samedi 27 février 2010
Sally pour la vie. (Sandro)
Sally est souvent agaçante, il faut bien le dire.
Ma Ford Thunderbird filait un petit 55 miles ( ce n'était pas le moment de se faire prendre au radar), on venait de dépasser Austin (Texas) et par la fenêtre ouverte, l'air était d'une douceur écoeurante. Le soleil était blanc comme une soucoupe et on y voyait loin, mais pas jusqu'où Jeff était parti.
Sur le siège du mort, Sally reniflait bruyamment comme une gamine morveuse, en sirotant une canette de Coca. Je suis de ceux qui pensent que les gens qui boivent du Coca en roulant devraient être pendus.
-Ma conversation t'ennuie, c'est ça?, lâcha-t-elle.
-Tu n'as aucune espèce de conversation, j'en ai peur. Mais tu es charmante quand même, ai-je dit pour avoir la paix.
La paix, c'est ce après quoi j'ai couru une bonne partie de ma vie, sans l'atteindre autrement que de loin, évidement. Les choses auxquelles on aspire sont celles qui reculent à mesure qu'on chemine vers elles, ça fait un bon bout de temps que cela fonctionne ainsi, et pour un paquet de gens.
Sally essayait une nouvelle fois de se maquiller dans le courant d'air de la fenêtre ouverte, avec ses cheveux qui faisaient des vagues, comme une queue de comète. On venait pourtant de quitter un motel 30 miles auparavant, où elle s'était enfermée près d'une heure dans la salle de bain. Plus les femmes vieillissent, plus elles passent de temps dans leur salle de bain.
Finalement, c'est peut être là qu'il faudrait les enterrer.
J'étais en train de deviser sur le thème de la délectation morose, quand un serpent a traversé la route. Comme un gamin, j'ai donné le coup de volant pour faire l'écart nécessaire pour l'écraser. Ca a fait un flop-flop un peu écœurant dans le passage de roue, et dans le rétro, je l'ai vu se tortiller sur place et battre l'air pour rien. Et puis il a disparu de mon champ de vision.
Mais une qui était toujours là, à portée de main et de regard, c'était bien Sally. Tout à l'heure, quand elle avait débarqué au milieu de la nuit dans mon bungalow sur 57 th drive, je venais de finir la manuscrit de mon vingtième roman. Ceux qui n'ont jamais connu cette délivrance ne peuvent pas comprendre. J'avais pris une bonne cuite au gin-tonic pour fêter ça, seul avec ma vieille machine à écrire Jappy pour témoin. On ne devrait jamais se saouler complètement , au cas où il faudrait ressortir. Aller à l'hôpital, ou quelque chose de ce genre.
Mais ce qui a frappé à ma porte, vers les 3 heures 30 du matin, c'était pire que les urgences de l'hôpital. C'était Sally, échevelée, des traces de mascara violet sous ses yeux mouillés. Et en même temps, l'œil noir et déterminé que je lui connais, celui des jours où c'est une vraie malchance que de la croiser sur sa route.
J'étais un peu parti, j'avais du mal à accommoder, mais j'ai rassemblé ce qui me restait de lucidité. J'ai bien senti que c'était préférable.
Sans qu'elle n'ait rien dit, à la voir plantée là dans mon salon, ses jambes interminables sur ses talons hauts, j'ai compris que les ennuis étaient de retour. J'ai vaguement pensé "pourquoi moi?", mais en même temps, je savais déjà que c'est le genre de question qu'il est vain de se poser.
Pourquoi moi? Sans doute parce que j'ai une tête de destin. Sans doute aussi parce que j'ai une bagnole avec un grand coffre et que je ne pose pas de questions.
Elle était allée directement au frigo se servir un scotch. C'est ce geste qui m'a rappelé que c'est pour ça que je l'avais virée de chez moi, il y a vingt ans. Elle en avait alors dix-neuf, était prétendument étudiante en lettres, mais ça m'avait toujours paru improbable. Pour elle, les lettres, c'était de l'hébreu. Elle était sauvage, vive et animale, et me besognait gravement sur le tapis du salon quand je rentrais épuisé du boulot. Elle prétendait même que j'étais le premier, mais ce n'est pas la sensation que j'avais eu à cette époque.
Après moi, elle s'était mariée précipitamment avec Jeff, un type qui faisait dans le pétrole, avait une Oldsmobile, les cheveux et les idées courtes, mais le portefeuille ventru. Quelque chose entre la routine et la fatalité, un truc dont on n'avait plus jamais reparlé. Elle m'invitait de temps à autre à dîner dans leur grande maison près des derricks, dans le clos privé des patrons. Celui où, à force d'arrosage, ils arrivent à faire pousser de la pelouse au milieu des crotales.
Je frappais alors à l'huis plaqué or, elle m'ouvrait en déshabillé qui ondulait dans le courant d'air, disait qu'elle était horriblement en retard et criait: "Jeff, il est là. C'est Sonny, mon meilleur ami".
J'ai toujours trouvé le terme exagéré, et du reste, il allumait un éclat de méfiance dans l'œil terne du dénommé Jeff. Le reste de la soirée se passait toujours à répondre à ses questions pertinentes, du genre: "Ecrivain, c'est pas un peu un boulot de pédé, ça?" .
Ou encore: "Je comprends pourquoi Sally vous a plaqué, mon vieux. Elle, c'est le plaqué or son truc, pas les pisse-copies". Il manquait alors de s'étouffer dans son rire gras et il me fallait attendre minuit pour que je puisse enfin sortir, en griller une dans le jardin et remonter dans ma voiture en me demandant: "pourquoi moi?".
Mais cette nuit, dans mon bungalow, entre deux sanglots brefs et une rasade de Jack Daniel, Sally avait fini par me dire que Jeff était à présent dans le coffre de sa voiture, dans des sacs poubelles, qu'il ne sentait pas bon et qu'il n'attirerai désormais plus que les mouches.
J'ai vaguement levé un sourcil, mais guère plus. Alors, sans s'arrêter, comme un torrent, elle a raconté. Comment elle avait lâché deux crotales dans la salle de bain aux robinets plaqués or. Combien la dernière douche de Jeff fut une belle surprise. Comment elle l'a regardé, le soir venu, gonfler et virer au violet, gasper pour chercher l'air comme un poisson rouge qui n'a plus d'eau. Comment elle a pu l'avoir à sa merci la soirée durant et lui dire ses vérités. Combien il avait gâché sa vie, à quel point elle en avait marre de ses histoires furtives avec ses secrétaires.
Je la regardais et je me demandais comment ont pouvait avoir une telle haine. Pourquoi ne pas avoir pris un 38 Spécial, comme tout le monde, en prenant bien soin de nettoyer les murs après. Mais je n'ai rien dit, parce que les éruptions volcaniques de Sally sont intermittentes mais fulgurantes, et aussi parce que j'étais hypnotisé par le bout pointu de ses bottines en lézard violet. Je me disais qu'un coup bien placé de ces trucs là n'arrangerait rien à ma situation.
J'ai quand même émis une vague idée de surprise, mais pas une protestation, non. J'ai juste fait part de mon étonnement, ajouté que cela semblait pourtant gazer entre eux. Le mois dernier, invité à dîner, j'étais arrivé chez eux un peu en avance et entré par la véranda ouverte. Pour la trouver debout, jupe retroussée, épinglée par Jeff contre le frigo.
Elle m'a répondu, énigmatique:
"Celui qui a craché son venin périra par le venin".
Je n'avais pas insisté et essayé de réfléchir à la marche à suivre. Avoir écrit vingt polars, dans ces cas-là, ça n'aide pas.
Je n'avais pas pitié d'elle, non. La seule personne sur laquelle j'aurais pu m'apitoyer, c'était moi, et j'avais dépassé ce stade depuis longtemps.
J'ai procédé au transfèrement du colis de sa voiture jusqu'à la mienne et pris la direction du Nord, vers Austin. C'était une idée de Sally, ça, filer dans le désert. Moi, j'estimais que c'était une erreur, que c'est encore en ville qu'on s'en sortirait le mieux.
Vers 6 heures du matin, on avait déjà croisé trois voitures de flics, et elle avait voulu s'arrêter dans un motel prendre une douche et réfléchir. Là aussi, j'ai rétorqué que ce n'était pas une bonne idée, que les motels étaient farcis de caméras de surveillance et que les cartes de crédit laissent plus de traces qu'un sanglier dans une battue.
Mais j'ai juste dit cela comme ça, sans insister. Pour le bon ordre, histoire de ne pas être pris pour un con jusqu'au bout.
Après, on a roulé une heure et demi environ, vers une hypothétique décharge à ciel ouvert que Sally connaissait -Dieu sait pourquoi- pour essayer d'y larguer notre colis.
Arrivé là bas, il avait plu et la Buick enfonçait dans une cendre grise et gadouilleuse du plus bel effet. Avant qu'elle ne soit totalement plantée, on est descendu inspecter à pied, on enfonçait jusqu'au dessus des chevilles.
Le coin avait changé, parait-il, et il y avait à présent un grillage de trois mètres de haut qui ceinturait les immondices. Des corbeaux étaient nichés sur les poteaux et contemplaient le désastre d'un air indifférent. C'était aussi le rendez-vous des chats sauvages. Deux d'entre eux nous ont regardé et flairés de loin: ils avaient l'air d'en savoir plus sur notre destin que nous-mêmes.
Et puis est arrivé l'autre idiot, une espèce de vigile improbable et grassouillet, en treillis et casquette, bardé de talkie-walkie, de bombes lacrymogènes et de torches, tenant un doberman qui tirait salement sur sa laisse. Je l'ai remarqué.
"Eh, les amoureux", qu'il a lancé à cinq mètres. "Si vous cherchez un coin tranquille pour vous tripotter, c'est pas ici".
Il était à présent à moins de deux mètres, j'entendais son souffle court et il a marqué un temps, comme les vieux acteurs.
Puis il a ajouté: "Ou alors, faudra pas être égoïste et partager un peu, pas vrai, ma jolie?". Il ricanait tout en ouvrant la braguette de son treillis, et j'ai pensé au trou que ferait une balle de 38 entre ses deux yeux porcins. J'avais pris un petit Rüger Stainless à 5 coups avec moi, au cas où.
Heureusement, l'envie m'a quitté très vite et j'ai tiré Sally à bout de bras, avant qu'elle ne lui fasse sauter les orbites avec ses ongles mauves. A tout hasard, j'ai crié bien fort "viens Helen, on rentre à San Francisco". Car ça en faisait encore un qui nous avait vu et il valait mieux brouiller les pistes.
Revenu à la voiture, j'ai mis le cap vers le sud, c'est-à-dire d'où l'on venait. C'est ce qui me semblait le plus raisonnable. Sally ne disait plus rien, je crois que c'est là qu'elle a compris qu'elle ne s'en sortirait pas.
Elle relevait à peine la tête quand on croisait la "Highway Patrol" et ne reniflait plus. En fin d'après-midi, elle a voulu s'arrêter de nouveau dans un motel.
J'ai dit oui. Dans la chambre, elle a fouillé dans le minibar, s'est jetée sur le lit et s'est mise à dérailler. Elle me disait que Dieu aussi se demande ce qui lui arrive. "Il est comme nous. Il regarde nos cadavres avec détachement. Il n'existe pas, puisqu'il ne se rend pas compte qu'il existe".
Et puis aussi, comme une gamine, elle m'a demandé comment c'était, le paradis, et s'il y avait du Bourbon.
J'ai répondu: "Je ne sais pas, on verra sur place".
Mais elle n'a pas ri.
Sans transition, elle s'est déshabillée, s'est mise à quatre pattes sur le lit et m'a demandé de la baiser. "Vas-y, et fort. Cogne, sinon, je ne sens plus rien".
J'ai cru entendre alors ce qu'elle ne disait pas, mais on n'est jamais sûr, évidement. Je suis allé vers le téléphone, j'ai arraché le fil, et lui ai lié les poignets et les chevilles aux barres du lit. Elle maugréait toujours d'une voix sourde "oui, vas-y, cogne ta salope", quand je lui ai brusquement plaqué l'oreiller sur la tête, fort et longtemps. Elle s'est un peu débattue, mais moins fort et moins longtemps que je ne l'aurais cru.
J'étais calme et j'avais vaguement le sentiment d'avoir repris le contrôle, que les ennuis s'éloignaient. Elle, c'était redevenu la petite fille qu'elle avait du être avant toute cette chiennerie. Tout de même, à présent ça faisait comme une étrangère dans la chambre, Sally. Une qui viendrait d'un pays lointain et à qui on n'oserait même pas adresser la parole.
Je l'ai chargée dans le coffre de la Buick, où il restait encore un peu de place, et j'ai roulé vers le sud. Dans le radio-K7, Bruce Springsteen chantait "Darkness on the edge of town" et ça disait:
"Everybody's got a secret, Sonny,
Something that they just can't face
Some folks spend their whole lives trying to keep it
They carry it with them every step that they take
Till some day, they just keep it loose
Cut it loose or let it drag'em down
Where no one asks any questions,
Or looks too long in your face
In the darkness on the edge of town".(1)
Au crépuscule, le ciel s'est barré de rouge au dessus de la route. Puis le rouge s'est mis à clignoter, comme des gyrophares. Au loin, j'ai vu quelque chose qui ressemblait tellement à un barrage de flics que c'en était un. Au moins trois voitures en travers. Il m'est revenu cette phrase de K. Dick: "La réalité, c'est ce qui continue d'exister quand on a cessé d'y croire".
Le "boss" chantait à présent
"Tonight, tonight, the highway is bright
Out of our way, mister, you best keep
'Cause summer's here and the time is right
For racing in the street".(2)
Ce fut comme un signal. J'ai détaché ma ceinture, écrasé l'accélérateur à fond, mis les mains bien à plat sur le volant, et j'ai attendu que ça vienne. Avec sur mes lèvres ce rictus que je connais bien, parce que je l'ai eu le plus clair de ma vie. Celui qui semble dire: "j'ai fait de mon mieux, mais ce n'était pas assez".
Sandro
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Crédit graphisme: "Melissa", par Duran.
(1): Bruce Springsteen, "Darkness on the edge of town", 1978 Colombia Records
(2) Bruce Springsteen, "Racing in the street", 1978, CBS/ Colombia
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Yes, superbe.
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