dimanche 1 novembre 2009

La conspiration (A. Zelensky)


Armand Mauduit vient d’emménager. Ce soir, il est assis dans sa nouvelle cuisine. Il a terminé son dîner, confortablement assis à sa table de cuisine. En tournant légèrement sa tête sur la gauche, il peut apercevoir la ligne continue que forment la cuisinière avec son four, le lave-vaisselle, le lave-linge et l’évier.
L’ancien propriétaire lui a laissé une cuisine entièrement équipée. Les appareils sont dans un état neuf, même s’ils datent de quelques années. Il a même hérité de la cafetière électrique qui est placée au bout de la table. Armand Mauduit est plutôt utilisateur de cafetière italienne. Mais pourquoi ne pas essayer une autre voie d’accès à ce breuvage noir auquel il voue une affection particulière ? Ceci étant, et avec toute l’impartialité voulue, la comparaison tourne, selon lui, à l’avantage incontestable de la manière italienne.
Mais peu sectaire, il alterne : quand il est pressé, il privilégie l’électrique, quand il a le temps, il revient à sa cafetière dont le sifflement est depuis toujours annonce de plaisir.

Demain, dimanche, Lise vient déjeuner. Il a opté pour un poulet rôti avec des pommes de terre également rôties. Il évoque avec satisfaction le volatile dodu, fermier, qui trône désormais dans son réfrigérateur. Dans la foulée, se présentent à son esprit les autres provisions faites cet après-midi même. Le congélateur est garni, sans excès. Armand M. n’aime pas entasser.

En se levant pour aller vers le lave-vaisselle, où il va ranger sa vaisselle du soir - qui rejoindra celle de la veille - son regard tombe sur le four. Il se souvient alors que l’ancien propriétaire lui a signalé qu’il n’avait pas eu le temps de le nettoyer. Non qu’il fut sale, avait-il précisé. Il ne cuisinait pas beaucoup. Mais tout de même… En tout cas, il y avait un système d’auto nettoyage.
Armand se souvient donc qu’il va falloir mettre ce soir même en route l’auto nettoyage pour que le four soit prêt le lendemain à recevoir le poulet rôti et ses pommes de terre. Il est vrai que le four n’est pas vraiment encrassé. Il l’a examiné. Mais cuire un poulet dans un four qui a servi à un autre, qui conserve la trace de graisses et de projections alimentaires étrangères… Bien sûr, un poulet - ou un rôti - reste un poulet, quelle que soit la personne qui le met à cuire. Quoique… La qualité du volatile - fermier ou pas - les ingrédients choisis pour relever le goût, le degré de cuisson peuvent être révélateurs de la personne.
Quoiqu’il en soit, il n’a pas envie de confier son poulet à un four sali par un autre. Mais comme il a attendu le dernier moment, c’est ce soir-même qu’il doit procéder à l’auto nettoyage.

La première chose à faire est de consulter la notice du four. Tout est soigneusement rangé dans le tiroir du meuble long, près de la porte. Armand M. feuillette le livret et trouve la partie consacrée au nettoyage. Il la lit attentivement. Les explications paraissent simples. Mais A. M. sait que le passage à l’acte se révèle souvent problématique. Aussi préfère-t-il récapituler plusieurs fois les différentes opérations à accomplir avant de se lancer. Le choix se présente entre deux formules : l’auto nettoyage immédiat ou différé. La deuxième formule est plus économique, mais dure plus longtemps. Nulle part, il n’est mentionné combien de temps. Armand Mauduit ne s’étonne plus : il y a toujours dans ces notices d’emploi, des blancs, comme si leur auteur proposait une devinette - à moins que ce soit un piège - aux utilisateurs. Faisons confiance, se dit-il. Ils doivent savoir de quoi il retourne. Il opte pour l’option formule différée, qui dépense moins d’électricité. L’opération se fait en consommation lente et le four doit chauffer moins.

Armand Mauduit appuie donc sur les boutons désignés. Il a bien retenu que les trois voyants concernés - vert, orange, et rouge - doivent s’éteindre l’un après l’autre. Ce sera signe que tout va bien. Une sorte de ronronnement se fait bientôt entendre. La chose se présente bien.
Dans la foulée de ces manœuvres techniques, notre heureux propriétaire décide de mettre en marche sa machine à laver la vaisselle. Il n’a jamais eu auparavant ce genre d’appareil. Il vit depuis des années, en général seul et n’en a pas ressenti le besoin.
Mais le progrès lui offre là son confort. Pourquoi le bouder ? Après avoir rempli des liquides idoines les orifices de la machine, il la met en route. Et voilà que le bourdonnement cyclique de la machine réservée à la vaisselle s’ajoute au ronronnement de celle dont la fonction est de cuire.
Il ne manquait plus que le crachotement de la cafetière électrique et le vrombissement de l’appareil à laver le linge pour offrir à ses oreilles un quatuor de musique concrète de cuisine. Mais il a déjà fait une machine le matin et ne boit pas de café le soir. N’empêche : il se surprend à contempler avec une certaine tendresse ces appareils qui allègent sa vie des tâches ingrates.
Après un dernier regard à son petit monde technique en action, il éteint la lumière de la cuisine et rejoint sa chambre, l’esprit tranquille. Il s’endort sur la vision d’un four vierge de toute salissure, prêt à recevoir le poulet dominical.

Dans la nuit, il se réveille, comme souvent, pour aller aux toilettes. Il essaye de ruser avec le besoin de faire pipi. Mais il est bientôt obligé de se lever. Il sait qu’il mettra ensuite du temps à se rendormir. En revenant des toilettes, il a une sensation inhabituelle de chaleur. Elle vient indubitablement de la cuisine. Il s’y dirige et dans le noir, distingue la lueur des voyants du four. Il s’étonne : il croit se souvenir qu’ils devraient être éteints. Mais quelle heure est-il ? Un coup d’œil à sa montre le renseigne : deux heures du matin. Un bref calcul mental le confirme dans l’évidence : il a dû mettre le four en auto nettoyage vers 22 heures. Il devrait être largement nettoyé. Or deux voyants sur trois, l’orange et le rouge sont toujours allumés. Et il fait dans cette cuisine une chaleur de… four.

Il hausse les épaules, agacé contre lui-même de cette blague hors de propos qu’il se fait à lui-même. Il sait une chose : s’il veut avoir une chance de se rendormir, il lui faut fuir cet endroit. Sans bien réfléchir, mû par une sorte d’instinct, il va vers le tableau électrique et abaisse la manette correspondant à la cuisine, en se félicitant au passage, d’avoir inscrit au-dessous de chaque manette, la pièce de la maison correspondante. Il n’ose pas imaginer son humeur, s’il avait dû en pleine nuit, faire des essais pour repérer la bonne manette.

Une fois dans son lit, il essaye de ne pas s’interroger sur les raisons pour lesquelles, quatre heures après le déclenchement du nettoyage, deux voyants sur trois sont encore en alerte. Quelle erreur a-t-il commise ? Il récapitule, malgré lui, les différents gestes qu’il a accomplis pour aboutir à l’auto nettoiement. Autonettoyant, pas auto nettoiement ! Pas si sûr… Quel mot emploie-t-on ? Comment s’en souvenir ? Là n’est pas le problème ! Mais s’il n’arrive même pas à savoir si on dit autonettoyant ou auto nettoiement, comment serait-il capable de savoir ce qu’il a fait avec ces foutus boutons ! Sans notice et dans le noir. Oui, mais avec la notice, ce n’est pas mieux. Il l’a suivi au pied de la lettre, cette notice et voilà où il en est.

Il s’exhorte au calme, respire profondément. Pour se changer les idées, il pense à Lise qui va venir le lendemain. Las ! il est ramené au four, puisqu’il l’a invitée à déjeuner et que pour déjeuner… Il a le sentiment d’être cerné, quoiqu’il pense. Il disparaît sous les draps. L’aile du désespoir l’aurait effleuré, si une pensée ne s’était alors présentée, salvatrice. Il a coupé l’électricité ! Ce satané four ne fera pas la loi ! Tu veux chauffer à tort et à travers ? Eh bien, c’est tout de même moi qui décide ici. Un sourire qu’il imagine narquois détend ses lèvres.
Puis il est étreint de nostalgie en évoquant son ancien four qu’il a abandonné en déménageant. Il ne faisait pas tant d’histoires, celui-là. On le nettoyait à la main, tout simplement. Avec du produit, ou même avec une éponge et un grattoir. L’image de sa vieille cuisinière flotte devant ses yeux. Qu’est-elle devenue ? Avec cette manie du neuf, personne n’a dû en vouloir et elle a fini à la casse. Il s’endort sur un sentiment poignant de regret.

Il se réveille tard et de mauvaise humeur. Il a la bouche pâteuse et un désir irrépressible de café. Une fois dans la cuisine, il va vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur “ in ”, il se souvient, en constatant qu’il ne passe pas au rouge, du courant coupé. En bougonnant, il va vers le tableau électrique et remet l’électricité. Quand il revient dans la cuisine, il manque glisser sur le sol, dont il constate qu’il est en effet mouillé. Que se passe-il encore ? Il baisse les yeux : une flaque d’eau s’étale devant la porte du réfrigérateur.
Le courant étant coupé, il a coulé. Dans un mouvement brusque, Armand Mauduit ouvre l’appareil où la température est à peine fraîche. Il se souvient des provisions dans le congélateur. Il n’y a pas une minute à perdre. Il faut transvaser en bas ce qu’il y a en haut. Un produit décongelé ne doit jamais recongeler… Et tout est décongelé. Il entreprend de vider le congélateur et de caser dans le réfrigérateur son contenu. Il se félicite au passage de ne pas l’avoir rempli exagérément.

Mais l’effort accompli à jeun l’épuise. Il a plus que jamais besoin de café. Il se traîne vers la cafetière électrique. Au moment où il met le bouton sur le “ in ”, un drôle de bruit se fait entendre. Une sensation timide de chaleur monte. Armand Mauduit, comme à regret, se tourne vers le four, sans y croire. Mais oui, les trois voyants sont rallumés, l’auto nettoyage est reparti comme si de rien n’était.

Armand Mauduit s’étonne lui-même de ne pas sombrer dans une forme aiguë de désespoir ou de ne pas se laisser aller à une rage destructrice. Une hébétude, due en partie au manque, le manque de café, le protège bien heureusement des excès auxquels la situation aurait pu le mener. Il est mû par une idée fixe : boire son café. Il cherche une tasse. Mais elles sont dans la machine à laver la vaisselle. Il force un peu pour débloquer la porte de l’engin, tout en se disant que prendre une tasse lavée sur l’égouttoir de l’évier lui aurait coûté moins d’effort. Quand le couvercle se rabat, il aperçoit au fond de la machine une nappe d’eau savonneuse. Elle ne s’est pas écoulée comme elle aurait dû. Armand Mauduit passe instinctivement un doigt sur la première assiette qui se présente, et sait déjà qu’elle sera aussi grasse que lorsqu’il l’a placée là, la veille ou l’avant-veille. Il reproduit le même geste sur un autre couvert, avec la conscience claire qu’il obtiendra le même résultat.

Encore à l’abri derrière son matelas d’hébétude, il sort une tasse, un couteau et une cuillère et les rince soigneusement sous l’eau du robinet, renouant avec un geste traditionnel, sinon ancestral, puisque l’eau courante n’a pas toujours existé. Et il ne peut s’empêcher de penser :
“ C’est tellement plus simple de laver la vaisselle au robinet ”.
Et puis on entend dans l’air déjà chaud de la cuisine ce cri :
“ Mais qu’est ce que j’en ai à foutre de son lave-vaisselle ! ”
Un peu soulagé par cet éclat bien compréhensible, notre homme emporte ses couverts au salon. Il n’est pas question qu’il déjeune dans cette cuisine, où la chaleur monte inexorable, où le bourdonnement du four se conjugue au crachotement de la cafetière dans un duo qu’il ne trouve plus musical, mais infernal. Encore une chance que le lave vaisselle se soit tu.

Quand il revient à la cafetière, une autre déconvenue l’attend, tant il est vrai qu’un malheur n’arrive jamais seul. Il cherche en vain son cher liquide noir dans le récipient habilité à le recevoir. Celui-ci est résolument vide. L’eau est restée en haut, là où il l’a versée tout à l’heure. La poudre dans le filtre es t sèche, vierge de toute humidité. Pourtant le bouton est bien sur la position “ in ”, le voyant allumé. Mais plus autre aucun bruit ne sort de la machine. Il s’acharne sur le bouton, l’éteint, le rallume. Il bouscule même la machine, retrouvant la rage de l’enfant qui tape sur l’objet résistant.

Alors là, c’est trop. Il se laisse tomber sur une chaise. Les larmes lui montent aux yeux. Son regard erre, pathétique, sur cette cuisine ou hier encore, il trônait, heureux, fier de contempler l’alignement de ses appareils. Et puis l’envie lancinante de café le reprend et le sauve d’un abattement qui aurait pu le conduire à de graves extrémités.
Il se lève, mû par une interrogation.
“ Y a-t-il du nescafé ? ”
Il s’arrache à son siège et bondit vers le placard. Fouille fébrilement. Et au fond, dissimulé par les autres provisions usuelles, sa main rencontre la surface de la boite haute. Quand il l’extrait, il lit “ Ricoré ”. Peu importe ! Pourvu qu’il ait l’illusion de sentir couler dans son gosier asséché le liquide chaud et noir. L’imagination fera le reste.
Quand il fait chauffer de l’eau, il s’étonne presque de voir le gaz s’allumer. Avec le gaz de ville, il n’y a pas de mauvaises surprises. Pas comme ces plaques électriques qui mettent un temps fou à se mettre en train. Heureusement la cuisine en est indemne.
Il emporte la casserole avec son eau frémissante vers le salon, non sans jeter un regard mauvais au four. Il ne peut plus tolérer la vision de l’appareil en pleine action chauffante. Il se brûle dès la première gorgée, tant est grande sa hâte d’avaler son pseudo café. Il fait la grimace, quand le goût du breuvage de substitution atteint ses papilles. Le rapport avec le café est lointain. Il mâchonne une tranche de pain sans beurre. Il n’a pas le courage d’affronter son réfrigérateur, encombré de victuailles dont il ne sait pas comment il va arriver à les consommer dans les temps requis.

Sa tasse vidée, il se sent un peu ragaillardi. Non sans regret, il se lève pour se diriger vers la cuisine. Il cherche la notice du four qu’il a rangé la veille. Un sentiment d’auto compassion l’étreint. Pauvre de lui, s’il avait su, en classant le maudit livret… Mais il reconnaît par la même occasion la sagesse de la Providence - il n’est pas croyant - qui nous laisse dans l’ignorance - bienheureuse - de l’avenir qui nous attend. Oui, mais s’il avait prévu que ce four lui causerait tant de déboires, peut être aurait-il lu la notice avec encore plus d’attention, sans doute aurait-il évité le pire…
“ À quoi bon se poser toutes ses questions ? ” se dit-il en s’agenouillant devant l’appareil de tous ses tourments, pour mieux examiner les boutons, la notice à la main. Les voyants orange et rouge sont dons allumés, mais le vert est éteint. L’opération est donc en bonne voie. Armand Mauduit décide de tenter l’impossible : passer de l’auto nettoyage différé à l’auto immédiat. L’idée l’effleure que c’est là un risque, mais il est tellement excédé par cette chaleur qui envahit sa cuisine qu’il n’est pas vraiment capable de raisonner. Cette éventualité, le passage d’un programme à l’autre, n’est nulle part évoquée.
“ Ça ne m’étonne pas, c’est tellement bête, une machine. Si au moins ça faisait toujours ce qu’on lui commande… ”
Des images de robots déchaînés assaillent son esprit. Mais il passe outre. En lui se réveille la volonté de maîtrise, ce vieux réflexe humain dont l’origine se perd aux confins de nos origines. Il ne sera pas dit que l’objet, sa créature, lui résiste.
Il se met à tourner un bouton. Puis un autre. Et voilà que le voyant vert se rallume. Alors Armand Mauduit est pris d’une rage qui vient du plus profond de son cerveau, qui le ramène aux premiers temps hominiens. Il appuie frénétiquement sur tous les boutons, secoue le four, se relève pour mieux taper dessus avec ses pieds alternativement.
Et puis, il s’écroule par terre. Et constate qu’il est assis dans une flaque d’eau. Il met un moment à comprendre qu’elle ne provient plus du réfrigérateur - il l’a épongé tout à l’heure - mais probablement du lave-vaisselle. Il se souvient de la mare savonneuse aperçue au fond de l’appareil : elle a du s’écouler à l’extérieur… Le derrière mouillé, il se relève, raide comme un de ces robots qu’il évoquait, il y a un moment. Muni d’une serpillière, il éponge le sol qui, à quelque chose malheur est bon, séchera vite.
Le feu aux joues, il se redresse et pense à l’heure. Déjà 11 heures. Lise doit venir à 12h30. Il se précipite sur le téléphone.
“ Lise, écoute, j’ai pensé qu’on pourrait aller au restaurant, ça ferait une sortie… ”

On suit sur le visage d’Armand Mauduit les péripéties de sa conversation avec Lise, heureusement étonnée de ce changement de programme, elle n’y voit aucun inconvénient et sera là à l’heure dite. Puis, sur les invites de son interlocuteur - elle peut vraiment prendre son temps, c’est dimanche - elle accepte sans difficulté de retarder d’une demi-heure sa venue.
Lise ne fait pas d’histoire. Elle n’est peut être pas une beauté, elle n’est pas d’une intelligence hors du commun, mais elle est n’est pas contrariante. Armand Mauduit se félicite de sa chance. Les femmes sont devenues si difficiles… Enfin c’est ce qu’il entend dire. Il est toujours bien tombé, lui, il a le flair. Dès qu’une emmerdeuse croise par là, il la repère et évite la collision.
Une fois le combiné reposé, satisfait du délai obtenu, il se réfugie dans son lit. Les couvertures rabattues jusqu’au sommet de son crâne, il ferme les yeux, met des boules Quies, et tente de se placer en interruption volontaire de conscience. Il installe un vigile mental qui traque toute pensée inopportune et la déloge instantanément.

Cette mesure de salut public intérieure donne des résultats modestes. Après un court répit, les questions s’enchaînent. Que va-t-il faire ? La loge du gardien est fermée. Aucun dépanneur ne travaille le dimanche. Et puis quelle honte… Même par rapport à Lise. Que va-t-elle penser d’un homme incapable de s’y retrouver dans les boutons d’un four ? Elle qui lui fait souvent compliment sur sa force - quand il débouche une bouteille. C’est bien la seule chose du répertoire - traditionnellement dévolu à l’homme - à laquelle elle ne soit pas réfractaire.
Lise le croit apte à déjouer tous les pièges que présente la plomberie, l’électricité et le percement des murs, les trois mamelles du savoir domestique attribué à la gent masculine. Si elle savait que lorsqu’il a un clou à planter, c’est plutôt sur sa main que le marteau a tendance à atterrir. Quant à la perceuse si chère à ses confrères, il en a une hantise absolue, tant est panique sa peur de la voir se retourner contre lui.
S’il veut conserver l’amour de Lise, mieux vaut ne pas évoquer l’histoire du four. Mais quand même, se dit-il : elle ne me connaît pas au fond. Est-ce bien moi qu’elle aime ou une image de moi ? N’est-ce pas l’occasion de confronter l’image à la réalité ?
Le risque est de perdre son aura auprès de Lise, d’encourager le ridicule, peu favorable, à ce que l’on dit, aux sentiments amoureux. Quoique… Les femmes ont toujours un cœur de mère prêt à s’attendrir devant les faiblesses d’un homme, dans lequel elle retrouve le petit garçon qu’elles ont eu ou auront.
De toute façon, elle va bien s’apercevoir de la chaleur qui règne dans la cuisine et gagne l’appartement entier. Elle voudra l’assister dans la préparation de l’apéritif, elle le suivra à la cuisine… Alors, une illumination éclaire tout à coup l’esprit traqué d’Armand M. Une première image se présente : sa mère penchée sur un four, puis une autre : Lise enfournant un plat dans l’appareil… L’association se fait tout naturellement : four, femmes. Qui fait la cuisine ? Qui met à cuire les préparations ? Comment n’y a-t-il pas pensé ? Lise doit évidemment savoir comment nettoyer et auto-nettoyer un four. Il pousse un immense soupir de soulagement qui libère toute la tension de cette affreuse matinée. Il lui dira :
“ Figure-toi que… Mais moi, en appareils ménagers, je ne m’y connais pas. Toi, je suis sûr que c’est un eu d’enfant. Tu fais si bien la cuisine. ”
L’honneur sera sauf. Elle ne pourra pas se moquer de lui. Le four n’est pas une affaire d’hommes. Il lui donnera l’occasion de montrer une supériorité sur lui. Avec un bel entrain, il fait un brin de ménage, puis se prépare avec soin.

La sonnerie retentit à 13 heures. Lise est là, toute souriante, un petit paquet enrubanné à la main. Elle a toujours un cadeau pour lui. Il l’embrasse avec une effusion où entre la reconnaissance anticipée. Il la conduit au salon en la protégeant de son bras, comme pour éloigner l’indéniable chaleur qui a envahi les lieux. D’ailleurs, à peine installée sur le canapé, elle remarque :
“ Il fait bien chaud chez toi. Ils ne chauffent pas encore, quand même ? ”
Elle a posé d’un air mystérieux son paquet enrubanné sur la table attenante au divan. Il ne pense même pas à s’exclamer, comme le veut la coutume :
“ Il ne fallait pas ! C’est trop gentil… ”
Il ne pense qu’à une chose : le four. Justement, sa remarque sur la chaleur est un hameçon. Il va y accrocher sans tarder son problème. Avec un sourire qu’il sent très faux, il se lance :
“ Pour faire chaud, il fait chaud… Figure-toi… ”
Lise l’écoute avec son expression de bienveillance coutumière. Elle l’interrompt juste pour avoir les compléments d’information utiles, que dans son trouble, il oublie de donner.
Puis elle se lève et propose d’aller voir.
“ Je te sors la notice ? demande Armand.
“ Je vais essayer sans. La pratique vaut mieux que leurs explications. Je comprends qu’ils t’aient embrouillé, mon chéri. ”
Il le sait, Lise prend toujours son parti. Elle le comprend. C’est la notice qui induit l’erreur et pas lui qui est incapable de la lire.
Quand ils sont dans la cuisine, Lise examine avec un air de compétence l’engin chauffant. Elle s’accroupit pour mieux scruter les boutons, puis tourne l’un d’eux avec l’assurance que donne la certitude d’être dans le vrai. Armand, de là où il est, croit deviner que c’est le bouton “ Arrêt ”. Et il est sûr d’avoir, lui aussi appuyé dessus. Mais il constate aussitôt que les trois voyants sont désormais éteints. Lui n’était jamais arrivé à en juguler plus d’un, le vert. Il écarquille les yeux pour se convaincre de l’indéniable réalité : sur l’écran de l’appareil, aucune lueur d’aucune couleur ne scintille plus.
Lise se relève et se tourne vers lui :
“ Je pense que ça va aller. Il fallait appuyer sur "arrêt", mon chéri ”.
Armand Mauduit, dans un souffle, articule :
“ Mais j’ai appuyé dessus ”.
“ Oui, mais tu as, en même temps ; actionné les autres. Voilà qui a dû annuler l’effet arrêt ”
“ C’était ça… Balbutie Armand Mauduit, toute honte bue.
“ Ca arrive, tu t’es peut-être énervé, il y a de quoi… Le four, ce n’est pas ton domaine ”.
Et elle ajoute avec cette cruauté que confère l’inconscience ou l’innocence :
“ Moi, si on me demandait de réparer une prise de courant… ”
Elle considère l’intérieur du four, à travers la vitre et déclare :
“ En tout cas, tu as un four impeccable. Pour être nettoyé, il est nettoyé ! Maintenant, il faut attendre qu’il refroidisse. ”
Sur un ton qu’il veut joyeux, le propriétaire du four qui refroidit annonce : “ On l’utilisera une autre fois. Aujourd’hui, je t’emmène au restaurant ! ”
Il l’entraîne au salon pour lui offrir l’apéritif. Il aperçoit alors sur la petite table le paquet qu’elle a amené. Elle a un sourire malicieux en le regardant défaire la ficelle de couleur qui entoure le paquet. Bientôt apparaît une boîte de chocolats. Armand M. ne prête pas immédiatement attention à la forme des friandises. Puis, en en prenant une, il se rend compte qu’elle reproduit un petit marteau. Il s’exclame : “ C’est drôlement bien imité ! ”
“ Regarde les autres, mon chéri… ”
Il découvre en fouillant dans la boîte que tous les chocolats sont en forme d’outils, clou, tournevis, clés à mollette. La ressemblance avec l’objet réel est étonnante. Armand M. manipule les chocolats, partagé entre la surprise et le doute.
Pourquoi a-t-elle choisi ce genre de bonbons ?
Il lève les yeux vers Lise. Elle sourit et il croit déceler sur ses lèvres une expression malicieuse. Il balbutie pour se donner une contenance : “ Où as-tu trouvé ça ? ”
“ C’est original, non ? J’ai pensé que cela te plairait… ”
Lui plaire, lui plaire… Que veut-elle dire par là ?
Mais il s’abstient de lui demander de plus amples précisions.
Le mystère ne s’éclaircit jamais. Armand Mauduit ne comprit pas plus ce qui s’était passé dans sa cuisine cette nuit-là qu’il ne parvint à déchiffrer le sens des paroles de Lise. Et continua à se demander s’il y avait une relation entre les deux phénomènes.

Anne Zelensky

4 commentaires:

  1. Il faudra, un jour, que nous joutions à la machine à coudre

    DF

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  2. Magnifique nouvelle.
    Il restera un jour à écrire toute l'horreur ignoble que certains objets d'apparence innocente peuvent porter. Les cintres, par exemple, abjecte ignominie de nos penderies.

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  3. Philippe pffff!
    On enlève le cintre avant de mettre le manteau!

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  4. Enlever le cintre. Dit de cette façon, c’est facile, évident et banal. Dans la triste réalité des faits quotidiens, ce peut être une épreuve terrible, qui fait retentir l’air d’imprécations abominables et de blasphèmes hideux.

    cintre n. m. Objet destiné à suspendre les vêtements, étudié pour s’accrocher aux autres objets lorsqu’il est déplacé, et pour se décrocher de son support dans les autres cas. « Ces cintres me rendront fou » (NERVAL).

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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