samedi 17 avril 2010

La confession (F. Spassky)



Avec l’âge, la durée de la messe matinale en rite byzantin devenait une souffrance pour le Père Grigori. Aussi, à présent qu’elle était terminée, savourait-il avec soulagement un peu de repos en prenant son petit déjeuner.
Tout en mangeant il regardait par la fenêtre le cimetière aux allées encore vides de visiteurs. Un joli soleil brillait au-dessus de ses pensionnaires défunts et le ciel d’Ile-de-France semblait comme nettoyé de tout nuage. En souriant dans sa barbe, le pope se plut à imaginer l’archange Gabriel en train de se livrer à ce travail, armé d’une sorte de gigantesque éponge divine…
Le café lui fit du bien et il apprécia la tartine de miel, ses forces lui revinrent peu à peu. Il rangea les traces de sa collation et s’en fut toquer chez le comte Savinkov, qui gérait l’administration : quatre enterrements aujourd’hui. Évidemment, dans l’église attenante à un cimetière, que pouvait-il y avoir d’autre, à part la messe dominicale pour les rares orthodoxes de la région ? Il aurait bien aimé, pourtant, ne serait-ce que de temps en temps, prononcer pour un bébé cet exorcisme qui accompagnait, au cours du baptême, son entrée au sein de la communauté des croyants… Un regret sans doute que le Seigneur n’ait pas béni son union avec Prascovie dont la santé fragile les avait privés d’enfants. Il soupira : premier enterrement à 10 h, il avait largement le temps de préparer la chapelle et de rendre visite, comme tous les jours, à son épouse.
Lorsqu’il sortit en trottinant de l’église, le cimetière était déjà ouvert au public. Il voyait arriver les familles venues fleurir les tombes, généralement armées d’un seau, d’un arrosoir et de quelques petits outils de jardinage. Quelques touristes également, cherchant les tombes des gens célèbres. Ceux qui croisaient sa haute silhouette en soutane le saluaient, lui demandaient parfois sa bénédiction. Le Père Grigori s’exécutait, échangeait quelques mots avec ceux qu’il connaissait, tantôt en russe, tantôt en français.

Tous les matins, en faisant son tour, il tenait à s’assurer du bien-être de toutes ces âmes qui lui avaient été confiées. Il aimait les imaginer comme autant de petites flammes flottant au-dessus de chaque tombe…
Il avait son itinéraire, qu’il modifiait parfois au fur et à mesure des nouveaux « arrivants ». Depuis quelques mois il commençait par la tombe toute fraîche d’Ivan Bounine, puis celle du Père Boulgakov, celui qui avait été son père spirituel. De là, il bifurquait jusqu’à celle du prince Youssoupov, s’arrêtait un moment et suppliait le Seigneur d’accorder au criminel le repos de son âme. Il passait ensuite devant le monument de Gallipoli, puis le carré cosaque, songeant à la douleur des combattants vaincus, venus mourir si loin de chez eux. Il ne manquait pas non plus de venir saluer son ami le prince Lvov et sa grandeur d’âme. Enfin, il s’asseyait sur le petit banc qui jouxtait la tombe de Prascovie Nataliévna et se reposait. Un grand bouleau faisait descendre ses branches presqu’à terre et cachait un peu ce coin de Russie planté en terre française. Seuls des oiseaux qui piaillaient troublaient le silence léger qui planait sur le cimetière.
La tombe de la défunte épouse du Père Grigori était toute simple : une butte de terre plantée de fleurs surmontée d’une croix orthodoxe en bois, avec un logement pour mettre une veilleuse à huile. Il restait là à méditer un moment, lui racontant sa vie de prêtre devenue tellement plus dure depuis qu’elle était partie.

Ce jour-là, il était perdu dans ses pensées lorsqu’il entrevit entre les branches qui le dissimulaient quelqu’un qui s’approchait d’une tombe à trois emplacements de là, sur la gauche. C’était un homme grand, immense même, un colosse, blond, la soixantaine peut-être, qui marchait en boitant. Un moment, il tourna la tête dans la direction où était assis le prêtre comme pour vérifier qu’il était seul. Le Père Grigori entrevit l’épouvantable balafre sur la joue ( un coup de sabre ?) et les étranges yeux bleus, d’un bleu tellement pâle qu’ils semblaient blancs, comme ceux d’un aveugle. Cet homme-là, il ne l’avait jamais vu ; le Père Grigori qui avait une mémoire remarquable, malgré ses presque quatre-vingts ans, en était sûr. Peut-être venait-il rarement, ou à des heures où le prêtre était occupé ? Mais, de toutes manières il ne pouvait connaître tous les visiteurs de ce cimetière…

Retournant à ses pensées, il se rappela combien Prascovie avait été dévouée, aimante et trouva, encore plus que d’habitude, les catholiques cruels d’imposer le célibat à leurs prêtres. Cruels et stupides : comment témoigner de l’amour du prochain en se privant de celui du plus prochain qui soit, à savoir celui d’une femme ? Il manquera toujours une dimension humaine au sacerdoce catholique, songea-t-il : celle de la chair. Cette chair que les catholiques sont obligés de réprimer ou de sublimer dans une esthétique plus ou moins païenne… 
Le Père Grigori en était là de ses réflexions, lorsqu’elles furent interrompues par le bruit de sanglots.
C’était l’homme d’à côté qui pleurait. Il était assis sur la tombe en ciment et le prêtre voyait  ses épaules se soulever spasmodiquement.
Habitué aux douleurs qui accompagnent les deuils, le Père Grigori savait en général trouver les mots du réconfort. Mais là, quelque chose le retint de se lever. Sans doute avait-il noté inconsciemment que l’homme, lorsqu’il s’était approché de la tombe, ne s’était pas signé et il en avait déduit que le secours de la religion ne serait peut-être pas le bienvenu… 
Plus que les pleurs eux-mêmes, c’était leur incongruité par rapport à ce que le prêtre avait perçu de l’homme qui le mettait mal à l’aise : le regard, l’allure, la force qui se dégageait de sa personne, la blessure au visage et la claudication, le Père soupçonna un militaire, un dur qui avait dû connaître des souffrances extrêmes. Quelle douleur pouvait mettre un homme pareil dans cet état ?
Mentalement le Père Grigori esquissa une bénédiction vers ce paroissien étrange et, après un salut à son épouse, quitta discrètement son abri et se dirigea vers la chapelle se préparer à célébrer son premier enterrement de la journée.
Le chœur commandé par la famille était déjà là et le diacre Alexandre aussi.

Ce diacre était célèbre dans le milieu russe de Paris : chétif et rabougri, il semblait âgé de plus de cent ans, se déplaçait avec difficulté et oscillait dangereusement lors des longues cérémonies orthodoxes, au point que les fidèles se tenaient en permanence prêts à le ramasser, tant il semblait devoir s’écrouler au premier souffle de vent. Mais cette impression ne durait que jusqu’à sa première intervention vocale chantée où l’on entendait alors une énorme et stupéfiante voix de basse, profonde et puissante comme un tremblement de terre, sortir de ce corps malingre et souffreteux. Ce qui immanquablement faisait naître des sourires dans l’assistance.
Cette cérémonie ne dérogea pas à la règle. Elle se déroula, majestueuse et belle. Et lorsque le chœur entonna «  Le repos au côté des saints… » bien peu purent résister à l’émotion.
On enterrait une dame âgée, une comtesse Almazine, personnalité en vue du milieu russe. L’assistance était nombreuse ; on manquait de place à l’intérieur de la chapelle et une partie était obligée de rester dehors. On finit par fermer le cercueil et l’emporter : une procession se forma jusqu’à l’endroit de la mise en terre.
Les cérémonies terminées, le Père Grigori s’attarda longuement avec la famille et les proches, et lorsqu’il revint vers la sacristie pour enlever ses vêtements sacerdotaux tout le monde était déjà parti.
C’est en faisant un dernier tour dans la chapelle qu’il croyait vide qu’il l’aperçut. L’homme à la balafre et au regard délavé était là.

Il salua le Père Grigori de la tête :
Batiouchka, je voudrais me confesser…
— Les confessions ont normalement lieu le mardi et le samedi de 14h à 19h.
— S’il vous plaît…
— C’est donc si urgent ? À quand remonte votre dernière confession ?
— Je ne sais pas. Peut-être il y a cinquante ans…
Cela n’étonna qu’à moitié le prêtre. Il fut tenté de surseoir à un entretien qu’il devinait long et compliqué, mais il se ravisa, percevant confusément comme l’imminence d’un danger sur cet homme.
—  Je vois… Êtes-vous croyant au moins ?
— Non, mon Père..  Enfin, je ne sais pas…
— Vous rappelez-vous ce qu’est la confession et à quoi elle sert ?
— À se faire absoudre de ses péchés ?
— Alors approchez… Quel est votre prénom ?
— Procope…  Procope Fédorovitch.
Le Père Grigori s’approcha de l’une des grandes icônes du Christ de la chapelle, se décala sur le côté en lui tournant le dos :
— Agenouillez-vous face à moi et à l’icône, lui dit-il.
« Enfant bien-aimé dans le Saint Esprit, Procope Fédorovitch, commença le prêtre, tu as bien fait de venir à la sainte pénitence : par elle, en effet, comme en un baptistère spirituel, tu laveras les péchés de ton âme et tu seras guéri, comme par une médecine céleste … »
Lorsque le prêtre eut terminé les prières qui, dans le rite, étaient destinées à préparer le pénitent à la confession, il lui posa la main sur sa tête :
— Qu’avez-vous donc de si urgent à confesser qui ne pouvait attendre après une vie entière sans absolution ? 
— Mon Père, j’ai tué un homme hier.
Le Père Grigori avala difficilement sa salive :
— Et qui était cet homme?
— Cet homme avait massacré ma mère, mon père, mon grand-père et rendu folle ma sœur.
— Racontez, mon fils…
— C’était au début de la guerre civile dans mon village en Ukraine, chez les Zaporogues… Dans la région on était tous pour Makhno.
— (Seigneur-Dieu, pensa le Prêtre, un anarchiste ! )
— Le Batko  menait la vie dure aux blancs sur leurs arrières, empêchant Denikine de marcher sur Moscou. Alors le général a ordonné que l’on « fasse un exemple » dans cette population qui cachait, renseignait et protégeait les anarchistes. Un matin un détachement de junkers est arrivé très tôt dans notre village. Nos combattants étaient absents, en campagne contre les blancs, seuls étaient restés quelques blessés dont mon père, les vieux, les enfants et les femmes. Ils ont fait sortir tout le monde des maisons et nous ont rassemblés sur la place du moulin. Puis ils ont dressé dix pieux pointus dont ils ont enduit les extrémités de graisse. L’officier qui les commandait, un type avec des traits asiates, est passé parmi nous sans descendre de cheval et il a choisi dix personnes : « toi », « toi »…. Les junkers s’en sont emparées, les ont empalées sur les pieux et nous ont obligés à assister à leur mort. Il y avait parmi les suppliciés mon père, ma mère et mon grand-père… Ils ont agonisé longtemps. Ensuite ils ont choisi des femmes jeunes et les ont violées. Mais l’officier a aussi pris ma sœur. Treize ans… Tout le détachement lui est passé sur le corps, plusieurs fois ; cela a duré toute la matinée…
— Des blancs ont fait cela ?
— Oui mon Père. Au village de Poulkovine, dans la matinée du 3 mars 1919. On a raconté des blagues sur les aristos, leur sens de l’honneur, leur combat « au nom du Tsar et de Dieu ». Tu parles… À la vérité, ils étaient d’une cruauté abominable, pire que les bolcheviks ! Chez nous on fusillait et on décapitait au sabre les gens importants, les exploiteurs, les chefs, les officiers, mais jamais le Batko Makhno n’aurait permis de telles cruautés, surtout sur des gens du peuple !
(Peut-être bien quelques prêtres aussi, pensa le Père Grigori). Ensuite ?
— Avant de partir ils ont égorgé tout le bétail, tracé au couteau dans la chair des cadavres la lettre « A » pour « anarchistes » et mis le feu aux maisons. Lorsque nos combattants sont revenus au village, quelques jours après, ils étaient loin et il était trop tard pour les poursuivre. Ma sœur avait perdu la raison : elle ne reconnaissait plus personne à part moi, ne parlait plus, restait prostrée dans un coin, mangeait à peine. Le Batko a appris mon histoire, il est venu me parler au village et m’a proposé de confier Maroussia à l’une de ses tantes, dans son village de Goulaï Polié. Elle y est restée pendant toute la durée de la guerre civile. Comme à quinze ans j’étais déjà très grand et fort, il m’a pris avec lui ; j’ai fait partie de la centaine de cavaliers qui constituaient sa garde personnelle. Durant toutes ces campagnes, à chaque combat, j’ai cherché l’officier blanc aux traits asiates : j’examinais les cadavres, j’interrogeais les prisonniers, en vain. Personne ne semblait connaître cet homme.
— Comment la guerre civile s’est-elle terminée pour vous ?
— Après notre victoire sur les blancs en Crimée, les bolcheviks ont lancé l’armée rouge sur nous dans l’espoir de liquider le mouvement anarchiste ukrainien. Lorsqu’ils sont parvenus aux environs de Goulaï Polié pour tenter de capturer ou tuer Makhno, le Batko qui se remettait de blessures et n’avait pas participé à la prise de la Crimée, a ordonné l’évacuation des civils qui le souhaitaient et la retraite en combattant. De ce jour je n’ai pas quitté Maroussia d’une semelle ; à un contre mille nous leur avons infligé de nombreuses défaites, mais leurs réserves en hommes semblaient infinies. Ils ont jeté contre nous les régiments lettons, puis sibériens. Nous avons fini par céder, mais réussi à passer en Pologne où tout le monde s’est dispersé. Le Batko a été fait prisonnier. Ma sœur et moi nous sommes cachés en Pologne, puis avons traversé clandestinement la frontière allemande. Depuis l’Allemagne, nous avons réussi à entrer en contact avec les anarchistes français, les mêmes qui s’occuperont plus tard du retour de Makhno. Grâce à leur aide, et leur intervention auprès des ministres socialistes du cartel des gauches nous avons pu entrer légalement en France en 1924.
— Aviez-vous toujours la vengeance dans le cœur ?
— J’aurais sans doute réussi à tirer un trait sur ces années terribles, mais j’avais en permanence sous les yeux Maroussia qui perdait tous les jours un peu de son humanité. Son état ne faisait qu’empirer et personne ne pouvait la soigner. Elle passait d’un état d’apathie complète à des crises de folie où elle cherchait se mutiler. Les personnes qui ont essayé de m’aider au début ont fini par renoncer, c’était trop dur. Et à aucun prix je ne voulais qu’elle aille dans un asile de fous. On n’aurait rien fait d’autre que de lui infliger des souffrances inutiles, des électrochocs et je ne sais quoi. J’avais trouvé un travail d’ouvrier chez Panhard-Levassor à Ivry. Pour pouvoir aller à l’usine j’étais obligé tous les matins d’attacher Maroussia sur son lit et de la bâillonner pour que les voisins n’entendent pas ses cris. Et chaque fois qu’en rentrant je la délivrais, que j’essayais de l’apaiser, que je la lavais de ses saletés, je revoyais le visage de cet officier, mon Père. Et ma haine restait intacte.
— Continuez mon fils, murmura le Père Grigori dans un souffle…
— En 39, à cause de ma sœur, j’ai été considéré comme soutien de famille et je n’ai pas été mobilisé. Lorsque la France a capitulé, j’ai décidé que nous partirions en zone libre. Nous avons vécu dans un village des Corbières chez un viticulteur sympathisant du mouvement anarchiste. Ce furent de belles années, malgré la guerre. Les plus belles que j’ai connues.
— Pourquoi cela ?
— Parce que Maroussia s’est mise à aller mieux. Est-ce à cause de la campagne, du grand air, du climat du midi ou du fait que je ne la laissais plus seule ? mais elle a commencé à sortir de sa prison mentale et s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Un jour, un chaton égaré est venu se réfugier dans ses bras. Je crois que cela a été le déclic : je l’ai vue tout à coup rire pour la première fois depuis des années. Ils se sont adoptés mutuellement et ne se quittaient plus. Une espèce de miracle s’est produit. Elle ne parlait toujours pas vraiment mais commençait à communiquer un peu : quelques mots, des gestes, des expressions… Chez ce viticulteur il y avait pas mal de passage, beaucoup d’anarchistes espagnols. Contre le gîte et le couvert, tout le monde travaillait sur le domaine. Outre la vigne, il y avait un grand potager, un verger, un poulailler, des lapins… Maroussia s’y est mise aussi faisant de son mieux. 
— Mais, votre sœur allant mieux, aviez-vous toujours le désir de vengeance ?
— Elle restait très fragile. Régulièrement le spectre de cet homme réapparaissait  : si je n’étais pas à proximité immédiate, aucun homme qu’elle ne connaissait pas ne pouvait l’approcher à moins de dix mètres sans qu’elle se mette à hurler de terreur, se griffer le visage…
— Vous-même n’avez-vous pas songé à prendre une épouse ?
— Oh, vous savez, les femmes qui se sont approchées de moi se sont enfuies en courant lorsqu’elles ont compris la charge que représentait ma sœur…
— Est-ce la seule raison, mon fils, dit doucement le Père Grigori ?
— La vérité, c’est qu’il n’y avait pas de place dans mon cœur et dans ma tête pour une autre femme. Elle était belle, vous ne pouvez pas savoir, même aux pires moments de sa maladie, lorsqu’elle avait ce regard totalement éteint... Et pour une raison mystérieuse, elle ne vieillissait pas. À quarante ans passés elle ressemblait à une jeune fille : pas une ride, pas un cheveu blanc, des chairs fermes, un teint de pêche… Dès que j’avais un peu d’argent je lui achetais tous les vêtements que je pouvais pour qu’elle soit belle.
— Vos pensées vis-à-vis d’elle, étaient-elles toujours pures ?
L’homme marqua un silence, puis :
— Pas toujours, mon Père, je l’avoue…
— Vos pensées seulement, insista impitoyablement le prêtre  ?
— Seulement les pensées…
— Continuez…
— Nous sommes restés encore deux ans dans les Corbières après le fin de la guerre ; le viticulteur et son épouse étaient devenus nos amis. Malheureusement, ils sont morts en voiture tous les deux dans un accident stupide. Leurs enfants n’ont plus voulu de nous sur la propriété et je suis revenu avec Maroussia à Paris. J’ai trouvé un tout petit appartement à louer dans le XIXe arrondissement et un travail comme veilleur de nuit dans un entrepôt de tapis d’orient. À condition de ne pas sortir, ma sœur pouvait rester seule et la concierge de l’immeuble, une brave femme, s’occupait elle.
— Vous avez fini par retrouver l’officier blanc, c’est ça ?
— Oui, mon Père. Si le temps le permettait, les jours de repos, j’emmenais souvent Maroussia se promener aux Buttes-Chaumont. Et un jour c’est arrivé : alors qu’elle me tenait le bras, au détour d’une allée, elle s’est tout à coup mise à hurler en voyant arriver en face un couple et en désignant l’homme du doigt. Comme elle, je l’ai reconnu immédiatement, sa raideur militaire et ses traits d’asiate malgré ses trente ans de plus. Il n’avait pas changé, juste le crâne qui s’était dégarni. Je l’aurais reconnu même en enfer… Mais voilà, Maroussia terrorisée m’avait lâché le bras et s’était enfuie ; rapidement je ne l’ai plus vue et je me suis mis à courir pour essayer de la rattraper, plantant là le couple étonné. Je vous ai dit que Maroussia ne vieillissait pas : elle courait comme un lapin, alors que moi j’étais handicapé par une vieille blessure. J’ai dû faire le tour des Buttes-Chaumont avant de voir l’attroupement dans la rue de Botzaris. Le corps disloqué de Maroussia gisait sous un camion de déménagement dans une mare de sang… La police était là, le chauffeur gémissait  : « elle s’est jetée sous mes roues, je n’ai rien pu faire..».

L’homme se tut.
— Poursuivez mon fils, poursuivez…
— Elle est enterrée ici, dans ce cimetière…
— Et ensuite ?
— Ensuite je suis retourné tous les dimanches aux Buttes-Chaumont dans l’espoir de le revoir. Et de le tuer… Je dois vous avouer, mon Père, j’ai prié le Seigneur, je l’ai supplié de me permettre de le retrouver. Et il a fini par exaucer mes prières au bout de quatre ans..
— Blasphème !… Seul le diable peut encourager un tel dessein ! Et comment cela s’est-il terminé ?…
— Je l’ai enfin aperçu un dimanche et l’ai suivi discrètement jusqu’à chez lui. Il habitait un immeuble de la rue de Flandres. Alors je l’ai surveillé régulièrement, attendant l’occasion favorable… Et elle s’est enfin présentée hier soir : il est sorti se promener, seul, jusqu’au canal de l’Ourcq. Sur les quais, à cet endroit, la nuit, c’est désert et mal éclairé. Je suis arrivé derrière lui, je l’ai étranglé avec les mains, il n’a même pas eu le temps de crier. J’ai jeté son corps dans le canal ; à peu près à la hauteur du pont levant.
— Qu’avez-vous ressenti ?
— Un soulagement… Et un grand vide aussi : cette fois Maroussia était vraiment morte…

L’homme se tut à nouveau. Un long silence s’installa ; le prêtre, désemparé, jeta un coup d’œil circulaire aux icônes, semblant quêter leur aide. Elles étaient là dans la pénombre dorée de la chapelle comme autant de présences visibles et invisibles. L’homme sanglotait à nouveau. Le Père Grigori médita un moment.
— Je pense, mon fils, que vous avez assez souffert, aussi je vais vous donner l’absolution. Au regard de Dieu vous serez quitte, mais pas vis à vis de la justice des hommes, souvenez-vous en. "Que Jésus Christ, notre Seigneur et notre Dieu, par sa grâce, sa miséricorde et son amour pour les hommes, te pardonne, mon enfant, Procope Fédorovitch, toutes tes fautes ; et moi, son indigne prêtre, par le pouvoir qu'il m'a donné, je te pardonne tous tes péchés et je t'en absous, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Amen." Va désormais…

L’homme sortit de la chapelle et le Père Grigori le regarda s’éloigner : l’assassin de Petlioura a bien été acquitté, pensa-t-il…

Quelques temps plus tard, le même jour, le 12 mai 1957, on retrouva dans le canal de l’Ourcq le cadavre d’un certain Timour Oussov, ancien officier dans l’armée blanche, mort par strangulation, et dans un appartement du XIXe arrondissement celui d’un autre Russe émigré du nom de Procope Koulpine, suicidé d’un coup de revolver. On ne put jamais élucider la mort du premier ni comprendre les raisons du geste du second. Et personne ne fit de lien entre ces deux morts.
Seul un prêtre orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois aurait pu l'établir. Mais il était tenu par le secret de la confession.


Fréderic Spassky.


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12 commentaires:

  1. Une mémoire de larmes et de sang. Merci Léon

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  2. Tout est intéressant, riche : j'ai lu et relu pour m'en imprégner cette confession humaine qui met en abyme la petite et la grande histoire comme l'on dit, celle de l'amour impossible en miroir d'un état civil dévasté.
    Et vice versa.Les deux mêlés.
    Le personnage du prêtre est tellement bien campé que l'on déambule avec lui dans les lieux et dans le dédale d'une âme qui confie ce qui va de l'amour à la mort.
    Merci pour cette nouvelle de dentelle noire. Thérèse

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  3. Dentelle noire ? Oui, et empoisonnée comme chez les Borgia...
    Je regrette seulement que Boulat soit mort sans savoir pourquoi on l'assassinait...
    Excellent récit ! Un peu dur toutefois...

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  4. Exact Arunah, car finalement dans la vengeance, le seul intérêt est de faire savoir pourquoi.

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  5. Demandons à Léon une petite retouche pour que la vengeance ne soit pas vaine... et respecter la traçabilité en vogue...
    Et aussi de changer le prénom de l'Asiate car "Boulat" est déjà trusté par un autre ! ( certes dans une catégorie différente ! je fais allusion à Boulat Okoudjava )
    Si on demande la modification poliment...

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  6. C'est rigolo votre truc: de la littérature interactive alors ?
    Pourquoi pas.. Trouvez-moi, Arunah un prénom Ouzbek ou Bouriate ou Kazak, enfin de ces coins-là...

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  7. Timour ?

    Ne le prenez pas mal, Léon ! C'est parce que le récit est de grande qualité et qu'il a frappé les esprits que les lecteurs s'autorisent des suggestions...
    Et puis, Dumas recevait des tas de lettres de lecteurs qui lui demandait de ressusciter tel ou tel personnage... Nous restons dans le domaine du raisonnable...
    Pas de la littérature inter-active, non, mais une profonde complicité entre l'auteur et ses lecteurs... le début d'une gloire littéraire ?

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  8. Ah, la gloire littéraire ! son accession peut prendre de drôles de chemins. Dieu en préserve Léon.

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  9. Timour me plaît moins que Boulat, mais bon, si cela vous fait plaisir..
    Par contre l'explication des raisons de la vengeance , je ne la sens pas, désolé...

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  10. Poignant, cruel, et superbement "mis en scène".
    Mais il n'y a pas de pardon...
    Véronique qui avait lu pour la première fois le nom de Petlioura sous la plume de Simone Signoret.

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  11. C'est un très bon texte,merci.
    Le viticulteur des Corbières pourrait être celui qui à soigner mon grand père espagnol,très malade après ça traversée des Pyrénées.

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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