dimanche 13 juin 2010

Le ciel par terre... (Th. Bonnetat)

Petite nouvelle de l'esplanade


Lycée Joffre - Montpellier

17 heures - les deux battants de la grande grille métal s'entrouvrent.
Un flux de lycéens glisse.
Puis déborde l'allée.
Leurs jambes à la traîne ou vives battent le sol.
Un grondement de tambour déboule sur les artères.
Hâtives, deux silhouettes s'épaulent, enfin à peine, mais bien moins que leur conversation.

Il s'agit encore une fois de Roc et d'Emmanuel qui poursuivent un de leurs dialogues.
" Les insondables dialogues de Roc et d'Emmanuel " gronde déjà le vent dans les arbres.

Oui, une sorte d'énigme sonore ,un bourdonnement rythmé par la marche, par les pas hésitants, saccadés, lourds ou suspendus.
Pas de pause, pas de silence.

Le dialogue d'un petit rablé aux yeux bleus - nuque courte - mâchoire serrée -front bombé- avec un grand dégingandé  aux gestes déliés - tête légèrement penchée - démarche nonchalante ponctuée d'un sourire entendu.
Emmanuel et Roc sortent de la classe-philo et Platon, Le Phèdre et le Banquet leur restent passablement au travers .

Qu'à cela ne tienne, ils en démordront bien...un jour... question idéal, question désir... toute une constellation de questions se font écho.
De mots et de sensations.

Une sorte de mystère on-to-lo-gi-que que cette affaire-là , celle du désir de l'amour et de tout le bazar, une fée qui vous tombe dessus avec des cheveux blonds vaporeux  ou une liane brune qui enroule ses gestes gauches.

Oui deux prénoms incarnés dans des visages qui chantent, se dérobent, se replient.
Peuvent se tenir graciles, se fermer d'une gravité.
Pour un casse-tête chinois : Lise et Sarah.

A regarder de loin, on pourrait vite assortir les uns et les autres comme on agence un jeu, assembler par similitude les bruns et les blonds , les grands et les petits.
Echiquier, jeu de dames ou d'échecs.

Il n'en est rien.
Un jeu sans règles.
Pas de logique.
Ni reflet .
L'Autre.
Improbable.
Fictif. Captif.
Essentiel .Vain.
Apte à apparaitre.
Disparaitre.

Un chassé-croisé se tisse, un pas de deux qui aimante ses propres couleurs , les éteint ou les ravive.
Comme points d'ancrage, d'attirance, de faille et de fuite... .
Un damier inédit entre Roc et Lise, Emmanuel et Sarah pour ce désir naissant.

" Amour serait fils de Pénia et de Poros, de la Richesse et de la Pauvreté…" lance Roc
" ...de la pauvreté... de la pauvreté..." résonne la voix  d'Emmanuel .

" Oui, oui du vide, de la pauvreté....style misère et bonté de l'âme....Taratata...taratata....regarde maintenant les filles elles veulent tout...tout et tout de suite...la mécanique costaud avec la finesse des pièces...bien huilées, bien chromées...une Ferrari en quelque sorte...tu vois, Lise, par exemple, elle est enfin tu vois bien ,une Ferrari ça consomme...la comprendre, la surprendre...la rassurer et la laisser IN-DE-PEN-DAN-TE ...il n'y a pas de règles du jeu.... crois moi, deux pas en avant trois pas en arrière, elle funambule...et parfois, j'attends qu'elle se casse la gueule...à la guerre comme à la guerre..." affirme péremptoire Roc en relevant les épaules d'un petit roulement .

Emmanuel écoute, hoche la tête, son regard de myope tourné vers l'intérieur.
Il songe à Madame Bellanger, cette prof sage et impertinente, fêtu de paille philosophe.
Elle brise un certain silence et sème un joli trouble l'air de rien.
Elle et... ses idées.
Dans le sillage d'un parfum.

Il sent physiquement le regard de Sarah dans son dos qui gagne sa nuque , gagne ses mains et ourdit déjà quelque ruse.

" Une guerre comme une mise à mort...en mourir comme soutient Phèdre..." hasarde Emmanuel .

" Pas question plutôt duper qu'être dupé, s'en aller et courir ...parce que , tu vois, Platon il trouve que c'est bien laid, bien laid de céder aux plaisirs du corps etc etc...le mot.... concupiscent, tu parles d'un mot,oui oui que la vie d'un homme vaut d'être vécue quand il contemple le beau en lui , pureté , beauté et je sais pas quoi quand il contemple LES IDEES.....notre nature c'est de bander...et pas question de se faire hara-kiri..." lâche Roc les pectoraux gonflés à bloc.
A s'aligner, les mots claquent, pulsent et prolongent déjà l'élan des corps.
Sens dessus-dessous.

Car Emmanuel les sait en apparence au point crucial d'une virile complicité.
Ils semblent au coeur de l'argument.
Là où les conversations deviennent périlleuses...intimes ou triviales.
Une sorte de passe d'armes entre hommes.
Les vrais.

Il sort son paquet de cigarettes: " Tu en veux une?" propose -t-il dans son ultime réserve.

Les mots du démon il les garde pour lui, à peine les souffle-t-il comme plumes du bout des lêvres.
La cendre rouge au loin d'un coup.
Qui brûle déjà la bouche .

Il sent la chamade et les saisies du corps; dans la combustion de ce  rouge et de ce feu .

Surtout ne pas se crucifier à la raison raisonnante ...ni à la sauvagerie de l'instinct...se réveiller sans arrêt ,plus imprévisible, retrouver Sarah,entrer dans cette étrange région, être celui, fluide, qui marche à ses côtés.
Félin qui la surprend.

Roc n'avale pas la fumée comme lui : on dirait qu'il l'aspire jusqu'au sang.
 Avec les cahots.
 Il y a toujours un peu de rage dans ses cheveux emmêlés .
 Et son corps cogne, passe au travers de l'air.
 Quand il rejoint Lise, il parle plus fort.
Beaucoup.
 La vie devient belle et brune.
 On dirait un guerrier d'une tribu avec une crête et des éperons.
Il parle avec les mots qui trébuchent comme sur un chemin pierreux.

Une masse de terre qui roule, entière.

Jamais de biais.
Bien en face.

A chaque conversation, Roc et Emmanuel s' inventent une vie, brûlent aussi le bois mort.
A chaque conversation qui naît, les attise et les consume, les branches se dressent vers le ciel scellées au même poteau totem.
Puis s'envolent incandescentes.

Sur l'esplanade qu'ils traversent, le kiosque résonne d'une musique déjà désuète, à peine audible.
Elle entourne toutes les feuilles jaunes des Ginko biloba qui parsèment le sol d'écus d'or .
Il y a toujours à cet endroit le ravissement d'un avant, le passage d'un orchestre, la brieveté d'un moment, entre chien et loup, la brieveté des lampions d'hiver allumés.
On peut imaginer juste une valse et le temps d'avant qui se retourne juste à cet endroit là.

A l'autre bout de la contre-allée bordée de platanes et de jeux d'enfants, Lise et Sarah se tiennent debouts à la Fontaine des Trois Grâces au clair des gouttes d'eau qui pépitent.

Enfin au clair de ...au clair de rien du tout...

Emmitoufflées dans de longues écharpes prune et rouge, elles guettent l'horizon, un peu recroquevillées.
Comme des moineaux ou des mésanges.
Lise sautille d'un pied sur l'autre et Sarah serre ses mains, presse les uns contre les autres les doigts rosis qui s'échappent des mitaines rayées.
Il y a la froidure qui rôde pareille au sol et qui découpe leur isolement sur les murs de l'Opéra.
Le bâtiment immense dessine alors les spectres de la fin du jour qui déambulent ivres de rentrer,
de s'asseoir, d'un silence enfin.

Juste un lieu ou une heure sur la souveraine pendule de la place sont les témoins des gestes répétés,
des pas, des allers-venues.

Toutes deux se sont tues, le regard tendu vers l'horizon, après s'être dit j'espère -qu'ils-vont-bientôt- arriver - o-qu'est-ce qu'il fait froid ce soir- ah qu'est-ce qu'ils font? -elles sont trop tes bottes - tu crois qu'il va neiger- . 17heures 30 et la nuit jusqu'au bout commence à s'écraser sur la place.

Ce sont les yeux et les voix qui les dévoilent : les yeux de Lise sont deux billes rondes , vives ....souvent, elle a honte de leur effront, ils disent plus qu'elle ne le voudrait, alors elle les reprend, les cache.
Sa timidité est toute papier chiffé, sensibilité aux aguets.
Son regard, un jeté de billes comme des bonbons miel ou acides.

Et sa voix clair-de-nuit quasi inaudible voile les voyelles.
Balaye doucement les mots sûrs, rassurants, s'absente aussi.
En pointillé.

Sarah quant à elle étend ses yeux bleus à l'infini.
 Ourlés de marine lorsqu'on s'y amarre.
Sarah est bavarde, elle aime dire de sa voix un peu chantante à Lise et aux autres ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ses émois ; elle avale les mots  et les gouleye d'un précipité de torrent ...Sarah ne parle pas avec , Sarah dit et écoute comme ça son récit.
 Qui capte et éblouit le vent du Sud et tous les ancêtres réunis .

Il y a déjà un danger magnétique à écouter l'une ou l'autre, c'est un drôle de chant des sirènes.
Et les Ulysses qui s'avancent le pressentent, un danger qui fait le feu de joie du Phèdre, du Banquet et met à terre deux ou trois parades.
 De celles qu'on étudie avant, qu'on se repasse dans les têtes, parfois de pères en fils, de générations en générations .
 Celles qui disent comment ça doit se passer, comment cela ne doit pas se passer et comment cela va se passer.

Arrivés si près les uns des autres, il se dresse donc , invisible,  une frontière à traverser, avec des odeurs et des cris, des domaines, des territoires; certains qui ouvrent les entrées ,d'autres qui les barrent comme des sentinelles à la porte. De nombreuses figures se réunissent alors, brassent dans leur chaos les sons et les sens de Roc, Lise, Emmanuel et Sarah.

 Déjà dans les remous.

" Ca caille" lance en préambule Roc de son timbre le plus tonitruant.

"Allez Ouste chez Solange et Louis" enchaîne-t-il.

Le vent glacé s'engouffre  dans l'antre du Café crémeux de l'Esplanade , juste à côté du Centre Rabelais.
Une tornade d'haleines chaudes et de vibrations emplit le café-refuge .
La vie titube les tables ...et ça parle et ça crie, sourit et hèle déjà Solange et Louis qui les ont bien repéré aussi ces quatre là.
Il faut dire que...
Avec leurs grands gestes, leurs petits, les livres qu'ils s'échangent et les poses des uns et des autres.
Et leurs idées qui palpitent, jaillissent et écument le calme du bistrot.

ON LES ENTEND.

Solange à sa place derrière leur comptoir, à elle et à Louis, regarde.
Et n'en perd pas une miette .
 Elle sait qu'ils demanderont quatre cafés en fouillant leurs porte-monnaies, que Roc dira que c'est trop cher encore le café- combien vous avez dit combien mais c'est pas possible ça 10cl d'eau chaude c'est pas pour vous froisser madame Solange mais franchement- et d'ailleurs qu'il n'a pas de monnaie sur lui et que Lise le regardera pleine d'effroi, gênée.

Solange  est assise à la caisse , toujours à la même place depuis cinquante ans oui depuis cinquante ans .
Alors cela force le respect, elle le sent bien la vieille dame .
Parfois, elle se lève , donne un coup de torchon sur le zinc puis se rassied d'un geste séculaire.
bien sûr, il y a eu avec le café , le passage à l'euro...la vie chère.

Son homme court et parle.
Il est là avec elle toute la journée parce qu'ils sont ensemble toute la journée.
Encore un peu.
Elle sait le temps qui passe et arrache.
Elle ne se lasse pas de le sentir arpenter leur café.

Un animal, une force de la nature pense-t-elle,un sauvage en cage!
 C'est toujours un homme du plateau.
Il y a eu ce jour ...et tous ces autres jours qu'ils enfilent comme des perles, un drôle de chapelet qui hurle contre la droite, la gauche et tout ce qui passe par terre , en l'air.

Ce jour du 28 Mai 1960, ils étaient nombreux sur la place de la Comédie.
Cette idée d'avoir pris le train jusqu'à Montpellier pour manifester.
Sortir par les deux imposantes falaises qui surplombent Millau.

La porte s'est ouverte et ils sont entrés, il y a cinquante ans.
Le même endroit avec les gars de la lutte tous réunis.
Ils venaient du plateau calcaire, de l'écrasement des pierres,  entre les branches noires qui s'espacent dans la transparence des blancs.

Il a levé muettement les yeux, en face et rien d'autre que cela..

Elle a laissé tomber la tasse de café serré dans sa main droite.

Zim-boum.

Par dessus les voix, il a examiné d'un drôle d'oeil la silhouette et la maladresse puis a dit haut,enfin, fort et fier:

" C'est le ciel par terre."



 Thérèse Bonnétat

"La conviction est aujourd'hui largement répandue que chacun ne suit que son intérêt.
Alors l'amour est une contre-épreuve.
L'amour est cette confiance faite au hasard."  
Alain Badiou, philosophe.

1 commentaire:

Photo : Kiji, Russie par Toche

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