Chaque vacance de Toussaint, je pars en voyage.
J'explore la vaste terre de mon grand-père sur l'Ile en face de sa maison.
Elle est cachée entre la Mauve et la Loire, derrière un rideau de peupliers.
A ses côtés je suis Robinson Crusoë ou le Capitaine Hatteras.
On prend la plate qui file sur l'eau verte au dessus des remous sablonneux et hop c'est l'arrivée.
À chaque fois qu'il foule le carré de terre, c'est le Nouveau Monde qui se lève à lui.
Les grenouilles et la nature, un vol d'oiseaux et le vent surtout à la crête des bouleaux.
Alors, il déplie son couteau aiguisé à même la terre.
Et mastique l'oignon cru à tribord.
Lui, le silence et moi, tous les trois on se supporte ensemble.
On marche pareillement sans ouvrir la bouche, tendus au même secret.
Mais moi, je suis bien plus curieux et, un jour, je saurai.
Depuis longtemps déjà, je le fixe, au large de son bras droit et épais.
Ce drôle de dessin.
Je l'imagine et je voudrais bien le voir de plus près, toucher les traits du bout des doigts.
Le dessin prendrait relief et je le saisirais. Il deviendrait une chose que je n'ai vue nulle part.
Je l'ai sur le bout des lèvres cette question d'enfant et, à chaque fois, j'ai peur de secouer sa tranquillité, que je ne puisse plus l'accompagner dans cette ballade.
Je garde son silence.
"Grand-Père emmène moi..."
Je veux lui montrer que je ne suis pas un moussaillon de jardin agricole.
Mais bien le digne petit-fils d'un aventurier qui n'en parle jamais.
Dans sa cuisine, j'ai souvent mangé du regard le "Lamotte Piquet" accroché au dessus de la porte, à côté de la Comtoise.
Je l'ai mangé des dizaines et des dizaines de repas et me suis demandé comment labourer l'Océan.
Mais l'obscurité descendait toujours sur ses repas. Rien n'était prêt à se dire.
J'en ressortais affamé, privé de toutes les réponses à mes questions.
Quand on est petit, on voit bien que les Vieux essaient d'oublier l'histoire et le fil de l'histoire.
Ils effacent.
Mais là, il pouvait pas.
C'était marqué à l'encre indélébile.
Je faisais des esquisses, dessinais en vain sur des feuilles de brouillon vite cachées le tatouage de bleu de Chine et j'imaginais :
l'ancre qui disait la traversée de l'Atlantique,
le dragon pour l'escale en Chine ou le dos de la tortue pour la traversée de l'Equateur
Mais surtout c'est un trois-mâts toutes voiles dehors pour passer le Cap Horn que je gribouillais et reprenais sans cesse.
Il avait du faire un voyage au long cours.
C'est sûr. Le bateau ressortirait bien un jour pour naviguer dans la mémoire de Grand-Père.
Et là, il me raconterait.
À force, je devenais quand même impatient. Il devait bien savoir comment c'était un enfant, bien que cela aussi je me demandais s'il l'avait effacé. Oui, je me demandais s'il l'avait effacé.
C'est le dernier jour des vacances que le doute s'est installé.
J'ai d'abord cru que quelques pétales égarés étaient tombés sur son bras. Ce n'était pas le printemps pourtant.
Après le repas, il s'est endormi près de la cheminée, la manche retroussée.
C'était le moment d'aller, de plus près, voir.
Ne restait plus qu'à suivre le contour.
Sur la peau s'ouvrait, transpercée d'un poignard, une rose UNE ROSE ...ROUGE et... détaché, à l'encre noire, un prénom qui flottait H E L E N E.
J'ai vu bondir les deux yeux ronds de feu ma grand-mère, ses protège-nappes et ses chut-le-petit-écoute-aux-portes.
C'était la fin du voyage.
Fini le Tour du monde.
Se taire.
Pas bouger.
Se faire très, très léger.
En apnée.
Garder son souffle.
Au fond de la cale.
Secret défense.
Thérèse Bonnétat
-le 15 Novembre 2009-
-le 15 Novembre 2009-
Quel beau texte ! Bravo !
RépondreSupprimerOui, magnifique, merci à Thérèse.
RépondreSupprimerC'est tellement plus beau qu'un tatouage ...
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