vendredi 6 novembre 2009

Du coté de chez les ours ( D. Furtif )


Le lendemain, au matin d’une nuit agitée, mon ours de la nuit me ramena au rivage du lit. Je gardais les yeux fermés longtemps, déchiré par sa résolution de ne plus venir accompagner mes fièvres. Ne surtout pas se réveiller ! Tant que je dormirais il resterait là à mes côtés. Faire semblant, garder les yeux fermés ! Toute la nuit dans une barque plate qu’il dirigeait d’une longue perche nous avions devisé calmement, lourdement. J’entends encore sa voix grave imprononcée.
Un échange sans mot entre l’angoisse de mes craintes de l’inconnu, de la mort, et le grave de ses paroles rassurantes, ses « tu verras ». Peu à peu, avec précaution, en prenant garde, il ne masquait pas, pourtant, qu’il était effrayant d’apprendre la mort à qui en ignorait tout.
Tu es grand maintenant.
« Ta tatie est morte, son corps ne bouge plus. Le pays du tout- est- blanc est peuplé de gens qui ne bougent plus, ne parlent plus, ne chantent plus. »
— Parce qu’ils ont été pas sages ?
— Ne fais pas l’enfant, tu es grand maintenant.
— Mais pourquoi tu ne veux plus venir ?

Était-ce pour aider mon courage ? Il m’offrit en partant comme le pressentiment que la fièvre, peu à peu, me laisserait en paix. Enfin, un peu en paix. Si elle revenait, ce serait moins souvent. Je devrais passer mes nuits seul. Seul avec la douleur et le vide au cœur de son absence.
Il avait passé toute la nuit à me conduire sur le grand lac de brume qui couvrait la vallée le soir. Embarquant sur la rivière, installé tout à l’avant et lui tournant le dos, je n’avais, même en rêve, pas l’audace de le regarder. L’avais-je jamais fait ? Il m’avait offert un tour de rivière qui n’en finissait pas, du moulin là bas qui la faisait rire pour nous, au grand coude qui l’emportait derrière la forêt. Partant de la rive nous étions passés aux prés, insensiblement, comme dans les rêves et, de là, tout était permis, jusqu’au survol des maisons du village. Patiemment, glissant au milieu de tout ce blanc, il m’avait offert en intermède du chagrin pesant, le survol des maisons des amis du village. Je les avais salués avec des bouffées de joie fugaces, de rêve dans le rêve
« Eh, vous me voyez ?»
Et leurs sourires en bas me donnaient un moment la force d’admettre, quelques secondes, le terrible choc de la mort de Tatie joint au départ, à jamais, de mon compagnon des nuits brûlantes. Le voyage fut long, combien de fois se dirigea-t-il vers ma chambre, autant de fois que mes suppliques nous ramenèrent pour un tour supplémentaire dans cette barque plate.
Cette étrange barque plate qui n’avait rien d’incongru – il faut dire que je la connaissais tellement. Nous y voir assis lui et moi s’imposait sans question. C’est moi qui l’avais ramenée d’un caprice éveillé du dîner au plongeon du sommeil. Il en avait pris le commandement pour y faire ses adieux.



Quand il y avait un mort au village, un partage officiel des tâches décidé en Mairie avait fait la répartition : un cercueil au menuisier, un au charron. Plus tard je m’amuserais de ce charron qui jouait les « Charon ». Le cercueil ! Le cercueil c’était la fête, la rupture de la routine des jours. L’apprenti ou l’ouvrier allait rester là, à la maison, à diner avec nous, puis il travaillerait de nuit aux cotés du père jusqu’au matin où on le retrouverait au petit déjeuner. Il fallait faire vite à l’heureux temps du sans-frigo. Le cercueil prêt, en voiture dans la camionnette jusqu’au domicile du défunt… et là, en un monde sans croque-mort, mon père et son apprenti, tout frais de ses 14 ans, assistaient aux derniers instants des familles avant la mise en bière par leurs soins… Des scènes épiques nous revenaient et faisaient notre bonheur à la table familiale durant ces années. Cinquante ans plus tard nous les contons encore quand le hasard veut que nous rencontrions :
Une famille vient de perdre sa grand-mère.
— Oui Lucette me l’as dit à l’école, elle vient de mourir. Tu vas lui faire un beau cercueil papa à la grand-mère de ma copine ?
— Bien sur mon chéri, on va même lui en faire un grand !
Le père, la mère, la sœur ainée étaient tous des géants. Va pour un cercueil de géant…
La mémé de Lucette gardait la chambre depuis tellement longtemps que papa ne l’avait jamais vue.
— Bonjour M’sieurs Dames, vot’mémé elle fait dans les combien ?
Facile à dire à table, pour faire rire les enfants, mais face à une famille en pleurs…
Alors ce fut un cercueil XXL.
Ils trouvèrent la vieille dans la chambre qu’elle occupait sans la quitter depuis des mois. C’est là qu’on lui portait ses repas et qu’on lui faisait le semblant de toilette en usage en ce temps-là. Ils eurent bien du mal à faire passer le cercueil dans l’escalier étroit en colimaçon. Mon père et l’arpète faisaient sortir la famille et installaient le corps. Là l’usage voulait qu’on accorde aux parents quelques instants de recueillement, aux proches, aux voisins… Puis fermeture et direction église puis cimetière.
Certaines familles insistaient pour que le défunt emmène avec lui un objet, une montre voire un livre de messe. C’est même au cours de ces moments où un vieillard particulièrement ignoble était sur le départ, que sa femme, une punaise boxant dans la même catégorie, insistait pour mettre ça, et ça et encore autre chose devant mon père stoïque et le curé qui regardait sa montre. Le gendre de la maison s’approche de mon père résigné :
(à voix basse avec un sérieux de porte de prison, devant toute la famille éplorée)
— M’sieur Marin ?
— Ouiiiiii…
— Vous auriez pas encore un peu de place ?
— Mais certainement, en glissant là,… sur le coté.
— Pourriez pas mettre la vieille avec ?

Quand on a besoin de travailler pour vivre, on traverse des moments difficiles.

Mais ce jour là ce ne fut pas les Atrides à l’enterrement, mais bien pire pour mon père… :

La Mémé des géants était une quasi-naine, un tout petit bout de bonne femme. Gêné le paternel ! Réclamer des coussins à des gens qui pleurent et qui vous regardent de travers ?
On la mit en boite et, direction la porte.
Aïe ! La caisse vide séparée de son couvercle était bien passée à l’aller mais pour le retour, même en descendant, macache !

Il fallut aller dans la grange chercher des cordes. Où elles sont ces fichues cordes ? Qu’est-ce qu’il a dit le fils tout à l’heure ? Va lui faire répéter.
Une corde à chaque bout, on approche le cercueil de la fenêtre et mauvaise idée…Une extrémité sur l’appui de la fenêtre et l’autre au sol.
Chhiiiii Flochhh, Mémé descend pôle sud
On la bascule à l’extérieur
Chiiii Flochhh, pôle nord
On essaie autant que possible de la descendre jusqu’au sol bien à l’horizontale. Mais dans l’encadrement de la fenêtre, on se gêne. Jusqu’au sol, les horribles glissements. Le chargement dans la camionnette. Il paraît que même à l’entrée du caveau…

Les enterrements jusqu’à Tatie c’était ainsi. De grands éclats de rire à table, chez les cousins, à l’atelier, une de nos rares connivences joyeuses.

Ces cercueils, il fallait bien les faire avant d’y mettre les mémés trop petites

Invariablement les évènements se déroulaient de la même manière, au dialogue près.
Nous sommes là, mon frère et moi dans l’atelier à leur tourner autour. Choisir les bois. Le chêne à l’odeur forte pour les riches et le noyer « seulement pour les pauvres »… Il fallait voir les contorsions gênées de certains fils ou gendres venant réclamer « le noyer-c’est-bien-aussi-quand-même ». Une véritable épreuve dans ce monde où le qu’en-dira-t-on ne nous épargnait pas nous-mêmes, nous, les pas paysans.
Plus le cercueil prenait forme plus nous étions excités… Il se dressait là, sur l’établi, comme un appel cent fois relancé à notre esprit inventif.
Et hop, nous sautions dedans et armés d’un bout de planche nous simulions un bateau. Car le cercueil en bois sombre et sérieux représentait un merveilleux bateau pour les barreurs de rivières et les aspirants navigateurs.
Dis papa tu nous fais un cercueil yeueuueeu ?
Sans perdre de temps nous y jouions aux billes dans un jeu où pas une ne pouvait se permettre ses habituelles frasques déplaisantes : s’écarter et se perdre dans les lames du plancher voire dessous, et alors là…
Le rituel voulait qu’une fois fini, Papa se couche dedans et qu’on appelle ma mère.
Affolement simulé qui se terminait par une baffe parce que « y en avait marre de ces jeux idiots »

Ce jeu finissait souvent ainsi. Du rire comme un ilot perdu au milieu de la crainte perpétuelle des baffes insoupçonnables. Les enfants savent quand c’est l’heure des baffes. Certains vivent sans la connaître parce qu’elles sont absentes, elles et leurs frontières. Pour moi elles étaient mouvantes et indétectables, le réel avait parfois sa chance mais il était si inconstant !

C’était donc ça la vie : des éclats de rires qui finissent en baffes et les cercueil-barques au tombeau !

De l’enterrement de Tatie mon archive incomplète ne débute qu’au cimetière. La concentration familiale préalable, le petit manteau qui râpait le cou, les souliers cirés qui faisaient mal aux pieds, rien ne m’est resté.
Ça commence par cette même impossible question : Papa fait-il exprès de faire des grimaces pour me faire sourire ? Je ne le guettais pas, mais juste un peu devant, dans le désarroi des cris et des gémissements déclenchés dans le cortège des femmes en noir, alors que dix mètres plus tôt……
Que fallait-il dire ?
Que fallait-il être ?
Les mêmes gestes de se masquer la tête, les yeux, la bouche, cette tentative de prendre une attitude, le renoncement immédiat, et ça recommence les gestes avec les bras… La rencontre d’un supposé chagrin qui n’a pas le temps de s’installer que déjà le désamour de sa sœur le rappelle à l’ordre. Etait-ce là la raison de ce choc entre sentiments opposés au confluent des attitudes ? La cohorte des femmes en noir ne trouvait aucune grâce à mes yeux.
J’appris.
Je retrouvais cette gesticulation plusieurs fois : à la Toussaint suivante et l’année d’après à l’anniversaire de la mort. Le même jeu théâtral qui en devenait chaque fois plus grimace, de plus en plus réduit, voire à peine esquissé.

Vingt ans plus tard, au fond d’un lit d’hôpital où je m’en allais un peu inopinément et pourtant si fatalement, je reconnus l’acteur à l’ébauche de son geste qu’il rangea très vite au placard des accessoires inutiles. Je nageais dans le sang, celui que je perdais et celui que l’on me donnait. Il n’y avait pas de quoi faire tant de frais.
Je me retrouvais pourtant, fidèle à mes anciennes ombres, dans un océan de blanc – à l’hôpital – et la grande affaire c’était ce ruisseau de sang qui me quittait et celui qui, avec peine, venait combler le vide. Dans la brume enfiévrée d’une nuit ou était-ce un jour, mon vieil ami l’Ours me revint. Son retour après tout ce temps me donna cette sérénité qui contrastait tant avec les yeux rougis de l’infirmière qui m’avait veillé toute la nuit, poussant avec le doigt, durant des heures, le sang que la perfusion était incapable de faire pénétrer dans ce corps qui s’en allait, tranquille.
Tranquille, je me rappelais la scène du cimetière, ce sommet atteint 20 ans plus tôt, après les cris, les protestations de douleur trop grande et les mouchoirs rentrés dans les sacs aussitôt remontés dans les voitures. Le claquement des fermoirs des sacs, le claquement de la règle en bois de la Dame du cathé plus tard pour nous faire asseoir, lever, à genoux, la même ferveur profonde. Le repas nous attendait, « fallait pas faire attendre quand on est chez les gens ». Les usages en cette occasion me furent appris par maman Reine selon sa méthode habituelle. J’étais resté un peu à l’écart dans l’allée désertée, effaré et désorienté. Le vrai chagrin m’avait pris là, alors que son comparse factice avait quitté les autres devant les impératifs de l’oie à mettre au four.
C’était donc ça !
Parents, cousins, proches ou moins, reprirent des couleurs avec l’apéritif. Le repas fut énorme comme d’habitude. Au bout de la table les enfants complètement oubliés et Globule qui n’en perdait pas une. Il ramena de ces heures le souvenir d’une discussion animée à la limite de la dispute sur les mérites comparés de l’huile de table Huilor et de la Lesieur. Reine se fit remarquer par cette phrase impérissable.
« Vous pouvez dire ce que vous voulez mais moi je garde la Lesieur » La malveillance de Globule lui fit retenir à jamais ces mots. L’était méchant comme une teigne Globule !

Donatien Furtif

3 commentaires:

  1. Merci Monsieur Donatien.

    Il y a plus que des souvenirs dans ce texte : des gros morceaux de mémoire tout habillés de talent.

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  2. Quel talent !!! Que de beaux mots bien agencés ... Avancerais-tu vers un Goncourt pour les années 2010 ?
    Bravo Didier
    Bises
    Toche

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  3. Bien trouvée, l'image des ours dansant.
    On les imagine valsant en rond sur la banquise, comme les souvenirs de Donatien...

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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