samedi 28 novembre 2009

Station service (Sandro)


On ne voit ni le ciel ni la terre, mais le vent continue de souffler son sable.
Poussé par un vent de biais, la canette a roulé sur la nationale délabrée, par à-coups, dans le tintement clair de son métal rouillé. Elle a traversé ce qui fut l'aire de la station service, hésité contre une pompe, rebondi contre le gonfleur au tuyau crevé, et a finalement effleuré un crotale lové sur la fosse à vidange. Mais il n'a pas même relevé la tête, ni fait entendre sa crécelle. Ici, les serpents s'en foutent. Ils sont comme nous, ils se foutent de tout. Ils attendent.

C'est le bruit agaçant de la canette rebondissant sur la cabine de la station-service qui m'a rappelé que j'avais soif. C’était l’après-midi d’un jour qui ne me verrait jamais vraiment là. Il y en a des jours comme ça, des jours qui partent avant même qu’on ait ouvert les yeux. Ici, il n'y a rien à manger, ou alors des trucs lyophilisés dans des distributeurs. Et aussi des fontaines d'eau fraîche qui survivent, on se demande bien comment et par qui elles sont réapprovisionnées. Mais je ne manque de rien depuis que je suis là.
Je ne compte pas, je n'escompte pas non plus. Un bon moment que je suis arrivé là, en voiture – ma vieille Volvo T5 – sur un filet de gaz. Plus d'essence dans le réservoir, la jauge qui clignotait rouge, et puis plus du tout.
Je croyais trouver de l'essence: j'en ricane encore et les autres avec moi. Les autres? Ce sont ceux qui sont arrivés avant moi dans ce bled. Jeff, Had, Emilio. Ils ont pris position dans ce qu'ils ont trouvé de disponible alentours: une carcasse de bus, une caravane, un mobil home.
Au moins, j'ai un coin à moi. A part ces satanés crotales qui sont planqués partout, on ne peut pas vraiment se plaindre.
Ce n’est pas ce que je croyais, c'est tout.

Aujourd’hui c’est lundi, ou quelque chose comme ça. Le soleil revient chaque jour semblable, comme un œuf sur le plat. Jaune par-dessus, tout de sable blanc autour. Il en arrive encore, des nouveaux, sur la nationale et en files serrées. Il en arrive tous les jours, vous pouvez me croire, et tout est à recommencer. Ils veulent un toit pour dormir, ils cherchent de l'essence, quelque chose à manger, des conseils pour se protéger des crotales.
Ils n'impriment rien, ils sont hirsutes, ébahis, en colère. Ils disent tous qu'ils ont un rendez-vous important, qu'ils doivent téléphoner d'urgence à quelqu'un, une quelqu'une, que c'est une question de vie ou de mort. Tu parles.

D'abord, ça veut dire qu'ils croient qu'il y a le téléphone, ce qui est déjà une erreur manifeste d'appréciation. Ensuite, ils estiment qu'il y aurait encore quelqu'un pour les écouter.
Les cons, faut laisser dire.
Ils demandent aussi immanquablement à quelle heure passe le bus pour aller en ville. Mais il n'y a pas de bus, c'est ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'y a pas de ville non plus, du moins à ma connaissance.
On discerne bien, la nuit, comme une lueur derrière la barre rocheuse. Certains disent que le soir, on distingue au sommet comme une immense statue de serpent. En airain. Eclairée par des spots aveuglants. Mais on ne peut raisonnablement pas appeler cela une ville non plus. Du reste, ceux qui ont essayé d'y aller n'en sont jamais revenus.

Les nouveaux, faut tout leur expliquer depuis le début, c'est épuisant. Et puis ils ont l'air murés dans leur nuit, c'est peine perdue. Il n'y a que ceux qui arrivent en ambulance, la potence au dessus de leurs bras maigres où pend une perfusion, qui semblent emprunts d'une certaine sagesse. Certains ont l'air au courant, ils hochent la tête d'un air entendu. Ils sont très pales, aussi blancs qu’une idée de brouillard. On les salue brièvement, on leur arrache leur perfusion et on leur dit que "ça va aller, maintenant".
Il subsiste parfois dans leurs yeux comme une lueur, peut être une révolte, mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et rentrer bien vite chez soi se mettre à l'abri. Oui, je me dis que c’est ça qu’il faut faire, et sans regret encore.
L'important, c'est de se conserver un espace de survie. C'est ce que je fais. Je suis bien dans ma station. Hormis les crotales. Ça, c'est tout de même une engeance, autant le dire tout de suite.

Il y en a partout, jour et nuit. Au début, je les tuais à coups de clef à vidange, ou avec ce qui me tombait sous la main. Mais c'est à refaire chaque jour qui passe. Leur morsure est horriblement douloureuse, mais bizarrement, on n'en meurt pas. Ça n'enfle pas non plus. C'est comme une clôture électrique pour les bovins, une punition qui viendrait, régulièrement et par surprise, nous rappeler qu'on a merdé. Et qu'il faudra payer pour ça. Quand on croit avoir eu son compte, on repasse à la caisse, et vite encore.

À la tombée du soir, c’est l’heure des fous. Ils arrivent sur la nationale, poussant leur caddies métalliques avec leurs maigres affaires, braillant et gesticulant dans le vent chargé du sable qui s’imprègne partout et fait crisser les dents. Immanquablement, l’un d’eux, un grand rouquin pâle comme une soucoupe, monte sur un fut d’huile moteur et cogne dessus avec une clef à molette. Puis il déclame : « Si vous continuez à nous en promettre sans nous en donner, à susciter toute cette abondance de misérables désirs, il vous en viendra d’autres, de plus en plus pauvres, ô mon bordel natal, et des moins arrangeants que moi. Voilà pourquoi vous crèverez tous.(1) ».

Et puis la nuit jette son manteau noir sur tout ça, les fous, les carcasses atroces des guimbardes ensablées, les crotales lovés sur les sièges défoncés, et on n’en parle plus jusqu’au soir suivant.

Je vais alors me coucher dans le hamac de la guérite de la station-service.
Il y a encore un vieux calendrier Texaco pour routiers affiché au mur, dont les couleurs virent au bleu sous l’effet du soleil. C’est une fille nue, qui écarte à trois doigts son string de satin blanc. Elle me regarde d’un œil torve.

Ça aussi, autant le dire, ça surprend au début. Il n'y a pas de femme, mais alors plus du tout. La novation, c'est que cela ne manque pas non plus. Plus de désir, quelques vagues souvenirs qui flottent, des nébuleuses de nécropole.
La nuit, on en voit bien quelques unes qui rappliquent dans les rêves, mais elles baignent en pleine étrangeté. Elles sont le plus souvent sanglées dans des maillots de satin violets, hissées sur des talons hauts et tiennent chacune en laisse un mouton. Et puis au matin elles s'en vont, belles, belles, bêle comme le jour.
Bref, il ne faut pas s'inquiéter pour ça.
Ce sont des histoires aussi délavées que les rêves d’un vieillard qui se parle de printemps, quand on était jeune, mais qu’aujourd’hui tout ce que jadis on avait devant soi, c’est passé derrière.

C’est ce qu’on se disait avec Had, mon voisin de la cafétéria d’en face. Un ancien, un vieux sage. Quand même, il est parti un soir, sur la route, avec son bâton de fortune.
Je l’aimais bien, Had, mais ici, il ne faut pas trop s’attacher. Sur son visage, il y avait une expression désolante, du genre dans la vie, non, moi je n’irai pas beaucoup plus loin que cela. Du genre « encore un coup comme ça et c’est une tête de vieux que je me paie ». C’est pour ça qu’il est parti pour voir la montagne et sa statue éclairée. Au bout de quelques jours, il a disparu, comme c’était son destin depuis le commencement, et il s’est abattu sur le désert comme une espèce d’automne.
Je ne sais pas si ces choses sont équitables ou non, mais c’est comme ça que ça s’est passé.
J’espère que la délivrance lui est venue comme le vent qui efface tout. Et avec elle l’emporte, lui et tout ce que cela voulait dire.
Had, son nom était Had. Qu’il aille directement là où c’est le mieux, celui-là.

Il y a aussi Emilio, arrivé à peu près en même temps que moi. Il dort dans son Alfa Roméo 166 sur le parking de ma station. Il est toujours dans son jus, comme il est venu. Son costume Valentino à présent plein de poussière, ses chemises Armani et ses lunettes de soleil assorties. Il m’inquiète un peu, Emilio, parce qu’il a beaucoup de mal à s’adapter. Le soir, il me parle interminablement de femmes, leur parfum, leur odeur, toute la gamme de leurs cris et gémissements, les positions qu’elles prenaient et qu’il mime avec ses mains. Il parle aussi sans cesse de ce qu’il a perdu, les saltimbocca alla romana, le Barolo, les farfalle al dente, le café ristretto et sa mousse marron clair bien fumante. C’est plein d’odeurs, ses histoires, mais ici ça n’aide pas.
Du coup, je l’écoute en silence, et je hoche gravement la tête en faisant celui qui comprend. Il n’y a que ça qu’on puisse faire sans se tromper dans ces cas là.

Un jour où j’avais quand même réussi à m’en débarrasser, je suis allé vers la fosse à vidange. J’ai glissé sur de l’huile, et me suis cogné le front sur le pont élévateur en métal. La douleur m’a sonné, et je me suis affalé sur le sol graisseux. Tout de suite, j’ai entendu la crécelle d’un crotale qui se trouvait là. Il avait replié son corps en anneaux et relevé le cou pour frapper. J’étais sonné, vaincu, et n’ai rien tenté pour fuir. Du reste, il aurait eu le temps de frapper avant que j’aie pu esquisser quoi que ce soit. J’attendais la morsure, une de plus… Contre toute attente, il s’est détendu peu à peu au bout d’un instant interminable, a reposé sa tête plate comme une pelle sur le sol, à vingt centimètres de mon visage. Je voyais distinctement sa langue fine et fourchue qui sortait par intermittence, et ses minces pupilles fendues comme une jupe. Et alors, très distinctement, en détachant ses mots, il a dit : « Vous avez de ces vies, quand même, c’est à chialer ».


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-Crédit photo: Troy Pava, site "Lost America".
-(1) Jean-Patrick Manchette in « L’affaire N’Gustro », page 246, Gallimard Carré Noir.

8 commentaires:

  1. "Je voyais distinctement sa langue fine et fourchue qui sortait par intermittence, et ses minces pupilles fendues comme une jupe".

    "Ce qui est bon c'est mal, ce qui est mal c'est bon, alors damne toi !"

    Des mots précieux pour éclairer le tunnel.

    Merci et longue vie,

    Volontairement vôtre, de peu de foi mais de folles espérances

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  2. Le purgatoire , la première fois qu'on a inventé le paiement à crédit

    DF

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  3. "Le polar, c'est mort", disait Manchette.
    J'ai donc voulu lui rendre cet hommage, à coup de crotales, ainsi qu'à Brautigan, dont certains retrouveront peut étre l'ambiance.
    Et puis la Bible n'est pas loin, naturellement, avec l'épisode du serpent d'airain du "Livre des Nombres".

    @ au premier intervenant (e) : les "folles espérances" lancent "des dagues et de lances", c'est douloureux aussi...
    Sandro

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  4. Et plus précis encore, on eut pu invoquer les "cruelles espérances". Il est bien tard, plus qu'une chose à faire : alerter les bébés http://www.deezer.com/listen-3499561

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  5. Super-texte. Cela me fait drôle d'imaginer le purgatoire en territoire américian, quelque part du côté de Bagdad Café....

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  6. @Léon,
    Oui, mais comme l'a souligné pertinement D.F , cette nouvelle est une illustration supplémentaire de la dérégulation du crédit. Donc, ça ne pouvait se passer que dans le désert US...
    Sandro

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  7. :-D (euh.. smiley qui rigole...)

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  8. De Bagdad Café en Paris Texas, en passant par le Canyon de Chelly pour finir à sec dans la Vallée de la mort... En souvenir de routes 66 and so on qui affichent d'emblée la couleur : aux véhicules ne disposant pas d'un réservoir à l'autonomie suffisante, à vos risques et périls. Enjoy...

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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