jeudi 10 septembre 2009

Nationale 7 (Sandro)

Voyage à quatre roues au bout de notre mémoire collective. Petite chronique politiquement incorrecte sur le temps qui passe.

L’autre jour, vaguement agacé par les pluies et tempêtes incessantes sur le plat pays, je décidais d’honorer l’invitation d’un vieux copain de lycée à passer quelques jours dans sa vieille bastide du Lubéron. C’est-à-dire regarder le soleil descendre derrière les cyprès, en faisant tinter le glaçon dans le verre de rosé frais, tant qu’il y a des soleils couchant, des cyprès et du rosé en vente libre.

Peu enclin à supporter six heures durant un voisin catarrheux ou pétomane, je décidais de snober les flèches bleu argenté de la SNCF, comme les carlingues orangées des low-cost qui tentent de refaire une virginité au transport aérien. Pas envie de me retrouver à Roissy au lieu de Bruxelles pour cause de brouillard persistant, pas preneur de la voix suave et sensuelle qui vous susurre, sur le quai de gare, qu’"en raison d’une grève surprise de certaines catégories de personnels", votre TGV n’ira pas plus loin que Le Creusot.

Mauvais citoyen, je décidais donc de prendre ma belle berline à 8 Air Bag et 5 étoiles au test EuroNcap. Berline allemande, qui plus est, mais puisque les Allemands achètent nos maisons dans le Lubéron, pourquoi n’achèterions-nous pas leurs autos ?

Au début, ça allait.

Je glissais silencieusement sur l’autoroute, avec un vieux Bruce Springsteen en sourdine. J’étais prudent. Déjà semi-ruiné par un trader fou qui s’en était pris à mes noisettes péniblement épargnées chez l’écureuil, je décidais de ne pas aggraver mon cas avec les cabines des radars. Au début, je les prenais pour des frigos. Mais, à y regarder de plus près, c’étaient plutôt des Photomaton, des bandits manchots directement reliés à Bercy par réseau numérique, et qui vous débitaient votre compte et votre permis rose en moins de temps qu’il n’en faut à l’éjaculateur précoce pour prendre congé de Laetitia Casta.

Les autres aussi, roulaient doucement. Calés au régulateur de vitesse dans leurs monospaces, ils sirotaient un soda en téléphonant à leur belle-mère, pendant que les enfants regardaient des jeux vidéo dans les appuie-tête. Bref, tout le monde dormait et zigzaguait, mais à vitesse légale...

J’allais moi-même m’assoupir, quand, sur le morne plateau de Langres, un bolide japonais de la maréchaussée, tous gyrophares dehors, me doubla à un bon 220 au compteur, à la poursuite d’on ne sait quoi. Sans doute d’un vautour ou d’un de ces plans Epervier qui n’ont jamais arrêté personne.

Le coin m’a paru malsain : j’ai aussitôt décidé de quitter l’autoroute pour prendre la Nationale 7. Ah, la Nationale 7... Toute une époque, mon bon Monsieur ! DS, R8 Gordini, vieilles publicités peintes pour Byrr ou Avia, dont la rouille coulait sur les murs des maisons.

Trenet, Montand.

Tout émoustillé, je mettais la radio. Alain Bashung [i] priait Joséphine d’oser :

"A l’arrière des dauphines
Je suis le roi des scélérats
A qui sourit la vie.
Marcher sur l’eau
Eviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir
Les chevaux du plaisir".

Ça me convenait, comme programme. Mais j’ai vite déchanté.

Alors que je veillais scrupuleusement à ne pas indisposer nos valeureux pandores, comme la dame de TF1 me l’avait bien recommandé la veille (donc roulant à 90 km/h), un monstre noir et chromes de 38 tonnes, qui filait un bon 110, me fit comprendre que je gênais. Tous phares allumés et corne de brume hurlante, il me collait le train, pressé de livrer des poulets de Bresse au Portugal. D’un rétrogradage nerveux et dans le sifflement du turbo, je semais aussitôt l’importun.

Vae victis ! Couchés dans la luzerne sous un filet de camouflage, noir de fumée aux pommettes, les valeureux étaient là, avec force jumelles infrarouges ! Depuis que la ligne Maginot est paisible, qu’il n’y a plus d’Irlandais à Vincennes ni de paillotes à brûler, la nouvelle cible est à présent le père de famille tentant d’échapper à Mad Max et Duel réunis.

200 euros et 3 points plus tard, je repartais. Entre-temps, le livreur de poulets avait dépassé sans encombre la volaille, les obligeant même à tenir leur couvre-chef contre le vent mauvais du camion.

Vers Dijon, j’ai vu au loin quelque chose qui ressemblait tellement à un barrage que c’en était un. Ce n’était pas un accident, mais une manifestation anti-OGM. Des alter-mondialistes échangeaient vivement des épis de maïs pourris avec des Gardes Mobiles qui répliquaient aux lacrymogènes. Le cocktail m’a paru hautement cancérigène, aussi j’ai relevé la vitre, mis la première et suis parti.

Avant Villefranche, mon chameau avait soif . Fini le pompiste en combinaison bleue maculée, la clé de 12 sortant de la poche, qui vous demandait nonchalamment : "vous en voulez pour combien ?". Non, rien de tout cela. Tout est automatique. Depuis que le Super 98 est au prix du beaujolais, les pétroliers affichent le prix partout dans la station, pas peu fiers de montrer l’étendue de leur escroquerie. Pour faire couler le plaisir d’essence, c’est comme avec ces dames du bitume, faut payer d’abord. Carte Bleue, sinon rien. Encore faut-il masquer le code du clavier avec la main, car des sauvageons y mettent des caméras pour faire une petite sœur à votre carte Visa.

Vers Valence, il m’a fallu enjamber une douzaine de gendarmes couchés et franchir dix ronds-points au milieu des steppes. On voyait les traces de freinage de ceux qui ont compris trop tard que, pour les ingénieurs de la DDE, le meilleur moyen d’aller tout droit, c’est de tourner en rond.

A Gordes, un panneau "30" m’indiquais que j’arrivais à moins d’un kilomètre d’une école, fermée du reste en cette période de congés scolaires. Bien sûr, la maréchaussée était là, cachée dans une cabine téléphonique, jumelles infrarouges en bandoulière. Je ne leur ai pas fait ce plaisir.

D’ailleurs, j’étais presque arrivé. Il ne me restait plus qu’à dérouler les lacets au milieu des cyprès et des champs de lavande.

Jeff, mon ami, m’attendais sur la terrasse de sa bastide vaguement délabrée, comme lui. Il avait disposé quelques chaises en teck, du rosé frais et sorti sa boîte à cigares, celle qu’on sort pour les amis avec qui on se comprend à demi-mot.

Nous étions là, à regarder le soir tomber en parlant du temps qui passe et de quelques-uns qui ne sont plus là pour voir cela, quand soudain, je tressaillis.

Au bout du champ, en lisière de la ferme voisine, il y avait une vieille 404 abandonnée sur cales, qui servait de poulailler. Devant Jeff stupéfait, je me suis levé et j’ai marché droit sur elle. J’ai enjambé ronces et orties, caressé la carrosserie poussiéreuse, outragée par la rouille. Je me suis laissé tomber sur la banquette défoncée, j’ai touché le grand volant de bakélite et son klaxon à cerceau chromé. Tout m’est revenu en pleine tête, comme une madeleine fulgurante. Pourtant, j’avais de l’argent aux tempes, je n’étais plus un gamin : j’avais fait du chemin et le tour de pas mal de choses.

Mais là, ils me sont revenus, les voyages. Les voyages Paris/Grenoble avec mon père dans la Simca 1501, les nids de poule qu’on évite d’un geste souple, comme un vieux Cap-Hornier. Les camionnettes borgnes ou sans phare du tout qu’on doublait d’un coup de klaxon italien rageur...

Alors, oui, j’ai mis le bras à la portière et j’ai enclenché la première dans un claquement sec.

J’étais prêt à reprendre la Nationale 7.



[i] Osez, Joséphine. Alain Bashung/Jean Fauque. 1992. Barclay.

1 commentaire:

  1. C'est quand on voit poindre Sandro dessous Sandro que c'est le meilleur

    DF

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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