mardi 22 décembre 2009

Conte pour éclairer la nuit (H. Mousset)


Chère Marie-Claire,

Comment je vous ai retrouvée ? Mais par Internet, tout simplement. Je me suis souvenu du nom de votre petit magasin, et j'ai tapé : « Iridescences ». À ce que je vois, petit magasin est devenu grand. C’est un royaume que vous avez maintenant. Vos jolis petits luminaires, ces petits globes étincelants où la lumière palpitait comme un cœur, semblent avoir fait votre bonheur – en tout cas votre fortune. Qu’elle est loin, la petite rue de nos débuts. À ce qu’il paraît, tout a été rasé, reconstruit, c’est méconnaissable. Qu’importe, je n’y suis jamais retourné, même si j'ai gardé certains contacts. Comme les autres, j'ai pris le chèque du promoteur et je suis parti, plus au Nord. Ça se passe plutôt bien.

Vous souvenez-vous, Marie-Claire, du petit café du bout de la rue ? C’était notre quartier général, tant pour les relations professionnelles et humaines des uns et des autres que pour les affaires de cœur de quelques-uns. Ne niez pas, Marie-Claire, la vive attention que vous avez éveillée chez le clan masculin de la rue. Vous nous avez gracieusement mais superbement ignorés d'ailleurs. J'ai songé à vous offrir des verres de contact, tandis que d'autres ont manifesté leur dépit par diverses déviances.

Tenez, Pierrot, par exemple, celui qui avait toujours des douleurs à sa taxe professionnelle. Vous l’avez tellement rembarré qu'il s'est mis à se bourrer comme un coing pour attirer votre attention. Il y en a une qui doit vous bénir, c'est Isa, la petite fleuriste du 14, qui le voulait, son Pierrot. Vous l'avez poussé dans ses bras. À présent, Pierrot marche au Vichy-fraise, les affaires tournent, et Isa a ouvert une galerie d'art.

Mais cela, c’était la face Ouest du bar, par rapport à la machine à café. Il faut dire que nous allions peu à l’Est ! Et tout à fait à l'Est, nous voyions arriver tous les matins ce type gentil, mais solitaire et taciturne, qui avait transformé en bureau le magasin qui faisait l’angle de notre rue avec cette petite impasse bizarre qui s'achevait sur une grande maison aux entrées murées - en principe, car on la pensait squattée. Mais nul n'y allait voir !

Il était conseiller fiscal et, comme un ermite, il passait ses journées devant des dossiers et devant son PC. On se demandait d'ailleurs s'il avait une vie en-dehors des Impôts. Il est parti le dernier, et nous n'avons jamais plus entendu parler de lui. Un jour, pourtant, j’ai rencontré sa sœur qui m’a raconté ce qui s’était passé. J’espère que votre site est costaud et que je ne vais pas saturer votre courriel avec mon récit.

C’était le dernier Noël avant la démolition du pâté de maisons. Il n’y avait plus que lui sur place. Tout était vide, désert, muré. Il était plongé dans les comptes de ses clients. La nuit était claire, pas comme maintenant, où la débauche de kilowatts qui fait scintiller tours et grands magasins comme des joyaux sertis dans la parure de la nuit, ne m'empêche pas de ressentir comme une ambiance de temps de guerre lorsque je me promène en ville la nuit.

Mais comment donc firent-ils pour entrer, ces deux enfants, un petit garçon et une petite fille ? Diaphanes, ils le regardaient avec ce mélange de timidité et d’assurance des enfants qui savent ce qu’ils veulent, et qu’ils savent qu’ils l'auront.

« Donne-nous la T.V.A., toute la T.V.A. »

Abasourdi, il les regarda d'un air incrédule, et voulut d'abord prendre la chose comme une fantaisie :

« Et pourquoi pas la Taxe professionnelle, les enfants ? »

« Nous n’aimons pas la couleur des papiers. Ce vert, c‘est un peu glauque. »

« Dites-vous bien, les enfants, que le Trésor Public n’est pas un peintre impressionniste. »

Mais sans attendre davantage, les enfants allèrent à son PC, se mirent au clavier et à la souris, et les chiffres se mirent à danser la gigue. Et ils lui dirent : « maintenant, prends ton chéquier et la carte bleue, et suis-nous ». Pourquoi obtempéra-t-il ? Il le fit, en tout cas.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit du quartier. Pas loin : ils prirent l’impasse toute proche, et entrèrent dans la maison abandonnée par une échancrure ouverte dans les planches qui en condamnaient l'entrée. À l'étage, ils découvrirent un jeune couple dans un dénuement extrême. Ils venaient d'Europe de l'Est, et la jeune femme semblait bientôt devoir être mère. Chassés par le chômage, ils avaient fini leur course ici, éperdus et à bout d'espérance.

Bouleversé et incertain, il regarda les enfants, qui lui dirent simplement : « Prends la T.V.A. ». Une fois encore, il obtempéra, sans même plus se demander cette fois pourquoi il était devenu si docile. Bien vite, un médecin fut appelé, et la jeune femme fut admise en clinique. Il était temps : il lui naquit, en cette nuit de Noël, de beaux jumeaux, une fille et un garçon. Le jeune homme, quant à lui, fut installé bien au chaud dans un hôtel, payé à l'avance pour un mois, avec de quoi voir venir et chercher un travail.

Les enfants ne lui permirent pas de souffler. Laissant derrière eux le garçon qui, assommé de surprise et de bonheur, ne savait comment dire sa reconnaissance, ils firent le tour du quartier. Il n'y eut pas un SDF pour qui, cette nuit-là, Noël n'eut pas une douceur en réserve, sans oublier la jeune fille qui venait prendre son petit crème au bar tous les matins. Vous souvenez-vous ? Nous la soupçonnions de tapiner, et craignions qu’elle ne finisse un jour par tomber sous la coupe d'un « protecteur ». C’était en fait une étudiante qui s'imaginait pouvoir sans risques financer ainsi une partie de ses études. Une petite aide lui permit de régler des échéances urgentes, le temps également de réfléchir, de se détourner d'une vie à risques, et de ne pas perdre son ami, qu'elle aimait vraiment, et à qui elle n'avait rien dit.

Comme toujours, il y eut une nuit, et il y eut un matin. Mais ce fut une nuit extraordinaire pour le quartier ! À l’aube, les enfants lui sourirent avec une tendresse malicieuse, puis disparurent dans la muraille.

Resté seul au matin de Noël, il se demanda comment il allait expliquer à son Inspecteur des Impôts pourquoi sa comptabilité ressemblait à un lendemain de rave-party. Machinalement, il alluma son PC, et consulta la balance de ses comptes ... et n'en revint pas.

En bref : il était en crédit de TVA et son compte d'honoraires à recevoir avait augmenté. Et tout était juste, et fondé. Le Trésor lui remboursa son crédit en 15 jours. Quant à ses clients, ils se retrouvèrent eux aussi en crédit de TVA, ce qui les mit tellement en joie qu'ils réglèrent tous leurs notes d'honoraires avec une promptitude habituellement inconnue de l'espèce. Et pour couronner le tout, il reçut du promoteur une rallonge à ses indemnités d'expropriation. Il y avait des mois que le litige traînait en Appel, et nul n'y croyait plus.

Au total, il reçut trois fois sept fois ce qu'il avait donné. Peu après, il ferma son affaire et partit. Les bulldozers étaient à sa porte.

C’est à Marseille qu’il s’installa, auprès de sa sœur, qui y possédait, et y possède toujours, une entreprise qui semble fort bien marcher. Au début, il aida sa sœur à gérer l’entreprise, mais cela ne dura pas, car l’Expert-comptable de la société menaça de les laisser tomber. En effet, chaque jour de T.V.A., les collaborateurs du cabinet rentraient en pleurs, car notre ami refaisait toutes leurs déclarations et les soumettait à un interrogatoire digne d’une enquête criminelle de la police judiciaire. Il cessa donc de s’en mêler.

De toute façon, c’est alors qu’il tomba malade. Il fondait à vue d’œil, il devenait presque diaphane, mais il était rayonnant, à croire que sa substance était peu à peu remplacée par de la lumière.

Je rêve, Marie-Claire, de vous emmener avec moi à Marseille. Dites oui, je vous en prie... Nous monterons de bon matin à Notre-Dame de la Garde. Lorsque le soleil sort de derrière l'horizon, là-bas, derrière les îles, derrière le Château d'If, le manteau d'ombre qui couvre la mer, la rade, les collines, se retire, et la Ville pénètre peu à peu dans le Royaume de la Lumière. On n’a plus envie de redescendre quand on a vu cela de là-haut …

C’est ce qu’il voyait tous les matins, car il s'était installé sur la colline, et toutes les pièces de son appartement donnaient sur la mer. C’est là que sa sœur l’a trouvé sans vie un matin de Noël. Il souriait au soleil levant, à croire que le soleil et lui avaient fait un concours de lumière, à qui des deux rayonnerait le plus.

Ecoutez-moi bien, Marie-Claire, je le jure devant la ville, le soleil, le ciel, la terre et la mer. Ce matin-là, pour une fois : c'est le soleil qui a perdu.

A Marc et Verena Tenneroni.
Hervé Mousset

3 commentaires:

  1. Bienvenue à ce nouveau rédacteur et à son joli conte de Noël !

    RépondreSupprimer
  2. Merci au père Noël qui nous apporte un nouvel auteur et un joli conte. Et merci Hervé. Joyeux noël.

    RépondreSupprimer
  3. Bienvenue au conteur : les bons contes font les bons amis !

    Joyeux Noël à tous.

    RépondreSupprimer

Photo : Kiji, Russie par Toche

Ce blog se propose de publier en ligne des nouvelles et d'autres textes courts inédits. Pour proposer un texte, l'envoyer au format word à : l.noel03@laposte.net (10 pages maxi). Ils restent la propriété exclusive de leurs auteurs.

Pages

Membres