mercredi 12 janvier 2011

Cette nuit, rien.( Sandro)



Hier, maman est morte.
C’était une bien vieille dame, elle était tout au bout de la vie. Ca tremblotait tant au bout de son bras décharné, son corps absent, qu’elle l’a appelé longtemps, sa nuit. Des années. Et puis elle est venue hier. D’un coup, comme un voleur de sac.
Pour tout dire, ce fût presque une délivrance de la savoir apaisée.

Non, c’est juste que c’était ma maman et que je n’en ai pas d’autre.

Tiens, c’est un bon mot ça, il faudra que je l’écrive dans mon carnet à mots. Parce que j’ai un carnet à mots, je vous raconterai.
Cet après-midi, c’était l’incinération. Bûcher moderne, adieux irréels et fictifs baignant dans une vague symphonie de Beethoven. Ou de Purcell, je n’en sais rien. La musique ne me parle pas.
Après avoir déposé l’urne chez moi, je suis allé directement à l’hôtel en métro. Je suis veilleur de nuit, j’ai la tête dans les étoiles. Des étoiles, l’hôtel en a peu : c’est une rue et un quartier de passage, les gens changent tout le temps, ils arrivent un peu déglingués, presque nus, parfois sans bagage.
Ce n’est pas trop cher non plus, il faut bien le dire.
Je l’ai vu de loin, avec son enseigne bleue qui clignote et se reflète dans les flaques sales du trottoir mouillé. Le « L » de Hôtel est bancal, il ne s’éclaire plus. Du coup, on lit « Hote ».
Je suis entré à la réception, ai salué Sonia, la gérante, qui m’attendait pour partir. Comme à l’accoutumée, elle m’a passé les consignes : faire attention au type de la 22, qui semble bien allumé. Se méfier des chèques. Ne pas accepter de prostituées. Interdire aux clients de cuisiner dans les chambres. Penser à brancher la vidéosurveillance après 21 heures. Avoir à portée de main le faux billet de 100 euros à donner en cas de braquage.

Oui, Sonia, oui, comme d’habitude.
Sonia. Quand j’ai commencé ici, il y a deux ans, je dois dire qu’elle m’avait attirée, bien qu’elle ne soit pas franchement belle, ni même jolie. J’ai cru un moment que je lui plaisais aussi, et puis ça ne s’est pas fait. Je réfléchis trop.

Elle m’a embrassé affectueusement, en me recommandant de ne pas trop écrire. Parce qu’elle sait que la nuit, j’écris, sur un gros carnet noir. Mon carnet de mots. Je note ceux qui dérivent au fil de l’eau comme des troncs d’arbre dans le fleuve reptilien de mon cerveau. Il y a de tout, des anguilles, des poissons-pilote, mais aussi de vieux crocodiles. Des bouts d’histoires suicidées, consignées dans un carnet noir, avec l’indication des dates. J’écris ce qui sonne à mes synapses. Sonia dit que c’est de la poésie. Moi, je ne sais pas. Ca donne des choses comme :

« Fusil de chiens »
« Vacarme des larmes »
« Peau de métro »
« Lunettes de lune »
« Missile sans domicile »
« Autel sang zétoile : venir avec larmes et bagages ».

Ca, c’était le mois dernier. Hier, j’ai noté :

« Luzerne en berne »
« Partir sans maudire »
« Le temps est un serial qui leurre »
« Veilleur de nuit, veilleur de vie ».

A cause de maman, sans doute. Va savoir.

Et puis je me suis installé pour la nuit. Un vieux CD de Thiéfaine sur la mini-chaîne poussiéreuse. Café. Cigarettes.
Ce fut une soirée calme.
Deux hollandais, sac à dos et cannettes de bière à la main. J’ai fait jeter les cannettes. Faut sauver les apparences.
Une junkie bien sage et très polie, presque déjà partie, avec plein de vide dans les yeux. Faire payer en espèces. Petit déjeuner ? Non, pas de petit déjeuner.
Un couple d’homos à l’ancienne. Discrets, un peu anxieux, vaguement honteux. Paiement en liquide.
Un petit cadre de province envoyé là par l’hôtel d’à coté, qui affiche toujours complet. Paiement par carte, réveil à 6 heures 15.

Thiefaine parlait de l’ascenseur de 23 heures 43, d’un vol transneuronal de la Noctalopus Airlines. Des histoires de dingues et de paumés, quoi.

J’ai sorti le carnet noir, mais rien n’est venu. Pas d’idée, pas d’image.
Ah si, peut être un jeu de mots sur le temps, un truc comme « je ne sais Pâques An », mais c’est resté vague parce qu’un type encapuché avec un foulard sur le nez est entré, avec le canon de son fusil à pompe qui dépassait de sa parka comme une vulgaire canne à pêche.
Je n’ai pas eu peur. Il est déjà venu deux fois cette année. Il ne parle pas, il tape juste un peu du coin du fusil sur le comptoir de l’accueil et désigne la caisse d’un coup de menton.
J’ai les mains bien à plat sur le comptoir. Lui faire comprendre que je n’ai pas d’arme. Que je n’ai pas peur. Lui donner le faux billet de 100 euros.
Le voir repartir, marchant à reculons dans le hall et faire un doigt d’honneur à la caméra de surveillance.

Après, appeler les flics, pour la plainte. Lui donner cinq bonnes minutes d’avance, à Berkan. Car je crois bien que c’est Berkan, le petit turc qui est plongeur au restaurant d’en face. C’est pour ça qu’il ne parle pas. On se connaît un peu. Je fais celui qui ne le reconnaît pas. En échange, il n’est pas violent. C’est un truc entre nous, comme une solidarité tacite de nuiteux.

Les flics sont venus. Un petit jeune excité qui semblait y croire encore et un vieux sage à l’imperméable usé qui donnait l’air de n’en avoir plus rien à foutre de rien.
Un signalement ? Non, rien de spécial. Un petit, une parka, un foulard. Accent ? Non, il n’a rien dit. Caméra ? Oui, venez, c’est par là. Préjudice? 600 euros. En liquide.

Sonia sera contente, on gagne 500 euros. Faudra juste penser à remplacer le faux billet de 100, mais ça, on en a un tout stock.
Oui, passer demain matin signer le PV au Commissariat, bien sûr Messieurs, merci bien.

Tout cela m’a mené vers les 5 heures 30, peut être 6 heures du matin. Pas eu le temps d’écrire. Alors sur le carnet noir, j’ai noté :

« Cette nuit, rien ».

Et je l’ai refermé, fourré dans ma sacoche et je suis parti à 7 heures, à l’arrivée de la relève et des femmes de chambre. Dehors, il pleuvait toujours et l’amorce d’une aube blanchâtre se battait en duel avec le reste du ciel violet, où se découpaient des cheminées noires et des antennes de télé.

Descente au métro.

Sur le quai presque désert et les murs de faïence blancs dominait le nombril bronzé d’une jolie fille qui voulait tous nous emmener en vacances aux Seychelles. Je n’ai pas retenu le prix, mais ce n’était pas cher, je crois.

En face, le quai était plein. Des noctambules allant se coucher, des pue-la sueur, des dactylos ensommeillées, des ouvriers encore endormis qui partaient gagner leur pain. Du reste, un bout de baguette dépassait du sac de certains d’entre eux.

De mon côté, c’était presque désert. Trois ou quatre figurines vagues, tout au plus. Des marionnettistes.

Et puis lui.

Lui, je ne peux pas dire que je l’ai reconnu tout de suite, car sans doute ne nous étions nous jamais rencontrés.
Mais j’ai su tout de suite qu’il était là pour moi, que ce type allait être important dans ma vie.

De petite taille, il portait un long manteau noir qui battait ses chevilles. Un truc à balayer les tickets de métro. Il était de type eurasien, tout de noir vêtu, jusqu’à son bonnet de laine enfoncé jusqu’aux sourcils. A la jonction de ceux-ci, des lunettes de soleil à verres chromés qui réfléchissaient la station en panoramique.

Il était parfaitement immobile, comme un iguane qui prend le soleil. Le soleil nocturne du métropolitain. Impassible, illisible. Il portait des gants de cuir noir, je l’ai remarqué.
Je l’ai senti proche, presque déjà familier quand les rails ont commencé à vibrer, le bout du tunnel à s’enluminer du halo tremblotant des phares de la rame. Il arrivait un peu vite, du reste, ce métro. J’ai cru qu’il allait rater la station.

Mais non, il freiné assez fort, juste comme deux mains gantées me poussaient sèchement sur les voies. Une poussée franche, imparable. Dense, granitique. J’ai battu l’air avec des figures bizarres de jambes pédalant dans le vide, de bras moulinant l’espace souterrain. Ma tête s’est aimantée à la motrice, à l’essuie-glace derrière lequel j’ai deviné un conducteur avachi, qui se tenait le menton avec le poing fermé.

Ca s’est mis à sentir fort la graisse chaude des machines, les beignets frits, le rat crevé, le métal chauffé. Le métro, quoi.

Et puis le choc a claqué, net et sec. Mat, aussi. Il m’a pincé tout le corps comme le portillon automatique vert métallisé de la station Porte des Lilas, quand j’étais gosse, comme mes doigts pris dans la porte de la chambre de mes dix ans dans la maison de Suresnes. La douleur verte rayée de gris a rappliqué, avec sa gueule de raie et ses aiguilles pointues comme des tessons de bouteille.
Mon sac a volé, lui aussi, et s’est ouvert contre la façade avant de la motrice. Un carnet noir s’en est échappé, puis s’est plaqué contre le pare-brise, ouvert au 9 décembre.

« Cette nuit, rien », était-il griffonné.

Le conducteur a actionné l’essuie-glace, qu’on n’en parle plus.



                                                                                                        Sandro

13 commentaires:

  1. une odeur de rat crevé , j' me demandais c' qu' il allait me rester comme impression le jour du grand saut ....

    Kérouak on the road

    Sandro peau d' métro

    Had

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  2. Le coup de bol c'est peut-être ça, un cavalier qui vous emmène à l'improviste pour le dernier tour de danse , histoire de vous désembourber des routines.

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  3. @ Furtif

    Oui, c'est presque du Céline, ce que tu dis:
    Dans "le voyage", il dit:
    "Après tout, c'est peut être ça qu'on recherche tout au long de sa vie: le plus grand chagrin possible avant de crever".
    Sandro

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  4. Moi j'ai eu juste eu le temps de voir le capot de la bagnole, puis le ciel, le sol, le ciel, le sol... et enfin le ciel. Même rien senti. Mais le clocher de l'église du parvis gondolait .. Tiens ? Des visages au-dessus de moi, troubles. Puis l'ambulance, trouble. Puis le hall d'entrée de l'hosto, trouble. Puis le grand rond blanc de la lampe de la salle d'op, trouble. Puis plus rien...
    J'avais 7 ans à peine. Et je suis mort le foie éclaté.
    Enfin presque.
    C'aurait été comme ça un samedi sûrement. Mais il s'avère que c'était un lundi, et un super chirurgien était là. Le mec a recollé tous les morceaux du foie. Un vrai puzzle.
    Je me suis réveillé 5 jours après. Je croyais qu'il s'était passé 3 heures au pifomètre. C'est le comas qui fait ça. Pas de rêve, rien. Je n'ai pas vécu ces 5 jours, en quelque sorte.
    Du coup, je sais depuis l'âge de 7 ans que la mort, c'est juste ça : rien, mais sans le réveil après 5 jours.
    C'est pourquoi la mort ne me fait pas peur en elle-même.
    C'est la fin de la vie qui me dérange. Le game over. J'aime jouer.

    Un salut à Sandro dont j'aime bien la prose.
    Salut à cap.
    Et bonne idée du Furtif d'avoir mis un lien sur disons vers ce site-ci un peu moins visible.

    Salut les mecs

    Tall

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  5. Ouais, Tall.
    Si tu ne l'as pas lu, je conseille les "choses de la vie", de Paul Guimard. Ca parle de ça, entre autre. C'est court, bien écrit, bien mieux que le film avec Piccoli/ Romy S. qui en est résulté, qui lui est decevant.


    Sandro

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  6. Merci pour le tuyau, Sandro.
    Mais pour moi, le + bizarre avec la faucheuse, c'est encore le souvenir de chouettes nuits avec de chouettes filles... et puis fortuitement, des années + tard, on apprend qu'elles sont passées à la trappe en pleine fleur de l'âge... à cause du crabe, d'un crash, de n'importe quoi...
    Ce constraste entre ce qui incarne le + fort de la vie : une belle fille, et puis la faucheuse, c'est vraiment du brutal.

    T.

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  7. Excellent, Sandro, j’aime ta façon de nous embarquer, une fois de plus… jusqu’au rien et ce carnet noir qui s’en échappe.
    La grande faucheuse, je l’imagine aussi de couleur noire, évidemment, mais l’odeur, j’sais pas, pas… Rat crevé, ça me plaît pas… Qu'elle me laisse rêver encore un peu…
    Continue à écrire, Sandro

    Ciao
    Pao

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  8. En effectuant une recherche d'image pour Goulaï Polié suis tombé par hasard sur ce récit délicieusement narré de mère tremblante, carnet noir, hote et ses L, enfin pour redescendre sous terre. Mais, ces noir gants de cuir ne se serait ils pas échappés de ce maudit carnet qui détient, par le pouvoir de ses mots, la faculté de suspension du temps au quel le passage du train est soumis.
    Enfin maintenant il me reste à continuer la lecture, Ciao Sandro

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  9. Moi qui recherchait des news sur la marque Sandro, je ne m'attendais pas à ça, je me suis dit, allez tiens, je lis une ou deux lignes et je quitte, mais j'ai été scotchée...

    Vraiment du talent. Moi qui suis en Fac de lettre (L2) au mirail à Toulouse, j'envie votre plume et vous tire mon chapeau.

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  10. Mince, le carnet noir, ça me donnait des idées.... Mais du coup, j'crois pas que je vais le prendre noir !
    Belle nouvelle, belle ambiance !
    AMF

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  11. Superbe ambiance d'hôtel de nuit, ça m'a évoqué les vieux polars américains et Murakami (Le passage de la nuit).

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  12. Bonjour

    J'ignorais que Sandro écrivait ici.
    Toujours aussi bon !
    C'est un régal

    Merci

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    1. Longtemps que je n'étais pas passé par ici. Merci aux quelques nouveaux lecteurs anonymes passés entre-temps perdre un peu de leurs yeux sur mes lignes, et au Furtif de maintenir ce site en vie.
      Sandro Ferretti

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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