samedi 23 janvier 2010

Il pleuvait sur Aix... (F. Spassky)


Je n'eus aucun mal à l'identifier, il était seul client à une table du bar de l'Hôtel Ibis où nous avions rendez-vous. Un type à l'air accablé derrière ses lunettes rondes, qui sentait les fins de mois difficiles et l'injustice essentielle du monde.
L'avocat m'avait prévenu, il était fâché avec son fils depuis des années et bien qu'il soit venu spécialement à Aix-en-Provence pour le voir en prison, Éric avait refusé de le rencontrer.
Il se leva pour me saluer, l'odeur chimique d'une eau de toilette bon marché m'enveloppa. Il me demanda si je voulais boire quelque chose et commanda mon café au garçon qui n'avait rien d'autre à faire que de lire Le Provençal.
Il pleuvait sur Aix. C'était souvent le cas aux alentours de Noël.

— « Merci d'être venu, me dit-il en préambule. L'avocat d'Éric vous a dit pourquoi je voulais vous voir : vous êtes, selon lui, l'une des rares personnes à être exactement au courant de ce qui s'est passé. On va vous demander de témoigner sans doute... Mais moi... moi, j'ai besoin de savoir... Je suis en mauvais termes avec mon fils, cela fait cinq ans qu'on ne s'est plus parlé. Mais c'était un garçon plutôt calme, posé. Renfermé même. Je ne comprends pas comment il a pu faire ça...
— Ce n'est pas indiscret de vous demander le motif de votre brouille ?
— Oh, il n'a pas supporté mon divorce avec sa mère et encore moins mon remariage...
— Que savez-vous exactement ?
— Ce que les journaux en ont dit. Et l'avocat... Que mon fils a tué à coups de marteau un metteur en scène du Bolchoï, Alexis Kovalev, alors que la troupe était à Orange pour une série de représentations. Éric travaillait pour le montage des décors ou quelque chose comme ça. Je n'en sais pas plus...»

Je m’enfonçai dans le fauteuil club et allumai une cigarette. C'était un temps où les fumeurs ne faisaient pas encore l'objet de harcèlements hystériques.
Je m'étais préparé à cette rencontre et me doutais bien de ce qu'il allait me demander. Mais là, devant cette détresse j'eus un moment d'incertitude: comment lui raconter ça ? C'était inracontable...

«— Hum, dis-je en me raclant la gorge. Pour vous l'expliquer, cela va être long. Sans le contexte, on ne peut pas comprendre. J'espère que votre fils s'en tirera sans trop de dégâts et qu'il ne sera condamné qu'avec du sursis, plus la préventive qu'il aura faite au jour de son procès.
— J'ai tout mon temps. C'est plutôt vous...
— OK. Le point de départ, pour moi, c'est IMS...
— IMS ?
— L'employeur. C'est une boîte qui fait de l'événementiel, mais spécialisée dans les événements sportifs : tournois de tennis, de golf, rallyes automobiles, courses cyclistes. J'ai su qu'ils ne s'étaient jamais occupés auparavant d'organiser la tournée d'une troupe d'Opéra de 400 personnes avec les artistes, les décors, les costumes, les techniciens... Comment ont-ils eu le contrat d'exclusivité avec le Bolchoï? C'est un mystère... Mais ils l'ont eu : quatre mois en Europe avec 3 semaines au Théâtre antique d'Orange : Moussorgsky ( Boris Godounov) et le ballet de Prokofiev, Roméo et Juliette. Ils ont flairé le coup du siècle : ces pauvres Russes étaient en déconfiture totale après la perestroïka, leurs salaires misérables, mais la qualité artistique intacte. Faisant connaissance avec l'économie de marché, ils étaient prêts à se vendre pour 10 fois moins cher qu'une troupe occidentale de renom. Et ces salauds d'IMS n'en ont fait qu'une bouchée. Malgré ce prix dérisoire, ils se sont comportés comme des rats, grattant le moindre centime. Je vous passe les détails, mais vous ne pouvez pas imaginer...
— Par exemple ?
— Oh, tout... Par exemple, leur contrat ne prévoyait qu'un repas par jour en plus du petit déjeuner ; par exemple, au lieu d'être logés dans les hôtels des alentours (à Orange il n'y a quasiment rien), ils avaient dégoté les piaules des élèves d'un lycée agricole vide de ses internes durant l'été ; par exemple, ils leur avaient fourni des serviettes de toilette tellement pourries que quand on s'essuyait on était couvert de pluches ; mais le plus grave va concerner directement Éric cette fois : ils ont calculé que payer l'ensemble des techniciens russes qu'il fallait nourrir, loger durant tout leur séjour leur revenait beaucoup plus cher que d'embaucher sur place des techniciens et machinistes intermittents du spectacle qu'ils ne paieraient qu'au temps travaillé. Ils ont donc exigé des équipes russes très réduites. Les chefs essentiellement. Les équipes techniques étaient donc mixtes. C'est pour cela qu'ils avaient besoin d'un interprète à plein temps auprès d'eux, entre autres. C'est le travail qui m'avait été dévolu. Mais attention, ce n'est pas mon métier. Dans le civil je suis prof de russe ici, à Aix. Je suis tombé sur une annonce à laquelle j'ai répondu, on m'a fait passer un test de russe par téléphone et j'ai été pris.
— C'était bien payé ?
— Je l'ai cru au début, habitué à nos salaires de profs. Mais depuis, je me suis renseigné, non, c'était très en-dessous des tarifs habituellement pratiqués. Mais je m'en fichais, j'étais libre en juillet, pour moi c'était du complément de salaire, j'adore la musique classique, l'opéra; le ballet... et en plus ça m'amusait.
— Donc ils ont aussi embauché Éric ?
— Oui. Je ne connais pas les détails. Je crois bien qu'ils ont embauché d'abord un chef d'équipe habitué à ce genre de boulot et il s'est chargé à son tour de trouver des gars... dont votre fils. C'était son métier ?
— Je ne sais pas... je ne sais rien de lui depuis cinq ans.
— Ce qui m'est apparu assez rapidement, c'est que les intermittents français embauchés par IMS étaient en nombre très insuffisant. Enfin, cela aurait peut-être pu passer, s'il n'y avait eu quelques circonstances à la fois aggravantes et aberrantes...
— …
— D'abord, IMS voulait rentabiliser la location du Théâtre antique et ils avaient intercalé des représentations de variété au milieu des spectacles du Bolchoï : un coup Véronique Samson, un coup Chris Rhéa, un coup Patricia Kass. Sans doute une question de disponibilité de ces gens-là..
— Et alors, c'était bien pour les intermittents français ? Ça leur faisait des jours de repos, non ?
— Au contraire... Comme il n'y avait pas un jour de relâche, il fallait, par exemple, tout démonter à la fin de la représentation de Boris Godounov, à partir de minuit environ, pour que l'équipe de Patricia Kass, qui arrivait le lendemain en milieu de matinée puisse s'installer. Et il fallait attendre la fin de son concert et que son équipe ait tout remballé pour pouvoir remonter à partir de 3-4 heures du matin les décors de Boris Godounov !
— Ils ne pouvaient pas le faire dans la journée ?
— Non, car, et c'est un autre détail ahurissant, le théâtre d'Orange est un monument historique et la municipalité, c'était dans le contrat, avait exigé que les visites continuent, qu'il reste ouvert dans la journée, de 10 h à 17 h au public, à l'exception des parties proches de la scène. Au début, ils ont essayé de remonter quand même en journée. Jusqu'au jour où un projecteur a échappé des mains d'un éclairagiste du sommet de l'une des deux tours destinées aux éclairages et qu'il est passé à 10 centimètres de la tête d'un mère de famille qui visitait les lieux en poussant un landau avec un bébé dedans... Elle a fait un scandale évidemment. C'est IMS qui dû céder... Mais ce n'est pas tout. Ces tours, justement... C'étaient de sortes d'échafaudages d'une vingtaine de mètres, il y en avait deux sur les côtés des gradins pour supporter une batterie de projecteurs. La première fois que des éclairagistes russes y sont montés, c'était un jour de mistral, ils se sont arrêtés à mi-hauteur, sont redescendus et ont décrété que c'était trop dangereux . Total, évidemment, seuls les Français y montaient... Pas fous, ces gens-là... D'une manière générale, tout ce qui était dangereux ou difficile, ils le leur déléguaient.
— Les professionnels sont sans doute plus prudents...
— Sûr... À cela vient s'ajouter qu' à Orange c'est un théâtre en plein air et que les réglages de lumières ne peuvent donc se faire que la nuit... À l'évidence, il aurait fallu le double de personnel pour que cela se passe sans problème. Au bout de quinze jours de ce traitement, les malheureux intermittents français étaient devenus des zombies, des loques, dormant parfois 2-3 heures par nuit. Votre fils, pareil... Vous ne pouvez vous imaginer combien elle est large cette scène, surtout quand vous la traversez 150 fois dans la journée... Avec la fatigue, il y a eu des accidents, dont l'un assez grave, une fracture tibia-péroné. Et il n'a pas été remplacé !
— C'est donc à cause de la fatigue que tout cela est arrivé ?
— Non. Enfin.. oui et non. Elle a été une circonstance... lourde. Mais il y a eu plus : les caprices du metteur en scène. Au Bolchoï chaque spectacle avait le sien. Avec celui de Boris Godounov, cela s'est assez bien passé, les ennuis ont commencé lorsque le corps de ballet et Kovalev ont débarqué pour Roméo et Juliette. C'était un grand type, genre vieux beau, au mieux avec la danseuse-étoile et se prenait pour un génie. Il venait, même aux répétitions, dans des vêtements invraisemblables : je me souviens d'un costume en cuir blanc avec des franges, sans doute trouvé à Las Vegas, un immense chapeau genre mousquetaire. Il était parfaitement ridicule. Mais aussi un véritable tyran. Le directeur technique russe qui était un type vraiment sympa, adoré de son équipe, m'a mis au parfum : ce Kovalev, on lui reconnaissait du talent, mais le mec était imbuvable...»

Je m'interrompis un moment pour finir mon café qui était devenu froid. Le père d'Éric buvait littéralement mes paroles. Il semblait fasciné par ce monde que je lui faisais découvrir, si loin des paillettes habituelles...

— « Dès le premier jour, il a commencé, repris-je : il convoque une répétition pour 17 heures, heure de la fermeture au public du théâtre, et décrète que la scène ne lui plaît pas, qu'elle s'étire en largeur, qu'elle fait vide, qu'il faut la meubler d'arbres pour le lendemain soir, pour la première ! Panique dans le camp français, les voilà en train de téléphoner à tous les pépiniéristes de la région pour trouver assez d'arbres de taille suffisante, à chercher un camion découvert et aller les récupérer, deux ici, trois ailleurs... Vers 20 heures le camion revient avec une vingtaine d'arbres en bacs que l'on installe difficilement, à l'aide de grues, sur la scène. Dans la soirée, le reste du décor est monté et je m'apprête à passer avec les éclairagistes une nuit blanche pour le réglage des lumières.
— Parce que vous aussi vous faisiez des nuits ?
— Obligé… Dès qu'il y avait des équipes mixtes, il fallait un interprète. D'ailleurs, je ne vous cache pas qu'au début, j'ai eu du mal avec le vocabulaire technique : une guinde, un pendrillon ou un gobo, je ne savais même pas ce que cela voulait dire en français... Mais pour faire les nuits, on se relayait, on était 5 interprètes en tout. Cette nuit-là, c'était mon tour.
— C'est là que cela s'est arrivé ?
— Non. Mais ce qui s'est passé cette nuit-là a eu son importance. Voilà : le théâtre antique d'Orange a une particularité. Il arrive que, certains jours de fort mistral, le vent s'engouffre, s'y trouve piégé et se mette à tourbillonner, créant une mini-tornade à l'intérieur. Il était aux alentours de 3 h du matin, on venait de terminer les réglages des lumières et le vent s'est levé. De plus en plus fort. Et, a un moment, la tornade a eu lieu... et tout a foutu le camp : les arbres sur la scène, les éléments de décor qui se sont arrachés. On s'est tous aplatis au sol, essayant de retenir ce que l'on pouvait. Une planche de contreplaqué m'est passée juste au dessus de la tête; un miracle qu'il n'y ait pas eu de blessé parmi nous. Cela a duré quelques minutes. Tout était par terre, sauf bizarrement, les fameuses tours en échafaudages. La scène était recouverte d'éléments de décor cassés, d'arbres renversé, de terre répandue hors des bacs. Un désastre... Mais un désastre qu'il fallait réparer avant le première qui avait lieu le soir-même... Alors dès le début de la matinée, on réveille les " machinistes" (c'est ainsi qu'on les appelle) qui, il faut s'en souvenir, ont terminé fort tard leur travail. Les Russes, cette fois se sont montrés réellement coopératifs. Mais voilà que le metteur en scène exige un « raccord » en fin d'après-midi, si bien que le remontage et le nettoyage doivent être interrompus. Lorsque la répétition se termine il est 19 h passées et il reste encore du travail d'installation des décors. En particulier, ceci : il s'agit d'une croix gigantesque de 5 m de haut faite d'un bâti léger en bois sur lequel est tendue une toile peinte en marron foncé. Et la mise en scène prévoit qu'on puisse l'ériger en quelques secondes pendant un « noir » de lumière au milieu d'un acte. Le directeur technique russe explique donc, par mon truchement, ce qu'il faut réaliser aux trois machinos qui sont chargés de l'affaire. Votre fils est l'un des trois... Les Français font remarquer aux Russes que, telle que cette croix est conçue, elle fait une magnifique voile, et que si le vent se lève à nouveau, on risque bien de la retrouver au milieu du public... Les Russes en conviennent et approuvent l'idée qu'elle doive être bien arrimée.
— Hum... une croix qu'il faut pouvoir mettre debout en quelques secondes, qui doit être ensuite solidement fixée, et facile à enlever à la fin de l'acte... Plus facile à dire qu'à faire, non ?...
— Effectivement car, en plus, il y a une circonstance que vous ne connaissez pas encore : le théâtre antique d'Orange est un monument historique classé et il est hors de question de planter le moindre clou, le moindre piton dans ses murs vénérables, c'est formellement interdit et surveillé par des employés municipaux particulièrement tatillons. On y a fixé à demeure un petit nombre de pitons et toutes les troupes qui viennent y travailler doivent se débrouiller avec ce qu'il y a… Alors, les voilà en train de chercher un système efficace. Ils en essaient un qui ne marche pas. Trop long. Au bout de plus de deux heures d'efforts, ces trois garçons épuisés par les nuits sans sommeil y parviennent enfin in extremis : il est tellement tard que les portes du théâtre sont déjà ouvertes et que les spectateurs commencent à entrer ! Je les revois encore, leurs outils à la main, en train de souffler enfin... C'est là que s'est joué le drame...
—…
— Oui, c'est le moment que choisit Kovalev pour apparaître avec sa cour et dire quelque chose au directeur technique russe. Ce dernier alors s'approche de moi, l'air embêté : " Écoute, me dit-il, je ne sais pas comment te le dire, mais Kovalev ne veut plus de la croix. Ils peuvent la démonter... ". C'est là que ça s'est passé, lorsque je suis venu le leur traduire. Les autres je n'ai pas fait attention, mais Éric a disjoncté. Il tenait encore une massette à la main et s'est jeté en hurlant sur Kovalev qui discutait avec une costumière. Il lui a fracassé le crâne. Il a fallu cinq personnes pour le maîtriser. Lorsque le SAMU est arrivé, ils n'ont rien pu faire, le type était mort... Votre fils était comme un dingue, s'il n'avait pas été maîtrisé, je suis sûr qu'il se serait acharné sur le cadavre... Les flics ont été obligés de lui menotter les mains et les pieds... Voilà toute l'histoire...»

Je me tus. Le père d'Eric sanglotait ; le garçon derrière son bar avait cessé de lire son journal. Il nous regardait bizarrement...

Nous nous sommes séparés sur le trottoir devant l’entrée de l’Ibis. La nuit était tombée et les guirlandes de Noël se reflétaient sur la chaussée mouillée. Je l’ai regardé un instant s’éloigner et se perdre au milieu des passants chargés de leurs courses de Noël.
Quelque chose dans sa silhouette me rappelait Éric.
Je me suis dit qu’il faudrait que j’essaie de lui rendre visite en prison…


Frederic Spassky

4 commentaires:

  1. Excellent, Léon.
    On sent le vécu et le défoulement salutaire ! Le meurtre par personne interposée, quel bonheur...

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  2. On voit où peut conduire une accumulation d'incivilités, quand le pouvoir de l'argent les autorise. Ça tourne toujours mal pour celui qui les subit

    Bravo Spassky

    D.F

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  3. Excellent ! Vraiment !
    Du vécu, sans doute ?

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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