mercredi 27 janvier 2010

Marco ( Ranta)

Il y a des jours qu’on ne peut pas oublier ; des bons, des mauvais il y en a plein, mais des qui marquent une vie, non, ça non.

C’était une de ces journée d’été où le soir ne tombe pas avant vingt-deux heures, où la lumière s’étire, où gosse je pensais, j’espérais que le soleil oublierait de se coucher, une de ces fins de journée où la chaleur que la terre a accumulée monte doucement dans le ciel ; et comme d’autres vont à la piscine en sortant du boulot, on était beaucoup à se retrouver ici. Deux, trois fois par semaine, chaque été depuis quelques années, le matin en partant bosser, je chargeais mon sac et toute la journée je rêvais, sans honte, à la promesse de ces quelques heures de pur plaisir.
Il y en avait, il y en a encore, pour tous les goûts, tous les niveaux, toutes les ambitions. Le choix ne manque pas et selon son humeur on peut décider de se faire très mal aux doigts, de suer tout son corps, de sentir son cœur chercher plus de place, de chercher son souffle, ou alors de dérouler tranquillement.

Plusieurs dizaines de voies, une proximité et un accès très facile ont popularisé cette paroi. Cinq kilomètres après avoir quitté la nationale qui borde l’autoroute, et après trois cents mètres d’un chemin caillouteux on y est, on surplombe le « refuge », mot pompeux pour le snack bar du parking, lieu de récit de tous les exploits…Faut dire, il en va pour certains grimpeurs comme des chasseurs et des pêcheurs : combien n’en ai-je croisé de ces cadors qui, le soir dans un quelconque refuge, vous narrent des histoires invérifiables, incroyables, faites de dièdres, de surplombs de quinze mètres, de pics, de précipices, de foudre, de tempêtes de neiges, de cordes coupées par une chute de pierres, de relais bancals, d’expositions terribles… Et que le lendemain on retrouve pliés en deux au pied de la paroi, terrassés par une soudaine et inexplicable maladie gastrique, sans aucun doute due au pâté frelaté consommé la veille et qui les contraint, la mort dans l’âme, à renoncer aujourd’hui.

Mais pas Marco. Lui, non, il n’est pas comme ça. Lui, il grimpé au Népal, au Pérou, dans le parc Yosémite, dans les dolomites... Ah ces merveilleuses dolomites !... Il a toutes les grandes classiques des Alpes à son palmarès en rocher, en glace, en mixte... Marco, on a grandi à deux pâtés d’immeubles l’un de l’autre, usé nos culottes courtes dans la même école, puis nos jeans dans le même collège. Et puis, et puis après, il a fait ce qu’il avait toujours dit : il a passé le stage d’aspirant guide, puis le guide. Marco, c’est le pote des bons et mauvais moments mais bizarrement on a peu grimpé ensemble. Faut dire que ses moments libres, il les passait avec d’autres « calibres » que moi et que ses projets, ses réalisations, m’étaient inaccessibles. Il m’a pourtant fait deux cadeaux inestimables : la voie normale des Drus et surtout la « Walker » aux grandes Jorasses. « Tu verras, m’avait-il dit en parlant de cette dernière, du cinq sup à tout casser… ». M’ouais...bien sûr...sauf que « cinq sup » dans une course de sept ou huit longueurs c’est pas du « cinq sup » à la « Walker » : la longueur de la voie, la répétition des difficultés, son engagement, ses dangers, la tension nerveuse qu’elle provoque me l’ont rendue extrêmement difficile... Et encore, je l’ai exclusivement grimpée en second... Ce qui ne n’avait pas empêché, plus tard, de crânement suggérer la face ouest des Drus ou « l’américaine » aux même Drus... Avec un petit sourire, il m’avait répondu : « T’exagères... on verra ».

Marco, précisément, je viens de le trouver au relais de la troisième longueur. Je ne suis pas étonné plus que ça qu’il soit engagé dans cette voie « déroulante ». Il y emmène souvent des débutants « avancés » pour voir. C’est que cette voie a une particularité : à la quatrième longueur on change de paroi. Une faille verticale de quarante mètres la coupe en deux. Il faut donc la désescalader sur environ trois mètres, puis aller chercher une petite prise main gauche, paume en l’air, à hauteur des hanches, descendre sa jambe droite au niveau de la gauche pour trouver une prise patinée par les passages et franco balancer en arrière sa jambe gauche en pivotant dans le même temps de 180 degrés pour rejoindre la minuscule plate-forme à environ 1,5 mètre sur l’autre paroi. En réalité, le geste est bien plus impressionnant que technique mais de nombreux grimpeurs moyens bloquent sur ce pas : il est un peu juge de paix pour savoir si.....

Non, Marco je ne suis pas surpris de le trouver ici mais son compagnon de cordée, plus exactement sa compagne, alors là oui et complètement même. C’est Caroline.
Caroline, c’est sa femme, son épouse, la mère de ses enfants. Caroline qui vient du Nord, de la banlieue de Lille et qui a vu la montagne pour la première fois à l’âge de vingt ans, il y a huit déjà. Une montagne qu’elle a immédiatement aimée, comme la plupart des gens qui y viennent pour la première fois. Cette montagne où elle a rencontré Marco. Une rencontre à la Zian Mappaz et Brigitte dans « la grande crevasse » de Frison- Roche . Avec pour théâtre « le rocher des gaillands », comme dans le livre, à Chamonix. Elle aussi, comme Brigitte, était venue se promener le long du lac qui jouxte la paroi et jeter un œil sur les cordées engagées dans les voies. Marco, qui se jour là encadrait un groupe de stagiaires lui avait involontairement jeté quatre-vingt mètres de corde sur la tête, du relais du dernier rappel..... Bon, à sa décharge, à ce relais, le bas de la paroi est masquée par une petite avancée et il avait, comme on le fait à chaque fois, crié « corde ! » en la lançant.....Mais cet avertissement est fait pour ceux qui savent... S’en étaient alors suivis des échanges peu amènes de part et d’autre, ce qui n’avait pas empêché, ou plus sûrement favorisé, le lendemain, puis le surlendemain, qu’elle soit là. Et, de fil en aiguille...

Caroline, elle a accepté sa passion mais au fond d’elle, elle ne l’a pas comprise. Une passion, ça ne s’explique pas, ça ne se comprend pas. On la vit et on la fait subir aux autres, à ses proches. Il est parti si souvent grimper à l’étranger, il est si souvent absent avec des clients que c’est elle qui fait vivre le foyer. Les moments de disette, les premières années, c’est elle qui faisait bouillir la marmite et comme elle disait souvent : « Femme de guide, t’as plutôt intérêt à aimer les pâtes et les patates et tu apprends vite l’art de les accommoder avec pas grand-chose »... Elle ne savait pas, qu’en disant ça, elle paraphrasait l’épouse du grand René Demaison. Et, depuis toute ces années, elle a toujours refusé d’essayer de grimper... d’où ma surprise à ce relais.

En arrivant, j’ai compris tout de suite en voyant Marco finir d’installer un bout de la corde au relais : elle avait coincé, et ce dernier à dû franchi le pas en sens inverse, manœuvre plutôt coton dans ce sens, (j’ai eu à la faire une fois et je n’ai pas oublié), pour venir poser une tyrolienne.
Le voici d’ailleurs qui repart pour fixer l’autre bout de la corde. J’ai vu qu’il n’était pas encordé mais que sa corde était juste fixée à l’une des boucles de son porte matériel. Oh, je sais que Caroline est incapable de l’assurer et puis, Marco... ici… il est même en baskets ; cette voie, il a dû la faire une centaine de fois. Un jour il m’a doublé à la seconde longueur, puis redoublé au dernier tiers de la sixième longueur... Alors, j’ai beau lui proposer mollement qu’il s’encorde et que je l’assure, le sourire et le clin d’œil qu’il m’envoie en guise réponse sont exactement ce à quoi je m’attendais.

Il n’a pas crié, ou du moins je ne m’en souviens pas. J’ai seulement vu la corde, lovée au pied du relais, se mettre à défiler de plus en plus vite, puis s’arrêter brutalement... Des cris il y en a eu, ceux des grimpeurs qui empruntent le sentier au pied de la faille, puis les miens et ceux de mon compagnon de cordée, puis ceux de Caroline qui a compris bien après tous ce qui venait de se passer. Je suis resté avec elle au relais, pas question de la laisser seule ; et mon compagnon de cordée a posé un rappel pour aller voir – le plus long rappel de sa vie, m’a-t-il dit ensuite– sait-on jamais… L’hélico de la protection civile est arrivée très vite, il rentrait d’une mission de surveillance mais sans médecin à bord ; d’ailleurs il n’y avait pas besoin de médecin.

Ranta

12 commentaires:

  1. Bienvenue à Dominique.
    Cette nouvelle est très émouvante dans sa sobriété. Merci.

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  2. Oui, bienvenue à ce nouveau rédacteur ! Un rantanplan peut cacher bien des surprises !

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  3. Ici, c'est plutot l'ubac que l'adret, l'ombre que la lumière. Et la solitude de l'écrivain de fond peut griser ( et dégriser)un peu, couplée au manque d'oxygène.
    Il y a peu de rappels, on est pas à l'Olympia.
    Mais bon, c'est tranquille et il n'y a pas de détritus.
    Déjà ça.
    On déroule sa corde peinard, à son rythme, et quand il n'y en a plus, eh bien...Je sais pas.
    On saute, j'imagine.
    Sandro

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  4. L'ubac rafraichi, l'adret peut faire gonfler la tête. C'est très bien comme ça. Mieux en vaut peu mais bon que beaucoup et mauvais.

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  5. Un train peut en cacher un autre, un rantanplan aussi.


    Ranta.

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  6. Magnifique hommage à ton ami, Ranta.

    Papy

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  7. Superbe et terrible, dom…
    Moi qui suis une femme de la mer, je comprends… les cordages (on ne dit pas "corde" de ce côté-ci) et les harnais rattachent à la vie mais un oubli mauvais suffit pour basculer dans le grand rien. Tabarly refusa toujours, ce qui ne l'a pas non plus sauvé.
    Bises amicales (COLRE)

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  8. Oui, l'habitude et la facilité tue.

    Ranta.

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  9. Joli récit Dom .

    Avoir un copain comme toi est une chance .

    Had .

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  10. Rien de plus hargneux que choses communes . Ne pas les aborder dans les règles et c'est la cata..

    Merci Dom

    DF

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  11. Excellent article Dom.
    Je suis fière d'être ton amie.
    Francesca.

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  12. Italia,

    ça me va droit au coeur. Merci.


    ranta.

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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