune violoniste, chausse du 43 ½ pour une taille de 1 m 65. La soliste avait bel et bien des grands pieds et personne n’avait remarqué cette particularité. Sauf votre client…
La juge désigna un document sur son sous-main.
─ … En conséquence de quoi j’ai signé juste avant cette audition une ordonnance de non-lieu… Vous êtes libre, monsieur Bizien.

Fergus

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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