mardi 13 octobre 2009

Et Mémé ? (F. Spassky)

Les vacances promettaient d’être mémorables. On s'était décidé à «faire l’Espagne», le cours de la peseta permettant d’envisager, même pour la classe ouvrière, des vacances de nabab.

La décision avait été lente à mûrir.
Lucien s’était fait expliquer par José, son collègue d’usine, les horaires bizarres, les frites à l’huile d’olive, les tapas, les sandwiches à la tortilla et le mystérieux « Sereno ! » que l'on appelait en ville, le soir, pour se faire ouvrir la porte de l'immeuble.
Au cours des soirées d’hiver, dans la fumée des gitanes-maïs et les vapeurs de prune, des habitués avaient mis en garde contre le soleil, la sévérité de la Guardia civil, la virulence du moustique local, l’état lamentable des routes et l’orgueil des machos espagnols. Et on avait discuté de l’opportunité d’aller voir une corrida «cruelle, mais où le toro a sa chance…».

On commença par l’achat d’une caravane.

Le choix fut long et minutieux. Sur le conseil d’amis déjà équipés, on opta pour un modèle plutôt petit mais avec deux couchages, un double et un simple. Il fallait une chambre pour Mémé, elle serait du voyage cette fois, on n’avait réussi à la caser nulle part.
Lucien avait monté lui-même le système d’attelage et avait été chercher la caravane une semaine avant le départ. Le concierge avait donné l’autorisation exceptionnelle de la garer dans la cour de l’immeuble de Billancourt.
Amis et voisins vinrent visiter, prodiguant conseils et recommandations ; certaines commères critiquèrent l’exiguïté. « Laisse dire, Gigi, on les verrait à tirer une grosse roulotte sur les routes espagnoles… » disait Lucien.
Gilberte prit possession des lieux, entassant vaisselle, ustensiles de cuisine, literie et provisions, acheta des pots de géranium « contre les moustiques » et cousit des rideaux multicolores. Annie, l’aînée, une brunette molle de 17 ans coiffée d'une choucroute à la B.B. gazouilla, en prenant des poses, que c’était « sensass ». Jojo, gamin au teint pâle, au regard torve et aux oreilles décollées, déclara du haut de ses dix ans que la caravane était « super-chouette ». Même Mémé, plutôt méfiante devant de telles extravagances technologiques, après en avoir fait le tour et essayé son lit, admit que «c’était coquet».

On chargea le reste du matériel la veille du départ, les vélos, les parasols, les bouées, les denrées périssables. Et tout ce petit monde, exténué par une année de labeur et de miasmes industriels prit, le 31 juillet à trois heures du matin, la direction d’un camping près d’Alicante. José avait retenu pour eux, en espagnol, il y a deux mois, un emplacement idéal : pas loin des sanitaires, près de la plage et à l’ombre.

La route dans la journée fut infernale, sous un soleil de plomb, avec des embouteillages monstrueux à partir d’Orange. La caravane, pourtant toute neuve, creva un pneu vers Narbonne. Lucien maudit la malchance, entreprit de changer la roue sur le bas-côté. Jojo trouva le moyen de jouer aux billes avec les écrous et l’on mit une demi-heure à les retrouver à grand renfort de baffes paternelles agrémentées de quelques contributions maternelles. Mémé commençait à trouver le temps long et se plaignait de ses rhumatismes tandis que la grande contribuait encore à énerver tout le monde à faire hurler son transistor.

On n’arriva à la frontière qu’en début de soirée et il fallut encore perdre une heure à passer la douane. Première sensation de perte d’équilibre, premier contact avec les chapeaux ridicules en cuir verni de la Guardia civil et un je-ne-sais-quoi dans leur dureté et leur nombre qui, d’entrée, faisait sentir la main pesante du franquisme.
On s’était arrêtés pour changer de l’argent. Premières conversions des prix en pesetas. On regardait avec étonnement ces pièces étranges dont certaines étaient trouées et ces billets en mauvais papier… On lisait les inscriptions : « Ça ressemble quand même un peu au français avec des « a » à la fin, on se débrouillera… ».
Lucien et Gilberte, qui avait son permis, se relayaient au volant tous les deux cents kilomètres. On arriva tellement tard dans la nuit que le camping était fermé et, comme d’autres, on prit la queue devant la barrière close. Puis on s’entassa comme on put à cinq dans la caravane pour quelques très courtes heures de sommeil.

Le lendemain, aux premières heures, on prit possession des lieux. On déplia l’auvent de la caravane, on planta les tentes des jeunes et fit la connaissance des voisins, presque tous français. On régla quelques problèmes d’intendance et on se précipita à la plage mettre à cuire au soleil les corps fatigués .
Les parents sonnés par le voyage s’écroulaient sur le sable après avoir calé Mémé sous un parasol. Annie, toute à ses effets de bikini, (même que Lucien avait trouvé «qu’elle aurait pu, tout de même, se mettre quelque chose d’un peu plus grand qu’un confetti sur le cul, surtout en Espagne…» ) commença à observer les garçons, envisageant sérieusement de perdre son pucelage à l’occasion de ces premières vacances exotiques.
Le Jojo, nullement fatigué, passait son temps à hurler, à asperger d’eau et de sable sa sœur et les parents jusqu’au moment où il se fit engueuler en version originale par un étranger énorme, rouge comme un incendie, d’une nationalité que l’on ne sut déterminer précisément sur l’instant. Tellement il était baraqué, que même Lucien, qui n’avait pourtant rien d’un avorton, décida de laisser passer l’affront fait à la France et rapatria Jojo à coups de pieds aux fesses dans le giron familial.

Annie ne mit pas plus de deux jours à parvenir à ses fins dans les bras d’un voisin français, « étudiant en psychologie ». Dilettante à la poitrine creuse mais beau parleur, il réussit à l’entraîner nuitamment dans son étroite tente canadienne sans avoir besoin d'insister au-delà du strict minimum établi par les convenances.
Mais le jeune homme en question, tout mal fichu qu’il était, n’en était pas à son coup d’essai. Et s’il n’était pas une flèche dans ses études, en revanche, faisait preuve pour la chose d’un incontestable talent qui mit «la grande» dans des états dont elle ne soupçonnait nullement l’existence. Les confidences des copines qui avaient déjà vu le loup n’avaient été, en effet, que modérément enthousiastes. Aussi, devant cette révélation inattendue, devint-elle très assidue à la fréquentation nocturne et clandestine de son infatigable amoureux.

Jojo, lui, s’acoquina avec une bande de garnements tout aussi plurinationale qu’insupportable qui passait son temps à commettre des coups pendables à l’intérieur du camping. Au début ils se contentèrent de bêtises assez innocentes comme arroser au tuyau ceux qui faisaient la vaisselle dans les sanitaires ou cacher les vêtements des femmes qui prenaient leur douche. Mais le hasard voulut qu’à l’occasion d’une de leurs espiègleries ils tombent sur le géant auquel Jojo avait déjà eu affaire à la plage, et contre lequel le gamin avait gardé une rancune tenace en souvenir des coups de pieds aux fesses qu’il avait pris par son père à cause de lui. L’homme en question, un Finlandais dont la peau avait viré à l’écarlate sous l’effet du soleil, qui était là en vacances avec sa femme et ses deux gosses aux cheveux tellement blonds qu’il étaient blancs, devint leur souffre-douleur.
Une fois, ils déposèrent des étrons devant sa tente, une autre, en défirent les sardines pendant la sieste si bien qu’elle s’écroula sur ses occupants. Plus grave, ils y mirent un jour le feu et ce fut miracle s’il n’y eut pas un accident sérieux. La direction du camping s'en mêla, intima l’ordre aux parents de tenir leurs gosses sous peine d’expulsion, des taloches en toutes les langues furent distribuées et le calme revint quelques temps.

Vaille que vaille toute la famille prit donc ses habitudes vacancières au camping de la Siesta : Mémé se levait la première et trottinait en robe de chambre jusqu’à la réception pour y chercher des croissants espagnols énormes et caoutchouteux. Elle préparait le café, ce qui réveillait généralement Lucien et Gilberte. Jojo, tout ébouriffé, surgissait rapidement ensuite.
La demoiselle (enfin, l’ex- ) n’émergeait que vers midi avec des cernes sous les yeux alors qu’on revenait déjà une première fois de la plage. « Je trouve qu'elle a une allure de papier mâché », disait la mère, pendant que Mémé souriait en douce : comme toutes les personnes âgées, elle avait le sommeil très léger et savait parfaitement à quoi s’en tenir au sujet de la mine de sa petite-fille.
Tous les soirs s’organisaient des transhumances apéritives, les invitations se lançaient, se rendaient et se relançaient.
Les parties de pétanque démarraient immédiatement après le repas, une fois terminées les négociations sur les tours de vaisselle. On refaisait ensuite le monde et on arrosait les victoires jusque tard dans la nuit.

Mais un matin, au bout du neuvième jour, il arriva ceci :

« — Papa, y’a Mémé qui est morte… »
La dextre paternelle jaillit des profondeurs du couchage parental pour s’abattre en une gifle retentissante sur la nuque de Jojo en pyjama. C’est que des réveils comme ça, après les litres de sangria d’hier soir, eux-mêmes mouillés de pastis, fallait pas emmerder l’homme…
— Mais c’est vrai ! reprit le gamin pleurant à moitié, Mémé elle bouge plus, elle respire plus !
La mère réveillée à son tour se redressa mollement dans le lit :
— Oh ça va, Jojo ! T’es pas drôle, quelle heure il est ?
— Mais maman, je te jure, elle respire plus et elle est bizarre, j’ai peur…
— Eh, t’entend ça, Lucien ? Va voir ! C’est ta mère après tout…
Seul un grognement indistinct répondit à Gilberte.
«Bon j’y vais. Reste là mon Jojo… »

La mère revint bouleversée :
— Lucien, lève-toi. Je crois que c’est grave… Le petit a raison… »

Ce fut un choc pour la famille. C’est que Mémé, elle était vieille mais en bonne santé apparemment… En plus, on l’aimait bien : toujours de bonne humeur, gentille, adorant ses petits-enfants.
On alla réveiller la grande qui, la première, fondit en larmes. Larmes qui se communiquèrent à tout le monde durant de longues minutes. On restait là à renifler et à aller voir de temps à autres si, dès fois, la Mémé elle ne s’était pas juste endormie très profondément…
Au bout d’un moment Gilberte revint sur terre :
— Je vais à la réception pour savoir ce qu’il faut faire. On n’a même pas appelé un médecin, dit-elle en se remettant à pleurer.
— Chuuut, Gilberte, on va t’entendre. Attends. Reste-là, faut réfléchir…
— Mais…
— Reste-là, je te dis ! Les enfants, retournez dans vos tentes, il faut que je cause à votre mère !
Annie, cette fois prit Jojo avec elle dans sa tente pour tenter de le calmer.
— Gigi, faut qu’on rentre immédiatement à Billancourt, dit Lucien…
— Mais, ta mère ?
— Ben justement : tu imagines les emmerdements si on déclare son décès en Espagne ? Si ça se trouve ils exigeront qu’elle soit enterrée ici. Et comment on va faire pour venir la voir à la Toussaint ?
Gilberte se remit à pleurer de plus belle.
— Allons, allons, calme-toi. Bois un coup, dit-il en lui versant un verre de pastis pur. Et en supposant même qu’ils acceptent que le corps soit rapatrié en France, tu as une idée de ce que ça va coûter ?
— Ils vont peut-être nous soupçonner de l’avoir assassinée ?…
— Ben ouais, on peut rester bloqués ici des années… Avec ce qu’on raconte sur les prisons de Franco… Faut réfléchir…

Ils réfléchirent tellement qu’ils arrivèrent à la conclusion que le seul moyen était de cacher Mémé à l’intérieur de la caravane, de partir immédiatement et de passer la frontière de nuit en priant le bon Dieu pour qu’on ne découvre pas le macabre transport. On espérait une présence policière plus faible et un trafic fluide. Une fois en France, on rentrerait dare-dare à Billancourt, on s’arrangerait pour arriver la nuit et on transporterait en cachette le cadavre dans son lit. Puis on déclarerait le décès.

Ni Lucien ni Gilberte n’avaient la moindre idée des rigidités cadavériques et des procédés dont dispose la science pour déterminer la date d’un décès, mais ils croyaient que leur plan pourrait marcher. De toute manière ils n’en voyaient aucun autre possible.
Restaient les gosses. Et puis les voisins de camping. Faudrait trouver une excuse. Et pourquoi pas, justement un décès dans la famille ?

On briffa les enfants. Jojo était trop bouleversé pour protester, mais la grande, passée la première émotion, la trouva mauvaise. Elle avait pris goût au radada avec son étudiant et, obligée de suspendre comme ça, en plein vol, son éducation à la chose, ça lui mettait comme des regrets, des sentiments d'inachevé…
Gilberte fut chargée de répandre l’excuse du deuil familial qu’on aurait appris tôt ce matin en téléphonant en France depuis une cabine. Bobard qu’elle servit aussi bien à la réception qu’aux voisins, pendant que le reste de la famille pliait frénétiquement les tentes et le matériel de camping.
On parvint à prendre la route vers midi. On avait laissé Mémé dans son lit sous ses draps en recouvrant de linge et de vêtements divers.

Un peu avant minuit, au bout de près de 700 kilomètres de routes espagnoles à peine carrossables, la tension à l’intérieur de la voiture familiale devint maximale. Il avait été d’abord décidé que ce serait Gilberte qui conduirait pour passer la douane, mais au fur et à mesure que l’on se rapprochait, sa nervosité augmentait au point que Lucien dut prendre le volant ,mais lui-même finit par ne pas en mener large. Si Annie, partagée entre la tristesse et des rêveries inavouables se tenait à peu près correctement, en revanche Jojo qui s’était réveillé après un long somme devenait de plus en plus hystérique, pleurant et hurlant, ce qui augmentait encore le stress des parents.
Fort opportunément, à la sortie d’un virage, la vue du poste-frontière de la Junquera et de la file de véhicules qui attendaient leur tour lui coupa littéralement la chique, il en oublia pratiquement de respirer. Un silence épais s’installa dans la 403.
Le douanier fit arrêter la voiture, réclama les documentos du véhicule et les pièces d’identités, jeta un regard soupçonneux sur les occupants et fit ouvrir la caravane ; d’un coup de torche rapide et circulaire il vérifia qu’elle était vide de toute présence humaine, rendit les papiers aux occupants tétanisés dans la voiture et fit signe de rouler.
La douane française fut plus rapide encore : n’ayant « rien à déclarer » ils passèrent sans incident.

Enfin les nerfs purent se relâcher. On reprit le voyage sur de vraies routes françaises et on se mit en quête d’un café ouvert pour se remettre de ses émotions.
À la pique du jour on trouva un « routier » qui ne fermait jamais. On gara la voiture et sa caravane sur le parking.
Gilberte, Lucien, Annie et Jojo pénétrèrent dans l’établissement. Le moral était déjà meilleur. Encore une dizaine d’heures de route et on serait presque tirés d’affaire. On pourrait s’occuper de faire son deuil, enterrer Mémé, enfin, tout ce qui est normal en ces cas-là…
Un petit déjeuner ordinaire s’avérant insuffisant, on commanda des croque-monsieur, des œufs, de la nourriture solide. Gilberte qui devait prendre le volant avala deux cafés serrés supplémentaires. Jojo revint doucement à la vie devant une portion de frites, Lucien s'accorda quelques verres de blanc en sus de son omelette et la grande réclama un deuxième sandwich saucisson-beurre.
C’est donc tout ragaillardis que les membres encore vivants de la famille sortirent du café-restaurant « Au routier qui veille », sur la nationale 9, en ce petit matin déjà très doux du 10 août 1961.
Après quelques dizaines de pas en direction de leur attelage, ils s’arrêtèrent incrédules, bouches bées, immobiles, serrés les uns contre les autres devant le spectacle incroyable de leur 403 amputée de sa caravane qui venait visiblement d’être volée.
Cela dura quelques longues minutes et c’est Jojo qui finit par dire :

« Mais… et Mémé ? »

Frederic Spassky.

2 commentaires:

  1. Monsieur Spassky,
    Je n’ai pas le plaisir de vous connaître mais j’apprécie beaucoup votre nouvelle. Est-elle de pure fiction ou bien se base-t-elle sur des faits réels ?
    Bien cordialement.

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  2. Elle est basée sur des faits réels. Je n'ai jamais connu la fin de l'histoire...
    F. Spassky

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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