vendredi 11 décembre 2009

Affaires courantes ( Sandro)

La nuit tombait sur la rue. C'était une de ces soirées dont on n'arrive pas à décider si elles sont froides ou douces. La pluie tombait depuis le matin et par moments glissait vers la neige fondue. J'ai fini mon café serré, le huitième de la journée, dans cette brasserie où j'ai mes habitudes. La salle est bruyante et enfumée, mais entre les nuages, il y a des jolies filles qui font des éclaircies. À la table voisine, il y en avait une qui semblait attendre quelqu'un, mais on sentait qu'elle n'allait pas tarder à se lasser. Elle était tellement belle que le temps que je me demande ce que je préférais en elle, elle avait déjà remis son manteau, et m'a envoyé une gifle d'air froid par la porte à tambour.
Finalement, c'était une soirée froide.

C'était presque une bonne journée : je n'avais pas eu de cadavre sur les bras et n'avais eu à tuer personne aujourd'hui. En somme, les choses roulaient gentiment. Bientôt, ce serait la vraie nuit, où les rues deviennent oranges, avec le crissement des bas fumés de celles qui descendent des limousines devant les voituriers des restaurants de luxe. L'heure aussi où les bateaux-mouches éclairent durement les fenêtres des riches, sur les façades à qui il manque des dents, comme aux pauvres. En ville, dans ces moments là, il y a toujours des pigeons pour vous roucouler que tout cela n'a pas de sens. Pont Gallieni, ils étaient trois.

Ce sera bientôt Noël et la ville clignote de partout comme un feu rouge. Les gens vaquent à leurs achats en braillant et en gesticulant sur les trottoirs comme si leur vie en dépendait. Les bouchons battent leur plein mais de temps en temps, au milieu du bordel halluciné, on croise un petit vieux aux yeux vagues, un peu perdu avec son cabas vide, et qui compte ses pas pour rentrer dans son deux-pièces cuisine. Des espèces de visions diluées, des figurines mouillées déjà plus vraiment là, avec la faucheuse qui peut-être les attend pour les baiser à même le trottoir glissant.
Il y a aussi des adolescentes qui parlent comme des mitraillettes. Elles sont blondes. Elles rient. Moi, plus tellement.

Je suis remonté dans la vieille Safrane bleue marine, avec sa portière qui grince et qu'il faut claquer trois fois pour qu'elle ferme. Dans "la boite", il y a 10 ans, les Safrane, c'était pour les chefs. Dix ans et 250 000 Kms après, elles sont pour des gens comme moi. C'est peut être que je suis devenu chef, alors. Ou vieux.
Je roulais depuis cinq minutes quand la radio a grésillé un truc du genre "grabuge aux entrepôts désaffectés du 106 Quai de l'Avenir, un voisin aurait entendu des coups de feu". Appel à toutes les voitures disponibles.
Vu que j'étais tout près, j'ai dis "OK, on prend. Sur place dans cinq minutes".

J'ai dis "on prend", mais ce n'est pas mon secteur ni mes affaires, normalement. Mais à présent, tous les flicards de base sont pris sur les manif, les matches de foot et les alertes à la bombe, c'est dans l'air du temps. Plus grand monde pour les affaires à l'ancienne.
J'ai dis "on prend" parce que je suis censé faire équipe avec Steff ce soir. Mais il se fera opérer de la prostate dans trois jours, et il a voulu naviguer avec "une petite" une dernière fois, avant que le rideau ne se tire définitivement sur la grande marée. Il m'a demandé s'il pouvait s'éclipser deux ou trois heures. J'ai dit oui. Je comprends.
Je comprends tout, et c'est ce qui m'a fatigué plus vite que les autres, je pense.
Je l'ai déposé en ville, et tout à l'heure, j'appellerai sa femme pour dire qu'on a eu un macchabée qui va nous retenir un bon moment.

J'ai "mis le bleu" pour essayer de me frayer un passage dans la marée des cloportes endormis sur l'écran de leur GPS, et je suis arrivé aux anciens entrepôts en même temps qu'une rincée à effarer les écureuils.

J'ai attendu un moment au milieu des hallebardes qui ricochaient sur le toit de la voiture, le temps de regarder alentours si tout était normal. Ce faisant, j'ai croisé mon regard dans le rétroviseur.
Mes yeux mangés par la barbe de trois jours, mes yeux fatigués qui pourtant naviguent sans cesse, au bout de ma main qui tremble un peu d'avoir tant fait tinter les glaçons. J'ai des yeux de marin. Ça me donne l'air de savoir que tout va dans la mer, comme chantait Souchon.
Souchon, c'est le surnom que beaucoup me donnaient il y a quelques années.
Mais les gens disent parfois n'importe quoi.

Je suis descendu de voiture sans claquer la portière, en tenant mon Beretta dans la main droite, enveloppé dans un sac plastic de supermarché. Pas la peine de jouer les cow-boy et d'ameuter le quartier. Je travaille à l'ancienne, au vice.
Rentré dans l'entrepôt par une porte-fenêtre défoncée, j'ai avancé prudemment, par intermittence, en me mettant à couvert. De temps à autre, j'allumais ma mini lampe torche en la tenant loin du corps, pour ne pas offrir une cible trop facile. J'ai progressé peu à peu dans les immenses salles à l'abandon, figées dans leur état minéral, marchant parfois sur du verre brisé ou des détritus.
Mais il n'y avait ni bruit ni rien de suspect.
Finalement, au pied d'un immense métier à tisser, j'ai trouvé le corps d'un chien, un berger de type indéterminé, qui avait pris une décharge de chevrotines en plein poitrail. Le sang était frais et je tenais là l'explication du coup de feu. Sans doute des SDF qui s'abritent parfois ici, ou le chien d'un dealer faisant ses transactions .
J'ai sorti un mouchoir en papier de ma poche, et lui ai fermé les yeux. Ce n'était sans doute pas utile, mais ça fera pour les fois où je n'ai pas pu fermer ceux des hommes, avec le SAMU qui vient toujours gesticuler sur les cadavres pour ne pas donner l'impression d'être venu pour rien.
Mais même comme cela, ça ne me plaisait qu'à moitié.
J'ai retiré mon vieil imper vert d'eau, celui qui est plein de tâches diverses, et lui ai jeté sur le corps.
C'est ce que je dis toujours aux jeunes qui rentrent dans le métier: "les macchabées, vous ne pouvez pas les sauver et les assassins, vous ne les arrêterez pas souvent. Alors, soyez respectueux des cadavres, si c'est tout ce que vous pouvez faire".

Je me suis retrouvé à l'air libre en simple veste et il pleuvait toujours, mais il y a déjà longtemps que je ne sens plus rien.
J'ai allumé une tige, dans l'embrasure de la porte métallique de l'entrepôt. Oui, la pluie ne relâchait pas sa proie, elle bavait toujours sa rage et je lui ai soufflé ma fumée dans la figure. Ça nous fait un partout.
J'ai remarqué un chat noir perdu qui déambulait sur le trottoir. Il avait le poil collé par endroits, sur la colonne vertébrale, et avançait par bonds successifs de son arrière-train déhanché. Il avait du être blessé au bassin. Par deux fois, il a tourné vers moi son profil effilé, percé par deux yeux verts de panthère. C'est tout ce qu'il lui restait de sa grâce perdue.
Et puis il a sautillé en direction d'une ruelle, vers une poubelle, une autre, vers rien.

J'ai observé aussi un père Noël trempé qui regagnait sa vieille fourgonnette garée à cheval sur le trottoir. Il n'avait pas enlevé son déguisement, sans doute pour se protéger un peu de la pluie. Au moment de se jeter sur le siège, il a juste enlevé sa barbe et son bonnet. Et j'ai vu qu'il était noir, plus tout jeune, avec des cheveux crépus presque blancs, comme le vieil oncle des paquets de riz qui souhaitait bon appétit à ses amis. Il a démarré avec peine, pour figurer encore dans un magasin ou deux pour dix balles de l'heure.

Je suis remonté dans la Safrane, ai pris le micro en main pour annoncer à la radio "R.A.S, affaire réglée sur place". Mais au moment de le faire, je me suis aperçu que je ne connaissais pas le nom des entrepôts. J'ai levé les yeux, scruté à travers le pare-brise qui pleurait son collyre et j'ai lu à grand peine, sur des lettres noires dont la rouille coulait sur le mur :
"Ets Bonaventure. Découpe en gros".

Et c'est là, en voulant reprendre le micro en main, que l'étau de fer s'est resserré sur ma poitrine et dans mes mâchoires. J'ai pris la bouffée de chaleur comme une vague plus forte que les autres vous mouille la serviette au bord de la plage. La sueur m'est venue, suintant de partout, comme un ruisseau sous les pierres. J'écoutais mon cœur battant dans une dernière battue, et puis le truc m'a pété dans la tête. J'ai tout pris d'un coup, comme on boit la tasse. Ma tête à heurté le volant, j'ai vu km/h, tr/mn, oil, Airbag et puis plus rien. Cette chaleur poisseuse et liquide dans la tête, cette petite marée de sang, comme un robinet têtu qui fuit. Peut-être comme un accouchement.

Ça m'a fait penser à ma Maman, et j'ai voulu lui envoyer un message clos comme un hiver sous une couette, des mots pour ne rien dire, ou plutôt pour dire l'inverse, parce qu'ici ça devient urgent, il fait froid, il fait peur, il fait hasard.

Sur le Quai de l'Avenir, les bouchons sont à présent très importants, notamment au niveau du N° 106, où les véhicules doivent péniblement contourner une Safrane bleue aux vitres embuées qui empiète sur la chaussée. On voit, en colonne par trois, les files de ceux qui font semblant de se hâter vers quelque chose, quelqu'un, ou bien rien. Prisonniers de leur scarabée de tôle, on ne distingue que le rouge de leurs feux-stop. Le reste est déjà à la nuit. Ils se hâtent lentement, moutons sans berger.

Un jour, il faudra bien qu'ils crèvent aussi.

Sandro



À Philippe Baudoui

6 commentaires:

  1. Bon texte, Sandro. Mais heureusement que Noël approche: en d'autres temps ça aurait été un tantinet tristounet !

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  2. A force de porter des lunettes noires sur mes nuits blanches, j'ai la vision argentique des vieux appareils photos, en noir et blanc.
    Et puis un Père Noel en noir et blanc, ça change un peu...

    Sandro

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  3. Sandro , polarman .

    Le mot juste qui fait mouche .

    Yes you can.

    Rocla

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  4. C'est la panique mécanique de mon coeur...

    "N'aie pas peur petit
    Tu apprendras bien vite
    A effrayer pour exister
    N'aie pas peur petit
    Tu apprendras bien vite
    A effrayer"

    http://www.deezer.com/listen-952746

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  5. "J'ai pris la bouffée de chaleur comme une vague plus forte que les autres vous mouille la serviette au bord de la plage."
    ou :
    "J'ai levé les yeux, scruté à travers le pare-brise qui pleurait son collyre et j'ai lu à grand peine, sur des lettres noires dont la rouille coulait sur le mur :
    "Ets Bonaventure. Découpe en gros".

    Je ne m'en lasse pas...

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  6. "avant que le rideau ne se tire définitivement sur la grande marée." à moins que ce ne soit sur "cette petite marée de sang, comme un robinet têtu qui fuit. Peut-être comme un accouchement." Va savoir... Encore bravo Sandro, pour ces mots couchés sur le papier, comme un viatique vers cet ailleurs dont il est écrit que nous ne soulèverons pas le voile... EQND

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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