samedi 27 février 2010

Sally pour la vie. (Sandro)


Sally est souvent agaçante, il faut bien le dire.
Ma Ford Thunderbird filait un petit 55 miles ( ce n'était pas le moment de se faire prendre au radar), on venait de dépasser Austin (Texas) et par la fenêtre ouverte, l'air était d'une douceur écoeurante. Le soleil était blanc comme une soucoupe et on y voyait loin, mais pas jusqu'où Jeff était parti.
Sur le siège du mort, Sally reniflait bruyamment comme une gamine morveuse, en sirotant une canette de Coca. Je suis de ceux qui pensent que les gens qui boivent du Coca en roulant devraient être pendus.
-Ma conversation t'ennuie, c'est ça?, lâcha-t-elle.
-Tu n'as aucune espèce de conversation, j'en ai peur. Mais tu es charmante quand même, ai-je dit pour avoir la paix.

La paix, c'est ce après quoi j'ai couru une bonne partie de ma vie, sans l'atteindre autrement que de loin, évidement. Les choses auxquelles on aspire sont celles qui reculent à mesure qu'on chemine vers elles, ça fait un bon bout de temps que cela fonctionne ainsi, et pour un paquet de gens.
Sally essayait une nouvelle fois de se maquiller dans le courant d'air de la fenêtre ouverte, avec ses cheveux qui faisaient des vagues, comme une queue de comète. On venait pourtant de quitter un motel 30 miles auparavant, où elle s'était enfermée près d'une heure dans la salle de bain. Plus les femmes vieillissent, plus elles passent de temps dans leur salle de bain.
Finalement, c'est peut être là qu'il faudrait les enterrer.
J'étais en train de deviser sur le thème de la délectation morose, quand un serpent a traversé la route. Comme un gamin, j'ai donné le coup de volant pour faire l'écart nécessaire pour l'écraser. Ca a fait un flop-flop un peu écœurant dans le passage de roue, et dans le rétro, je l'ai vu se tortiller sur place et battre l'air pour rien. Et puis il a disparu de mon champ de vision.

Mais une qui était toujours là, à portée de main et de regard, c'était bien Sally. Tout à l'heure, quand elle avait débarqué au milieu de la nuit dans mon bungalow sur 57 th drive, je venais de finir la manuscrit de mon vingtième roman. Ceux qui n'ont jamais connu cette délivrance ne peuvent pas comprendre. J'avais pris une bonne cuite au gin-tonic pour fêter ça, seul avec ma vieille machine à écrire Jappy pour témoin. On ne devrait jamais se saouler complètement , au cas où il faudrait ressortir. Aller à l'hôpital, ou quelque chose de ce genre.

Mais ce qui a frappé à ma porte, vers les 3 heures 30 du matin, c'était pire que les urgences de l'hôpital. C'était Sally, échevelée, des traces de mascara violet sous ses yeux mouillés. Et en même temps, l'œil noir et déterminé que je lui connais, celui des jours où c'est une vraie malchance que de la croiser sur sa route.

J'étais un peu parti, j'avais du mal à accommoder, mais j'ai rassemblé ce qui me restait de lucidité. J'ai bien senti que c'était préférable.
Sans qu'elle n'ait rien dit, à la voir plantée là dans mon salon, ses jambes interminables sur ses talons hauts, j'ai compris que les ennuis étaient de retour. J'ai vaguement pensé "pourquoi moi?", mais en même temps, je savais déjà que c'est le genre de question qu'il est vain de se poser.
Pourquoi moi? Sans doute parce que j'ai une tête de destin. Sans doute aussi parce que j'ai une bagnole avec un grand coffre et que je ne pose pas de questions.
Elle était allée directement au frigo se servir un scotch. C'est ce geste qui m'a rappelé que c'est pour ça que je l'avais virée de chez moi, il y a vingt ans. Elle en avait alors dix-neuf, était prétendument étudiante en lettres, mais ça m'avait toujours paru improbable. Pour elle, les lettres, c'était de l'hébreu. Elle était sauvage, vive et animale, et me besognait gravement sur le tapis du salon quand je rentrais épuisé du boulot. Elle prétendait même que j'étais le premier, mais ce n'est pas la sensation que j'avais eu à cette époque.

Après moi, elle s'était mariée précipitamment avec Jeff, un type qui faisait dans le pétrole, avait une Oldsmobile, les cheveux et les idées courtes, mais le portefeuille ventru. Quelque chose entre la routine et la fatalité, un truc dont on n'avait plus jamais reparlé. Elle m'invitait de temps à autre à dîner dans leur grande maison près des derricks, dans le clos privé des patrons. Celui où, à force d'arrosage, ils arrivent à faire pousser de la pelouse au milieu des crotales.
Je frappais alors à l'huis plaqué or, elle m'ouvrait en déshabillé qui ondulait dans le courant d'air, disait qu'elle était horriblement en retard et criait: "Jeff, il est là. C'est Sonny, mon meilleur ami".
J'ai toujours trouvé le terme exagéré, et du reste, il allumait un éclat de méfiance dans l'œil terne du dénommé Jeff. Le reste de la soirée se passait toujours à répondre à ses questions pertinentes, du genre: "Ecrivain, c'est pas un peu un boulot de pédé, ça?" .
Ou encore: "Je comprends pourquoi Sally vous a plaqué, mon vieux. Elle, c'est le plaqué or son truc, pas les pisse-copies". Il manquait alors de s'étouffer dans son rire gras et il me fallait attendre minuit pour que je puisse enfin sortir, en griller une dans le jardin et remonter dans ma voiture en me demandant: "pourquoi moi?".

Mais cette nuit, dans mon bungalow, entre deux sanglots brefs et une rasade de Jack Daniel, Sally avait fini par me dire que Jeff était à présent dans le coffre de sa voiture, dans des sacs poubelles, qu'il ne sentait pas bon et qu'il n'attirerai désormais plus que les mouches.

J'ai vaguement levé un sourcil, mais guère plus. Alors, sans s'arrêter, comme un torrent, elle a raconté. Comment elle avait lâché deux crotales dans la salle de bain aux robinets plaqués or. Combien la dernière douche de Jeff fut une belle surprise. Comment elle l'a regardé, le soir venu, gonfler et virer au violet, gasper pour chercher l'air comme un poisson rouge qui n'a plus d'eau. Comment elle a pu l'avoir à sa merci la soirée durant et lui dire ses vérités. Combien il avait gâché sa vie, à quel point elle en avait marre de ses histoires furtives avec ses secrétaires.

Je la regardais et je me demandais comment ont pouvait avoir une telle haine. Pourquoi ne pas avoir pris un 38 Spécial, comme tout le monde, en prenant bien soin de nettoyer les murs après. Mais je n'ai rien dit, parce que les éruptions volcaniques de Sally sont intermittentes mais fulgurantes, et aussi parce que j'étais hypnotisé par le bout pointu de ses bottines en lézard violet. Je me disais qu'un coup bien placé de ces trucs là n'arrangerait rien à ma situation.
J'ai quand même émis une vague idée de surprise, mais pas une protestation, non. J'ai juste fait part de mon étonnement, ajouté que cela semblait pourtant gazer entre eux. Le mois dernier, invité à dîner, j'étais arrivé chez eux un peu en avance et entré par la véranda ouverte. Pour la trouver debout, jupe retroussée, épinglée par Jeff contre le frigo.
Elle m'a répondu, énigmatique:
"Celui qui a craché son venin périra par le venin".
Je n'avais pas insisté et essayé de réfléchir à la marche à suivre. Avoir écrit vingt polars, dans ces cas-là, ça n'aide pas.
Je n'avais pas pitié d'elle, non. La seule personne sur laquelle j'aurais pu m'apitoyer, c'était moi, et j'avais dépassé ce stade depuis longtemps.
J'ai procédé au transfèrement du colis de sa voiture jusqu'à la mienne et pris la direction du Nord, vers Austin. C'était une idée de Sally, ça, filer dans le désert. Moi, j'estimais que c'était une erreur, que c'est encore en ville qu'on s'en sortirait le mieux.

Vers 6 heures du matin, on avait déjà croisé trois voitures de flics, et elle avait voulu s'arrêter dans un motel prendre une douche et réfléchir. Là aussi, j'ai rétorqué que ce n'était pas une bonne idée, que les motels étaient farcis de caméras de surveillance et que les cartes de crédit laissent plus de traces qu'un sanglier dans une battue.
Mais j'ai juste dit cela comme ça, sans insister. Pour le bon ordre, histoire de ne pas être pris pour un con jusqu'au bout.
Après, on a roulé une heure et demi environ, vers une hypothétique décharge à ciel ouvert que Sally connaissait -Dieu sait pourquoi- pour essayer d'y larguer notre colis.
Arrivé là bas, il avait plu et la Buick enfonçait dans une cendre grise et gadouilleuse du plus bel effet. Avant qu'elle ne soit totalement plantée, on est descendu inspecter à pied, on enfonçait jusqu'au dessus des chevilles.

Le coin avait changé, parait-il, et il y avait à présent un grillage de trois mètres de haut qui ceinturait les immondices. Des corbeaux étaient nichés sur les poteaux et contemplaient le désastre d'un air indifférent. C'était aussi le rendez-vous des chats sauvages. Deux d'entre eux nous ont regardé et flairés de loin: ils avaient l'air d'en savoir plus sur notre destin que nous-mêmes.
Et puis est arrivé l'autre idiot, une espèce de vigile improbable et grassouillet, en treillis et casquette, bardé de talkie-walkie, de bombes lacrymogènes et de torches, tenant un doberman qui tirait salement sur sa laisse. Je l'ai remarqué.
"Eh, les amoureux", qu'il a lancé à cinq mètres. "Si vous cherchez un coin tranquille pour vous tripotter, c'est pas ici".
Il était à présent à moins de deux mètres, j'entendais son souffle court et il a marqué un temps, comme les vieux acteurs.
Puis il a ajouté: "Ou alors, faudra pas être égoïste et partager un peu, pas vrai, ma jolie?". Il ricanait tout en ouvrant la braguette de son treillis, et j'ai pensé au trou que ferait une balle de 38 entre ses deux yeux porcins. J'avais pris un petit Rüger Stainless à 5 coups avec moi, au cas où.
Heureusement, l'envie m'a quitté très vite et j'ai tiré Sally à bout de bras, avant qu'elle ne lui fasse sauter les orbites avec ses ongles mauves. A tout hasard, j'ai crié bien fort "viens Helen, on rentre à San Francisco". Car ça en faisait encore un qui nous avait vu et il valait mieux brouiller les pistes.

Revenu à la voiture, j'ai mis le cap vers le sud, c'est-à-dire d'où l'on venait. C'est ce qui me semblait le plus raisonnable. Sally ne disait plus rien, je crois que c'est là qu'elle a compris qu'elle ne s'en sortirait pas.
Elle relevait à peine la tête quand on croisait la "Highway Patrol" et ne reniflait plus. En fin d'après-midi, elle a voulu s'arrêter de nouveau dans un motel.
J'ai dit oui. Dans la chambre, elle a fouillé dans le minibar, s'est jetée sur le lit et s'est mise à dérailler. Elle me disait que Dieu aussi se demande ce qui lui arrive. "Il est comme nous. Il regarde nos cadavres avec détachement. Il n'existe pas, puisqu'il ne se rend pas compte qu'il existe".
Et puis aussi, comme une gamine, elle m'a demandé comment c'était, le paradis, et s'il y avait du Bourbon.
J'ai répondu: "Je ne sais pas, on verra sur place".
Mais elle n'a pas ri.
Sans transition, elle s'est déshabillée, s'est mise à quatre pattes sur le lit et m'a demandé de la baiser. "Vas-y, et fort. Cogne, sinon, je ne sens plus rien".

J'ai cru entendre alors ce qu'elle ne disait pas, mais on n'est jamais sûr, évidement. Je suis allé vers le téléphone, j'ai arraché le fil, et lui ai lié les poignets et les chevilles aux barres du lit. Elle maugréait toujours d'une voix sourde "oui, vas-y, cogne ta salope", quand je lui ai brusquement plaqué l'oreiller sur la tête, fort et longtemps. Elle s'est un peu débattue, mais moins fort et moins longtemps que je ne l'aurais cru.

J'étais calme et j'avais vaguement le sentiment d'avoir repris le contrôle, que les ennuis s'éloignaient. Elle, c'était redevenu la petite fille qu'elle avait du être avant toute cette chiennerie. Tout de même, à présent ça faisait comme une étrangère dans la chambre, Sally. Une qui viendrait d'un pays lointain et à qui on n'oserait même pas adresser la parole.

Je l'ai chargée dans le coffre de la Buick, où il restait encore un peu de place, et j'ai roulé vers le sud. Dans le radio-K7, Bruce Springsteen chantait "Darkness on the edge of town" et ça disait:

"Everybody's got a secret, Sonny,
Something that they just can't face
Some folks spend their whole lives trying to keep it
They carry it with them every step that they take
Till some day, they just keep it loose
Cut it loose or let it drag'em down
Where no one asks any questions,
Or looks too long in your face
In the darkness on the edge of town".(1)

Au crépuscule, le ciel s'est barré de rouge au dessus de la route. Puis le rouge s'est mis à clignoter, comme des gyrophares. Au loin, j'ai vu quelque chose qui ressemblait tellement à un barrage de flics que c'en était un. Au moins trois voitures en travers. Il m'est revenu cette phrase de K. Dick: "La réalité, c'est ce qui continue d'exister quand on a cessé d'y croire".

Le "boss" chantait à présent

"Tonight, tonight, the highway is bright
Out of our way, mister, you best keep
'Cause summer's here and the time is right
For racing in the street".(2)

Ce fut comme un signal. J'ai détaché ma ceinture, écrasé l'accélérateur à fond, mis les mains bien à plat sur le volant, et j'ai attendu que ça vienne. Avec sur mes lèvres ce rictus que je connais bien, parce que je l'ai eu le plus clair de ma vie. Celui qui semble dire: "j'ai fait de mon mieux, mais ce n'était pas assez".

Sandro


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Crédit graphisme: "Melissa", par Duran.
(1): Bruce Springsteen, "Darkness on the edge of town", 1978 Colombia Records
(2) Bruce Springsteen, "Racing in the street", 1978, CBS/ Colombia

vendredi 5 février 2010

Henri (D. Furtif)


Il était sourd. Le fracas des couleurs du couchant là-bas, l’étendue rectiligne du marais plaqué sous le vent, il n’entendait rien. Sa rage muette scandée par les battements de cœur l’aveuglait. Dressé sur le pont de la Petite Ceinture, ce canal-limite entre les coteaux plantés de vignes et l’étendue libre du marais ouvert sur la Gironde, immense couloir vers là-bas, très loin.
Pas un pas de plus, cloué sur le pont, noué par la colère, il ne peut aller plus loin, comme retenu à la frontière, l'espoir devenu zone interdite.
Chaque hiver le gel vient figer son marais dans un quadrillage de glace et chaque hiver, enfant avec ses sabots, puis plus tard adolescent, la brouette chargée de pierres, il libère l’eau qui part vers la Gironde. Le choc sourd de la lourde pierre et la zébrure de la glace brisée en éclair qui s’éloigne. Il aimait cette orgie de sons et de couleurs, cette libération de son marais ; elle lui permettait de reporter au printemps suivant son obsession d’enfant. On n’enferme pas mon marais. On laisse courir l’eau. L’eau sur laquelle je partirai.

Aisés ou misérables les enfants de Gironde, en ce début de siècle, sont tous des esclaves. Les esclaves de la vigne. Les adultes, eux, ne fut-ce que le temps d’une hésitation, d’un arrêt pour souffler, ont tous eu, au moins une fois, le droit de se poser la question.
Et si je partais ?
Mais pas eux. Les torgnoles et le vîme* sur les jambes les clouent à leur condition.

Heureusement pour eux, (ou malheureusement), le diable est venu ; le curé lui, leur aurait plutôt mis le nez dans la glaise. Tout de noir vêtu lui aussi, mais en civil, l’instituteur a distillé son poison pendant les deux années du cours moyen. La leçon d’histoire bornée à la ligne bleue des Vosges ne leur offrait que des émotions embrigadées et peu propices au rêve ; celle de Géographie, en revanche, une vraie boite de Pandore. L’instituteur avait mis le feu : le Tonkin, Chandernagor, les éléphants du Cambodge, le Congo, et des encadrements de photos repeintes du Sahara. Comme le prêtre à l’autel, singeant son cérémonial, le maître ouvrait sa réserve et là, les enchantements magiques. Le Petit Henri s’y était brûlé la cervelle, à jamais.
À dix ans, la plaie ouverte du rêve le resta pour toujours. Le monde imaginaire des enfants n’était pas le sien. Ce pays d’ogres et de fées mis à la sauce d’anges gardiens, de Vierge-maman et de Dieu-gendarme par les soins du curé n’était pas le sien. Lui c’est au marais qu’il avait ses dévotions, ses offices et ses vêpres, son espérance et sa foi. Il y mettait aussi ses colères. En ce début de siècle, Bordeaux étaient le grand port de l’Afrique et la Gironde le boulevard des cathédrales de cordages et de toiles chargées de café, de bois, de cacao et – qui sait : de nègres cannibales ? Par temps clair on apercevait des marins dans les haubans. Ils avaient vu, eux. Il aurait voulu leur parler, entendre dans leur voix les éclats de la lumière des tropiques. Ils avaient vu la forêt vierge, les crocodiles et les lions. Les pâles gravures du maître s’animaient de toutes les couleurs qu’il leur prêtait. Il étouffait de rêve. Un autre aurait trouvé son bonheur dans cette contemplation. Il en crevait.
Quand les grands voiliers repartaient vers l’Ouest, il restait jusqu’au soir à se bruler les yeux à discerner leur silhouette dans le soleil. Il en pleurait de douleur et de dépit. Il implorait à voix haute, seul, debout en équilibre sur la margelle du pont pour les voir plus longtemps, pour les voir encore, plus loin ; là-bas où il aurait voulu déjà être. Comme il aurait voulu grandir plus vite !

Trois ans, pas plus. Ses parents, il le savait, allaient le mettre en apprentissage. Plus vite que les autres, il s’était trouvé un métier: il serait marin. « Henri Marin, marin. » Ça sonnait bien. Il partirait ; il se le promettait. Pour cela il faudrait trainer le père Marin à Bordeaux. Deux jours de marche ! Trois ans pour imaginer un truc.



Chez les Neveu son père était ouvrier agricole ; lui, Henri, ne le serait pas. Chaque soir en rentrant de l’école il faisait un crochet jusqu’au pont vers le marais pour voir passer les bateaux dont il avait aperçu la mâture à travers les arbres. En bas, aspiré par son rêve qui passait, indifférent, il s’engageait sur l’étendue plate, sautait les fossés, toujours plus près, toujours plus loin de la Petite Ceinture, cette frontière entre le monde de la vigne, du labeur et des contraintes et celui, ouvert, du marais des grandes virées, du regard sans obstacle et des bateaux, là-bas. Rentrer toujours trop tard, c’était sa manie. Non pas que l’on fût inquiet. Mais on enrageait un peu de voir les tâches ingrates, réservées aux enfants, s’accumuler de jour en jour. La punition les transformait en une énorme obligation de travaux forcés.

Les jours et les bateaux passaient comme un cadran géant qui comptait le poids des rêves inassouvis. Sa mère morte, son père décidait de tout. L’enfant était tout petit quand un contrat de misère avait conduit son père jusqu’à la ferme des Neveu qui l’avait embauché. Les parents, un fils un peu malingre avec sa femme, une fille mariée à un marchand de vin toujours sur les routes, et une dernière de l’âge d’Henri qui courait les vignes et le marais avec lui depuis son enfance…On manquait furieusement de bras chez les Neveu. Le père épuisait sa quarantaine au labour derrière son cheval, le gendre assurait la vente du vin, mais le fils… Il tombait en sueur, le souffle court, depuis qu’un brouillard d’avril l’avait chopé dans la grande pièce du Pontet. Les bouillottes et les grogs n’y pouvaient rien. Sa femme rieuse et pleine d’allant le taquinait sans méchanceté :
— Va pas attraper froid, va falloir que tu sois chaud ce soir mon poulet !
La mère Neveu venait faussement se joindre à ses embellies égrillardes :
— Et bien mon Domi, ta petite femme en a bien de la tendresse pour toi »
— Oh mais c’est pas «mon poulet» que je devrais dire mais « mon coq », hein ? «Mon coq » !
La quinte alors se déclenchait, celle du coq asthmatique qu’il était devenu… Son père, sa mère, sa femme, ses sœurs et même l’ouvrier à la grande table commune des repas éclataient du rire qui tue. Un soir d’été sur un banc, à des voisines, la mère, un peu chaude des grands verres de vin frais, avait lâché sans amertume excessive, comme pour désamorcer les cancans :
— Avec un gendre toujours sur les routes et mon moitié crevé de fils c’est pas demain que je serai grand-mère...
— D’ici que ce taupat* d’Henri gagne la course ! Va falloir que je surveille ça.

Un contrat de misère avait accueilli Henri et son père dans une maisonnette dont la propriété leur avait été reconnue, devant notaire, en échange du travail dans la vigne. Un potager et un goret dans son cabanon attenant, tel était le royaume. La guerre approchant à grands pas, les affaires florissaient, les prix montaient, la maisonnette elle s’enfonçait dans la gêne. Le prix du travail agricole ne suivait pas celui des produits. Les pieds de vignes toujours aussi nombreux et toujours aussi bas. Les affaires du gendre ayant permis d’acheter un deuxième cheval, l’ouvrage pour Henri ne manquait pas
Les deux cochons du patron et le leur, un potager, deux chevaux à panser, la basse-cour des patrons, les cavaillons* à tirer, les charrettes à conduire, le foin, les joncs, les vîmes – sa dernière année d’école, il ne la passa pas à discuter des trafiquants d’ivoire avec son instituteur : on lui fit porter la sulfateuse dans l’urgence d’un printemps pourri. L’hiver précédent, le patron avait inauguré une nouvelle conduite à son égard. Auparavant tout se passait comme si le gamin ne travaillait que pour aider son propre père…Peu à peu la fiction s’était vidée au profit d’une réalité bien plus amère : le contrat impliquait tacitement que lui aussi travaille.
Comme rien n’était écrit de cette obligation, rien ne l’était non plus de son salaire. Comme beaucoup d’enfants à cette époque il devint écolier-valet de ferme et, progressivement, valet de ferme tout court. Sentant confusément que toute amélioration de la condition de son fils conduirait à une dégradation de la sienne, son père se prêta sans mal à cette confusion.
Adieu Chandernagor…
Cloué comme un serf au fond des rangs de vigne, ses rêves de bateau et de grand départ amusaient maintenant toute la maisonnée, au grand plaisir du moitié crevé qui faisait un peu relâche désormais dans son emploi de ridicule.

Son rêve à longue haleine, entretenu depuis des années, s’était transformé en un refus brutal et moqueur de tous ceux qui peuplaient son monde. Les arguments longtemps ressassés, les « ça ne vous coûtera rien » et « je ne vous coûterai plus jamais rien »….avaient été écrasés par les « tu dois rester ici ».

Sur le pont, il le criait et le hurlait intérieurement.
« Tu dois rester ici »
« Mais pourquoi ? »
On l’avait laissé sortir, sachant très bien où il allait. Il vomissait son chagrin. Il piétinait sur la route longeant le canal. Qu’avait-il fait de mal ?

Les années dix se succédèrent dans l’excitation mêlée d’angoisse de la marche à la guerre .Un sablier besogneux lui bâtissait un fiasco à la mesure des espoirs déçus. Il enrageait de vieillir et de grandir. Il en vint à ne plus finir ses assiettes. À quatorze ans ! Chaque jour en plus, chaque centimètre gagné, chaque kilo pris l’éloignaient de ses rêves de mousse débutant sur les navires, partant pour là-bas, sans lui. Son rêve disparu le rongeait plus encore avec son poids de rancœur et d’occasions perdues. Il en perdait le sommeil. Heureusement la ligue des adultes veillait à l’étourdir de tâches. Le Maître, les siens et même son propre père se relayaient dans une surveillance de chaque instant, alimentant la longue liste des brimades. Henri dans une quête incessante recherchait les instants de solitude ; il endurait tout sans protester se forgeant un caractère de plus en plus renfermé. Il y gagna ce regard absent, fuyant et ce geste hésitant des mains sur la tête ou masquant les yeux, transmis plus tard à son enfant.
Rien n’aurait pu l’empêcher de retourner, aussi souvent que ses gardiens l’oubliaient, sur la rive du marais, contempler, chercher, se faire mal aux yeux à les suivre au fond. Comme il aurait voulu en être ! Les années passèrent.

L’été quatorze fut très beau. La vendange serait belle. Henri Marin trimait quand se produisit un premier miracle. Quand les choses tournent bien, il ne faut pas aller contre. Dans une ville inconnue des Balkans un archiduc fut liquidé par une bande qui lui en voulait. Sautant sur l’occasion, la bande de l’archiduc attaqua la bande du tueur, mais les copains des copains des coquins en avaient eux aussi (des copains…). En trois semaines le père Marin, Dominique le poitrinaire, Denis le marchand de vin, se retrouvèrent soldats, et le père Neveu, à la tête d’une grosse exploitation viticole avec deux chevaux, quatre femmes et Henri. Le malheur et non le hasard voulut qu’un accident stupide le rendit infirme juste avant les vendanges. Les autres, là-bas au Nord couraient à la mer et s’enterraient dans la boue, très, très loin de Berlin. Henri aurait pu être le roi de la ferme. Sans nouvelles, les femmes se cabraient, elles auraient pu s’en remettre au jeune homme si un destin tordu ne s’en était mêlé.


Le marchand de vin avait deux frères. Un plus vieux, marié et un plus jeune, Arnaud. Lui, le cadet toujours sur les routes, à la mort des vieux, l’aîné, resté à la ferme avait écopé de la garde du plus jeune, un beau gaillard de vingt-deux ans complètement attardé. La loterie de la dive bouteille frappe partout : pas de difformité, mais six ans d’âge mental. On ne pouvait le laisser seul, Nono. La grande rafle européenne d’Août quatorze l’avait heureusement épargné, mais ramené à la maison de sa belle-sœur qui, laissée en déshérence par son mari le voyageur, trouvait un peu saumâtre de se voir encombrer d’un enfant de vingt deux ans, elle qui n’en aurait pas. Elle en ressentait de l’amertume et une grande tendresse pour son mari. Denis n’élevait jamais la voix et, sans aucune rudesse, ne savait quoi inventer pour lui faire plaisir. Ces deux là s’aimaient, et sa façon d’être toujours parti, c’était sa manière à lui de ne pas courir le risque de la mettre enceinte, de ne pas lui transmettre la tare. Elle ne pourrait jamais regretter cette soirée de gerbaude* où elle lui en avait tant fait qu’il n’avait pas eu la force de résister. Il était beau, il voyageait, il savait conduire, il avait un camion !
Début Juillet quatorze, au courant de ce qui se passait à Sarajevo, un des rares à avoir compris, en urgence il était revenu au village et, sur les chemins de pierres blanches, on les avait vus tous deux, sa femme et lui, aller et venir, tourner et revenir, entrer dans la grange et en ressortir. Démarrer à la manivelle, échouer, recommencer. La perspective de partir sur les routes tous les jours, de participer au chargement des tonneaux n’effrayait pas Lucienne. Elle entrait dans le XXè siècle à la demande de son mari qui l’aidait dans ses premiers pas. Bien peu autour d’elle auraient pu s’en vanter… La question du permis de conduire ne se posait pas, il était urgent d’en être capable.
La mobilisation générale placardée en mairie, le garde champêtre dans tous les villages, les feuilles de route de son frère et de son mari arrivèrent le même jour sur la table. Ils partiraient tous les trois dans cinq jours à Bordeaux, elle au volant. Pas question de passer par la nationale, on prendrait comme d’habitude. Dans le pays, l’occasion rare de se rendre à la grande ville ne se comprenait pas sans emprunter la voie la plus importante. Chez ces gens-là habitués aux voyages fréquents on voyait différemment.
Un ami, du coté de sa famille à lui, commandait une barge sur la Gironde. La machine à vapeur crachait beaucoup mais sa cargaison habituelle ne s’en plaignait pas. Les lourds tonneaux de Médoc supportaient mal les routes cahoteuses. Lui, il les amenait jusqu’au flanc des navires hanséates, au milieu du fleuve, à la grande satisfaction des capitaines à qui il épargnait la remontée tirée par un remorqueur jusqu’à Bordeaux.
Ils feraient donc ainsi. À peine sorti de la ferme, ils piqueraient sur l’estuaire à l’embarcadère de la Belle étoile, le bac à fond plat uniquement chargé d’un camion vide prendrait le goulet entre l’île Nouvelle et l’île Bouchaud et de là filerait sur Pauillac. Elle l’avait fait si souvent ce trajet, refusant de le laisser partir seul dans un caprice jaloux de femme heureuse.
Pauillac, Saint Laurent, Castelnau jusqu’à Bordeaux sur les quais où se traitaient les affaires. Elle était belle, les Chartrons avaient su lui dire. Cette fois ils s’arrêteraient avant, à l’institution pour débiles de Mérignac qui avait recueilli Arnaud depuis quelques jours. Elle rangerait le camion dans la cour de l’institution où ils passeraient la nuit. Au matin, son frère et son mari partiraient à la caserne de Bordeaux à pieds, lui évitant la conduite en ville et elle repartirait reprendre le bac à Pauillac en compagnie de Nono.
Comme elle avait su être intraitable avec elle-même pour apprendre en accéléré ce qui demandait des semaines aux autres, elle fut obstinée à exiger qu’Henri les accompagne. Elle ne pouvait imaginer confier la manivelle à Nono qu’elle ne connaissait pratiquement pas et encore moins le mettre aux commandes à cet instant :
« Il va noyer le moteur, ou accélérer ! »
« Imagine qu’il embraye avec moi devant ! »
« Tu as souvent demandé à Henri de tourner la manivelle quand j’étais occupée ailleurs, il sait faire. Combien de fois je l’ai vu la tête dans le moteur »
Il n’y avait rien à redire. Denis connaissait son frère et savait bien qu’ils ne seraient pas trop de deux.
Henri fit le voyage à l’arrière en compagnie des bidons d’essence. La traversée de la Gironde à l’aller comme au retour lui offrit l’occasion d’approcher pour la première fois les énormes cargos. Il les entendit grincer et frapper l’eau de leur proue. Il enragea du vacarme de la machine à vapeur. Sinon, la route ne fut qu’une succession de cahots incessants dans un nuage de poussière. Au retour il monta devant, Nono au milieu. À sa belle-sœur, à Henri, aux deux, il parlait tout le temps. Il ne disait rien mais il parlait. Il inventait des réponses même sans question. Le soir venu, malgré la lourdeur de l’humeur des quatre femmes, il fit régner une ambiance de vivacité joyeuse par son bavardage incessant. Le père stupéfait ; à la fin, n’y tenant plus la mère lui dit : « Mon garçon tu me casses les oreilles »
Il se tut aussitôt sans paraître lui en tenir rigueur.
Qu’allait-on faire de lui ? Une conjuration d’échelles, d’objets tranchants, de cataclysmes possibles interdisait qu’on le laissât seul. Dès le lendemain les femmes se joindraient aux hommes pour sulfater. Fort comme un Turc, Nono porta sa sulfateuse comme le Père.
« On va arriver à en faire quelque chose »
Au bout d’une heure on changea un peu d’avis quand un Nono, bleu, revint refaire le plein. Il ne visait pas exactement les feuilles. La terre entre les rangs, un oiseau qui passait, les papillons, tout fut traité. Ce ne fut pas tout. De la tonne, sur la charrette, pleine de liquide, au cheval, à l’avant, il y avait bien peu. De l’idée de la tonne à l’idée du cheval. Aller de l’une à l’autre fut très court dans l’esprit vif, cette fois-ci, de Nono. Henri bondit du fond de son rang, abandonnant sa sulfateuse pour courir plus vite. Le cheval tentait vainement de se défaire de la charrette bloquée à l’arrêt, retenu par les courroies aux brancards. La croupe de Popaul, toute bleue, amusa le village pendant des semaines.
Peu à peu Henri fut en charge de surveiller Nono.
Sa nuisance étant directement proportionnelle à l’importance du travail en cours, ils se retrouvèrent peu à peu hors de la vue des autres. Alors que le monde se noyait dans les fleuves de sang du front russe, de la Marne et de la course à la mer, à Rignac, Henri connut son âge d’or. Il fallait suivre et empêcher. Interdire, pas question. Tous avaient admis qu’on n’interdit rien à un colosse de 22 ans. Seuls la voix et les yeux d’Henri limitaient la casse.
Remettre Henri à la tâche c’était augmenter la casse. Pourtant la surveillance ne pouvait pas tout : l’esprit inventif de Nono leur fit connaître le monstre vert d’Aout et la chute de Septembre.

Les canaux du marais et la Gironde, au loin, étaient une incitation permanente à la navigation. Une vieille barque oubliée dans la grange fut découverte par notre fouilleur. Il fallut la sortir, Henri lui faisant remarquer qu’elle était trop vieille et les lattes disjointes, la barque faillit être remisée, mais un voisin malencontreux… :
« Il faut la remettre en eau ta barque…et la calfater avec du goudron ensuite. »
Une demi-journée de seaux tirés du puits commun dressa une dizaine de voisins furieux contre la nouvelle marine Nonolaise. La déconvenue ne l’occupait jamais longtemps : si l’eau ne pouvait venir à la barque…
Que n’avait pas fait Henri en l’invitant à sa ballade quotidienne au pont de la Petite Ceinture ! Il y avait là toute l’eau qu’on voudrait. Sept cents mètres ! Une barque qu’ils avaient mis une journée entière à extraire de la grange !
Retrouvant le geste millénaire des dresseurs de pierres, Nono retira du bûcher une dizaine de rondins. Le fils d’Henri, André, 40 ans plus tard, soutiendra à Globule que son père n’avait pas été pas étranger à cette redécouverte. Y aurait-il un gène de l’Histoire ancienne ? La barque poussée, roulée sur les rondins si tôt dépassés si tôt remis, en plein été quatorze, la vie à Rignac n’était pas que triste. La vitesse de l’équipage et un « non » catégorique à toute éventuelle traction animale assurèrent une tranquillité d’esprit générale. D’aucuns vieillards renoncèrent à leur sieste pour suivre le chantier mobile. La dernière étape se réduisait à laisser glisser le navire dans l’eau, très basse en été, du canal.
L’eau gonflant lentement les fibres, on aurait pu en rester là si la malveillante incurie des Ponts et chaussées n’avait laissé sur le bord de la route le chargement entier d’un camion de goudron. Un essieu cassé avait conduit une dizaine de bidons sur le bord de la route. Une chose avait été de réparer le camion, une autre en serait de récupérer les bidons. Sans treuil et sans chaine il aurait fallu des hommes jeunes et forts. Mais...
En attendant, en plein été de guerre et de camions réquisitionnés, ils étaient là, à narguer à deux cents mètres du Pont. Rouler un bidon n’aurait pas dû poser un problème aux hardis navigateurs mais, cette fois-ci, le marais désert se serait rempli d’yeux et de complices éventuels : des dizaines de barques et de tonnes* aux canards attendaient un supplément indispensable de goudron. Dans un rayon des quelques kilomètres tout le pays était au courant, et les gendarmes, comme s’ils voulaient justifier leur non-départ au front, multipliaient les contrôles et les patrouilles dans cette zone de braconnage intensif. Une seule solution, se servir sans être vu, sans déplacer les bidons.
Vers quinze heures, sous le cagnard de cette fin d’août, pas un souffle de vent, deux indiens un seau dans chaque main se dirigent vers les bidons en suivant le canal. Henri fera le guet et Arnaud dévissera, il suffira ensuite de verser dans les seaux.
— Tu es certain que c’est mieux maintenant. Tu ne préfères pas attendre la nuit ?
— La nuit tous les bracos seront de sortie. C’est eux qui nous dénonceront.
— « … »
— À c’t’ heure ils font la sieste, y a pas meilleur moment.

Ces journées d’Août quatorze étaient étouffantes. L’air vibrait au-dessus des bidons métalliques. Nono n’eut pas à dévisser le bouchon fileté jusqu’au dernier tour, le goudron brûlant le projeta en l’air et inonda le garçon de la tête aux pieds. Criant de douleur, couvert de goudron collant, il se jeta dans la Ceinture envahie de lentilles d’eau. Pataugeant et hurlant il en sortit, monstre noir vêtu de vert. C’est alors qu’un cri plus fort le fit taire. À dix mètres d’eux, de derrière une haie, sortit en courant une jeune femme du village, éperdue de terreur. Oubliant dans sa fuite les vaches que, parait-il, elle serait venue rentrer à l’étable.

Cahin-caha, Henri ramena Nono au village où la mère Neveu mit des semaines à décoller le goudron avec du pain trempé dans du lait. Les voisins amusés et compatissants ne manquaient pas de venir prendre des nouvelles. Pendant qu’ils y étaient, ils passaient à la maison d’à coté se faire raconter l’histoire du monstre vert par la jeune femme qui l’avait vu de ses propres yeux. C’était un plaisir pour eux de lui faire répéter sa tragique apparition avec tous les détails.
— Et comme justement je passais par là, derrière la haie, pour aller chercher mes vaches….
— Et oui comme d’habitude
— Eh oui ma pauvre Josiane, depuis que ton mari est soldat c’est toi qui t’occupes des bêtes…
— Eh oui… euh bin oui…

À chaque fois, à ce point du récit, les voisins repartaient vaquer à leur ouvrage. Contents à chaque fois de ricaner entre eux :
— Rentrer ses vaches en plein soleil ! Pff ff !
— Oui, mais on m’a dit qu’elle se faisait aider…

Deux générations plus tard, « elle se fait aider » était devenu l’expression codée de plusieurs villages pour désigner d’un sourire entendu celles qui ne se trouvaient pas exactement où elles auraient dû être. Le malheur voulut que nombre de veuves n’eurent même pas la consolation de « se faire aider ». Elle connut un regain dans le pays au cours de l’autre guerre, celle où les prisonniers furent si nombreux. Le monde paysan est un conservatoire vivant de traditions. Certains KG et autres STO assurèrent avoir beaucoup aidé en Allemagne.

L’émotion et la douleur bloquèrent quelques jours Nono à la maison. Henri, un peu secoué, en profita pour accompagner Lucienne sur les routes dans ses voyages. Elle conduisait de mieux en mieux et décida d’utiliser un peu plus utilement Henri. Charger et décharger le camion justifiaient qu’on l’aide un peu, les trois autres femmes aideraient son père dans les vignes. Le problème de Nono était réglé en même temps car elle le prendrait aussi avec elle. Elle retrouva très vite tout le volume d’affaires de son mari et elle sut même l’amplifier. L’énorme client militaire remplissait les carnets Elle s’organisa, se réservant les rendez-vous et les discussions et convint qu’il était ridicule de ne pas confier le volant à Henri alors qu’il s’occupait de l’entretien du camion depuis des années et que Denis, depuis longtemps, lui en avait appris les rudiments. À Henri les chargements, et Nono, à elle les rendez-vous et les visites aux clients.
Les journaux étaient pleins de victoires de la Marne, les femmes retrouvaient le sourire, elles auraient leurs hommes à Noël. Nono retrouvait sa forme habituelle. L’heure était aux échasses : les échasses le matin, les échasses à midi, les échasses le soir et même la nuit, quand le père Neveu se leva pour pisser, s’entrava, tomba sur un broc en faïence, s’entailla une artère et se brisa le genou deux jours avant les vendanges. Il en resta infirme

La famille inventa une histoire de visite médicale, on y ajouta une lettre de quasi supplications aux sœurs de l’institution pour débiles afin qu’elles reprennent Nono. Lucienne n’en pouvait plus, les autres non plus. Un peu gênée par la mauvaise conscience, elle chargea Henri du transport. Il connaissait bien le chemin.

Quinze jours plus tard, les poches pleines de l’argent nécessaire à quelques courses, Henri laissa Nono aux mains d’une infirmière et le camion dans un coin de la cour. Tout se passa comme en rêve : il se dirigea vers le bureau des engagements sur la rive de la Garonne. Il longea les quais et put voir à les toucher les bateaux qu’il admirait de loin depuis l’enfance
— Tes papiers ?
— Je n’en ai pas.
Qui pouvait avoir des papiers au fond de la Gironde au début du siècle ?
— Quel âge as-tu ?
— Dix huit ans et demi.
— Ta date de naissance ?
— 22 juin 1896
— On est le 10 décembre, ça ne fait pas dix huit et demi.
— Oh pour 12 jours…

Le petit mensonge avait fait passer le gros. Il les avait grugés d’un an :
— Tu te rends à la gare, tu leur présentes ta feuille, on t’indiquera… »
Quelques semaines de classes du coté de Toulon et, enfin, en Avril il était sur l’eau. Dans une caisse en fer, au bruit d’enfer, dans les odeurs de pisse, celle des autres ou la sienne. Il y était, il était sur l’eau, mais pas marin. Simple bidasse recruté sans trop regarder pour une expédition voulue par un seul homme. On ne leur avait rien dit, mais chaque matin lui confirmait qu’ils allaient vers l’Est._ L’Orient._ Il ne lui restait rien depuis longtemps de l’argent des courses, mais il n’en avait pas trop mauvaise conscience. N’avait-il pas travaillé pendant des années pour rien, puis pour presque rien ?
Ce serait donc les Dardanelles…
L’information avait filtré dans la promiscuité du transport. Bien peu de ses compagnons auraient pu le dire, mais lui savait, il se fit connaître par ses dessins de cartes dans la poussière qui impressionnaient ses camarades. Certains se moquèrent, il s’énerva. Un adjudant en prit ombrage. Prévu pour attaquer la côte asiatique, son transport fit un détour par Lemnos. À quelques mètres du quai de Moudros on fit un pont de planches sur des barques ; l’affaire s’éternisait, l’adjudant en profita pour mettre Henri de corvée de docker. Une mule sur ce pont branlant, aisé pour elle, mais Henri trébucha, percuta le quai sur une caisse éclatée pleine d’objet tranchants : épaule démise et blessure ouverte au dessus du genou. Comme on débarquait une antenne médicale, le même matériel qui l’avait blessé servit à le réparer.
La gravité de ses blessures lui interdit de participer aux réjouissances de Kum Kale, juste en face, à quelques dizaines de kilomètres. Une boucherie inutile de trois jours qui vit un grand nombre de ses copains crever au soleil de cette fin d’avril, qui est si doux dans cette région. L’adjudant aussi n’en revint pas. Tout le corps réembarqua pour parfaire sa formation en Egypte et ne fit par le détour par Lemnos pour récupérer un blessé. Les ordres furent donnés pour renvoyer l’antenne médicale mais personne ne réclama Henri et un autre blessé qui, lui, avait glissé, un jour avant , sur une flaque d’huile dans une soute. Sa blessure virait dégueulasse, elle suppurait, elle puait si fort qu’approcher Henri devint impossible aux gens bien intentionnés qui le pansaient chaque matin. La distance conservée par l’entourage augmenta avec la chaleur, lui porter le repas du soir devint une punition. L’officier anglais qui dirigeait tout s’égara un soir dans la cour de l’infirmerie.
« What the fucking hell… » etc …etc en se pinçant le nez.
Henri se vit attribuer l’usage d’une maisonnette, petite et fraiche, à l’arrière, libre de toute surveillance. Il ne verrait jamais les Dardanelles. Pendant qu’il s’ennuyait à Moudros, ses copains débarquaient à l’embouchure du Scamandre. Les mitrailleuses turques ajoutèrent quelque animation. L’artillerie embarquée tirait un peu au hasard sans trop faire le tri. À grands coups de : « Les gars on y va », des paquets d’hommes gagnaient un espace sur les deux rives. Pendant ce temps, profitant du maigre abri des rives escarpées de la rivière, la troupe s’enfonçait de quelques centaines de mètres, puis de quelques kilomètres. On butta sur le village de Kum Kale qui fut pris, perdu, et repris encore dans les hurlements et les explosions. Des corps partout, des cris, des appels, des pleurs, des mourants, la fumée, les fusées éclairantes, le spectacle était permanent. Et Henri qui n’était pas là. ! La progression dans la plaine dégagée se heurtait à des canons sur une butte à l’Est. L’artillerie embarquée trop éloignée manquait de précision et personne n’osait plus la réclamer tant elle avait fait de dégâts parmi ses propres troupes. Pour faire taire les deux « 77 » allemands accrochés aux flancs de la butte on avait fait venir les deux « 75 ». Tir tendu contre tir tendu, on allait bien voir… On vit. L’officier artilleur responsable fut infoutu de commander les réglages : trop court, trop au sud, trop au nord, jamais dessus. Il l’aurait fait exprès que…Un lieutenant aux avant-postes prétendit avoir vu dans ses jumelles un vieux Turc à la crinière blanche juché sur son toit contemplant la bataille. Un orage dans la nuit remplit brusquement la rivière qui, dans sa colère, charria les cadavres des morts et noya des dizaines de blessés que l’on avait mis là, à l’abri.
Débarqué le 25, tout le monde fut rembarqué le 27 au soir. Cap sur l’Egypte, c’était la décision des anglais. Les troupes manquaient singulièrement d’entraînement, elles étaient loin d’avoir surclassé les Ottomans. Le destin avait voulu que l’adjudant sanctionneur y soit resté. Henri et sa blessure puante furent oubliés à Lemnos. Un de ses meilleurs souvenirs sera d’avoir été lavé par des femmes pas du tout gênées par son odeur. Il se rappellera leurs rires et leurs frictions aux fleurs qui, selon lui, accéléraient sa cicatrisation et apaisaient la douleur de son épaule.
Fin Mai, le bras encore en écharpe, (on ne sait jamais, un regard malveillant pouvait le trouver vaillant), appuyé sur une canne, il commençait à claudiquer autour du cantonnement. Peu ou pas de surveillance, il s’enfonçait chaque jour un peu plus dans l’île, jusqu’à un lac, le lac Limni chose, et un autre lac, le lac Limni truc. L’autre blessé l’accompagnait. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils découvrirent l’étendue entre les deux lacs couverte de crapauds !
Dans leurs promenades ils retrouvaient les femmes qui l’avaient lavé. Ils les approchaient sans les effrayer, elles le connaissaient de haut en bas. Vadrouillant dans la campagne, ils en revenaient avec un ou deux lapins pris au collet. Ils les offraient aux femmes qui les gardaient à dîner. Du fromage grec, des olives et l’ombre des oliviers ; l’été fut paisible, les ballades et les siestes entrecoupées par la pose des collets.
Un jour un lapin plus fort ou plus agile leur échappa dans un trou. Une pierre saisie en libérant une autre, un trou s’offrit à leurs yeux sur une pente rocheuse. Le désœuvrement est source de grands travaux. Ils revinrent tous les jours explorer leur « gouffre ». Des bribes de murs partant dans tous les sens les intriguèrent et les retinrent jusqu’à la fin de leur retraite forcée. Le sol jonché de terres cuites brisées semblait n’avoir pas été foulé depuis très longtemps. Des poteries, des morceaux de marbre heurtaient leurs godillots. Ils trouvèrent au milieu des débris une poterie hideuse, la surface lacérée de grands traits géométriques. Les olives passèrent de la serviette à ce récipient. Quand ils avaient épuisé leur réserve, une paysanne ou l’autre le remplissait jusqu’à la prochaine fois. Un soir on leur offrit une vannerie plus pratique et plus légère. La poterie fut ramenée à la chambre d’Henri, sur la petite table. Une visite, un autre soir, y mit des fleurs. Les fleurs fanées, on y mit autre chose. Cet objet, sans beauté à ses yeux, ne méritait pas la colère et les punitions qu’il provoqua. Un big chief anglais en mal de jugulaire vint faire, en novembre, une inspection surprise.
« Where are those bloody frenchies…? » ET « every things of that…»

Visite de la « chamber », confiscation du vase et le mitard dès que ces « messieurs les Français » seront revenus à leur poste!
Au garde-à-vous devant l’officier :
— Où avez-vous trouvé cette « chose ? »
Nos deux gars se regardent, pas un ne peut imaginer de quoi parle cet officier.
Ils doivent jouer parfaitement l’incompréhension car l’officier se lève, ouvre un coffre et tend le vase sous le nez des deux punis.
Dans un mouvement parfaitement synchrone, les deux lascars poussent un « ouf » de soulagement et arborent un large sourire.
— Ah le machin en tuile ?
Yes, le machin : où quoi est-ce que vous… ?La rage et la colère étouffent le big chief.
— Euh, eh bin par là…sur la route, on peut vous montrer.
All right, on verra ça demain, en attendant « au trou » comme disent les Français … !

Pour son malheur l’officier ne s’abaissa pas à donner des ordres pour qu’on donne à manger à nos deux bagnards. Ils en conçurent une grande rancune :
— Puisque c’est ça, on va le balader dans les marais entre les lacs, un jour là, un autre jour ailleurs, on va le faire bouffer par les moustiques.
Tout ça pour un méchant vase...

Il fallut que la France se souvienne de ses deux héros pour les faire sortir de prison. Henri revint en France pour Noël. Il n’avait pas vu l’Hellespont ni les Pyramides comme certains de ses camarades. Ne pouvant supporter l’âcre piquette grecque, il était parmi les rares bidasses qui ne marchaient pas au vin rouge dopé servi avant l’assaut. Des courses en avant et des courses en arrière, il en eut tout son saoul, courant entre les balles. Un gendarme militaire lui apprit qu’il était l’un des plus jeunes sur le théâtre des opérations de Verdun. Il y fut encore blessé ; assez sérieusement pour être renvoyé à Angoulême. Il y gagna l’animosité d’une bonne sœur qui ne supportait pas qu’il se promenât tout nu en allant et revenant de la douche :
— Les filles de Lemnos étaient bien moins prudes que vous…
Il est des adjudants chez les aigries. Elle lui réserva une vengeance à son retour de permission de convalescence. D’Angoulême, il était rentré en Gironde pour trois semaines. Dans le bel uniforme, il avait fait forte impression, plus fort, plus mûr, à des femmes qui n’avaient que le père Neveu, infirme, pour seul homme. Il parla, il raconta, il inventa peut-être, mais les crapauds quand même, les crapauds…« Des drôles de pays tout de même». Les femmes frissonnaient. Il ne s’étendit pas sur les obus et les ventres ouverts : au début de l’année 17, déjà, les poilus gardaient ce silence fermé. En parler c’était y penser. Et ils étaient là pour s’étourdir. De retour à Angoulême, son train ayant pris du retard, il courut pour rentrer à l’hôpital militaire. La bonne sœur le signala, il fut menacé de conseil de guerre pour désertion. Il repartit au front en changeant d’unité. Il termina les deux années de guerre dans un bataillon disciplinaire.
Noël dix-huit le vit revenir pour de bon. La maisonnette de son père était la sienne. De plus en plus souvent il évitait de venir prendre ses repas à la table commune. Il repartait au pont de la Petite Ceinture et là, on ne sait plus. Peut-être tournait-il le dos au marais ?



Donatien Furtif

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Cavaillons : Tirer les cavaillons, dégager la terre et l’herbe au pied du cep. Le travail se fait à la bêche mais impose trop souvent de se baisser pour arracher jusqu’aux racines les touffes d’herbe

Gerbaude : Grosse bouffe de fin de vendanges.

Taupat : garçon brun de peau ou de cheveux

Tonne : la chasse à la tonne, sorte de tonneau couché à demi enterré muni d’une ouverture pour l’accès et le tir, utilisé dans le marais pour la chasse au gibier migrateur Le même tonneau de section ovale légèrement tronconique servait au transport de la bouillie bordelaise, il était perdu pour la chasse.

Vime* nom masc. tige d'osier fendu en long (salix viminalis) ; pour attacher les sarments de vigne, par exemple et les rameaux sur le fil de fer…Nouveauté de la fin du XIXè.
Photo : Kiji, Russie par Toche

Ce blog se propose de publier en ligne des nouvelles et d'autres textes courts inédits. Pour proposer un texte, l'envoyer au format word à : l.noel03@laposte.net (10 pages maxi). Ils restent la propriété exclusive de leurs auteurs.

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