Photo Edouard Boubat (petite fille aux feuilles mortes 1947)
J'ai huit ans et demi.
Tous les Lundis matin, je franchis la grille verte de la grande maison fermée.
Chaque semaine, c'est pareil ; la 4 C.V du fermier me dépose devant l'école de Beaugency.
Lui, il fait le ravitaillement, après.
Toujours le même voyage : prendre la petite route longée de peupliers, traverser la Loire.
Par la vitre souvent grise, je vois défiler les taches de vert et de marron brouillé...de plus en plus vite.
Parfois j'ai un peu mal au coeur parce que Lucien accélère à cause de l'heure.
Maman dit qu'il est toujours en retard.
Elle ne peut pas savoir, elle dort tout le temps au fond de son lit
Elle n'ouvre plus les volets.
C'est huit heures quand on arrive. Toujours à l'heure. Ils sont tous là : les parents des autres filles, sagement et joliment groupés sur le perron.
Je voudrais que personne ne l'entende avec sa grosse voix quand il me dit "Descends, Princesse"et qu’il ouvre la porte du carrosse rouillé.
Chaque Lundi, j'ai honte à cause des bottes de Lucien qui sentent l'odeur de foin et de fumier. Il prend son air d'ouvrier agricole. Il fait rire dans son dos.
Elles sont toujours pimpantes les mamans avec leurs cheveux permanentés et le rose baiser qu'elles déposent sur les joues.
Elles se ressemblent toutes comme les jolies photos d'un magazine.
Avant, elles m'invitaient le Mercredi après-midi et elles m'embrassaient aussi.
Maintenant, je leur prête pas trop attention. Je monte les marches. Dans la cour, je vais m'asseoir toute seule sur mon banc, compter les fourmis en attendant.
Elles font un trajet au pas pressé de gauche à droite et de droite à gauche. Précis. Sur leurs si minuscules petites pattes. Je les écrase avec mon poing serré.
Avant de rentrer en classe, assise, je regarde en silence.
Sous le porche de la façade, inscrit ECOLE DE FILLES en grand.
Tout commence en beauté et dans l'ordre : les tenues et les coiffures défilent.
Quel que soit le vent, il m’arrive plein de détails, une nuée de fils colorés, des étoffes volatiles, je cherche les mots pour les rubans, les couleurs...on dirait des papillons qui se rapprochent dans la lumière, qui parlent, qui rient. On dirait une danse.
Lorsqu'il pleut, je vais sous le préau. Dans le bruissement sur le toit, on entend les Toc tic Tac des flaques et tous ces légers bruits qui volent. Des petites paroles aigues qui montent. Elles partent d'un coin, se promènent d'un bout à l'autre et reviennent. Laissent peu de blanc dans l'air.
De l'autre côté du mur, c'est écrit ECOLE DE GARCONS. J’entends comme des hurlements de bêtes dans l’enclos, des cris et des bagarres, un monde brutal et parfois le ballon franchit la terrible frontière.
Depuis deux semaines, quelque chose a changé.
Le matin, la nouvelle vient s'asseoir sur mon banc avec ses habits un peu fripés, sa peau brunâtre, ses cheveux mêlés, ses sacs de bonbons et des drôles de balles découpées en quartiers d'orange aux mille couleurs.
La première fois, j'ai cru que c'était un garçon de la cour d’à côté. Un évadé. Ebouriffé, il débarquait au pays ouaté de la marelle et de l'élastique.
Aujourd'hui, je la regarde à la loupe. Soudain, elle est si près. Cette petite fille qui doit faire les saisons.
J'en ai déjà vu à la ferme de Lucien.
Des pas débarbouillés.
Ils arrivent en grappes pour les vendanges ou les blés.
Ceux qui viennent avec la lune ou le soleil. Et leurs drôles de manières.
On ne se parle pas beaucoup, je ne sais pas quoi lui dire. Je tiens tout derrière mes grands carreaux, mes lunettes de myopie. Elle est toujours souriante malgré ses sales chaussures pas bien brossées…et le reste...son cartable pas fermé. Maman dirait une débraillée. Une dans tous les sens.
Un jour, je sors un livre pour voir.
Est-ce qu'elle sait lire ?? Elle a peut-être au moins neuf ans.
Elle est pas encore allée au tableau.
Je me raconte plein d'histoires ; celle-là est-ce qu'elle la connaît?
Je pense à l'histoire de l'hurluberlu. Celle du jardinier de la grande serre qui était si distrait que les plantes s’étaient mises à passer par les fenêtres, à l'enfermer dans leurs grosses racines, à le dévorer.
Je reprends le début d'une phrase qui tourne en rond. " Tu connais l'his...?"
Mais ça fait une pelote.
Je n'y arrive pas. Pas de son. Rien ne sort.
Rien ne sort. Toute emmêlée, je suis.
Comme en classe, quand Madame LOSTIS me parle.
Elle répète " Tu as bien entendu ? " Et je ne peux pas répondre.
J'ai peur et j'ai froid.
Le pire est arrivé, la culotte, les jambes, les chaussettes mouillées et la robe tachée.
Au sol, une rigole étoilée grandissant de plus en plus vite. De plus en plus large.
Il ne faut pas que cela recommence. Il ne faut pas.
J'avais ma honte.
J'ai vu le visage de la nouvelle se tourner vers moi. Je me suis demandée si elle savait déjà tout ça.
Les autres filles ont dû lui dire que j'étais collante, pas si propre.
L'air de rien, elle a regardé, puis a dit " Tu as mis une jolie robe, ce matin."
Ce matin, à la récré, elle a jonglé avec les balles, m'a appris des choses de magie et de sorcières, m'a raconté des histoires à dormir debout.
J'avais envie de lui toucher les cheveux juste pour voir s'ils étaient de crin.
Mais je ne voulais pas qu'elle se mette à traverser la cour au galop, à ruer dans les jupes des maîtresses.
Je voulais la garder près de moi, sur le coin de mon banc, presque docile.
La sonnerie a retenti, comme le sifflet de Lucien après les bêtes égarées.
On est rentrées, en rangs serrés.
J'ai mis ma blouse à fines rayures bleues. C'est la semaine de la blouse bleue.
J'ai ouvert le col pour qu'on devine enfin toutes les couleurs de ma robe volantée.
- Le 23 Janvier 2006 - Thérèse Bonnétat
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Ce blog se propose de publier en ligne des nouvelles et d'autres textes courts inédits. Pour proposer un texte, l'envoyer au format word à : l.noel03@laposte.net (10 pages maxi). Ils restent la propriété exclusive de leurs auteurs.
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